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Sur la force chrétienne [II/II]

12 avril 2017 Boniface

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La force nous élève mais, en prenant part au combat spirituel, elle refuse aussi ce qui est contraire à son principe. Par conséquent, la force chrétienne confesse la Foi et rejette ce qui lui fait obstacle. Certains se scandalisent qu’un chrétien puisse désobéir et verser dans la polémique. Pourtant, la révolte intérieure semble être l’un des fondements de la vie chrétienne.

Une force pour refuser

La Passion du Christ

La force dont nous parlons fut d’abord celle du Christ ; et cette force fut aussi celle qui le porta à une révolte sacrée. Certes, ce n’est pas la révolte que présentent les journaux télévisés, celle des émeutes urbaines et des cocktails Molotov. La révolte est avant tout, et par définition, un refus. Le Christ refusa le péché et le mensonge des pharisiens et, à ce titre, il paraît profondément chrétien de se révolter : il ne s’agit pas de violenter qui que ce soit, mais simplement de refuser d’obéir au monde et à ses mensonges. C’est la vie du Christ elle-même qui nous en donne l’exemple. Si le Seigneur l’avait souhaité, il se serait retiré du monde, comme un ermite, et aurait initié ses apôtres aux arcanes de la science sacrée dans le désert, loin des pharisiens. Mais pourtant, Celui-ci préféra les dénoncer, les réfuter, transgresser délibérément la loi juive, prédire l’enfer aux hypocrites, menacer parfois ; il renversa les tables des marchands du temple, les fouetta même ; il apporta le glaive et annonça sa paix « qui ne se donne pas comme le monde ». Il se révolta contre les ennemis de Dieu, et paya le prix fort : la mort, et la mort sur une croix ! Comment ne pas être assez fort pour ne pas échouer dans ces glorieux desseins ? Il implora pourtant Dieu de l’épargner sur le Mont des Oliviers, mais trouva la force de boire le Calice jusqu’à la lie. Et c’est précisément parce qu’il nous aima plus que tout qu’il trouva la force la plus invincible pour vaincre le monde.

La confession des martyrs

C’est encore cette force qui anima tous les martyrs. Ils n’étaient pas animés par un « esprit de révolte », ils ne voulaient pas troubler l’autorité des princes, ni même établir un ordre politique chrétien. Ils étaient chrétiens. Or on sait qu’il n’y a rien de plus fort qu’être un chrétien. Ces martyrs ont simplement désobéi à l’autorité quand celle-ci s’avisait de violer la Loi de Dieu et, refusant de se soumettre, ils ont préféré mourir sous les tortures.

Les martyrs supportent des attaques personnelles pour le souverain bien, qui est Dieu. C’est pourquoi leur vertu de force reçoit des éloges particuliers. Et cela n’est pas étranger à la force qui se déploie à la guerre. C’est pourquoi ils sont dits "montrer de la vaillance à la guerre" (He 11, 34) [1].

Que la polémique soit attachée à cette force, c’est inévitable, car tout acte de martyre exige son témoignage, sa confession, et toutes les vies de martyrs en font mention. La mise à mort n’est que le corollaire même de cette confession que le chrétien accusé crache bien souvent à la tête de ses juges. D’une manière générale, les Vies de saints présentent des soldats de Dieu exorcisant les démons et terrassant les dragons. La sauroctonie est une lutte violente qui oppose le saint et un reptile maléfique : Georges de Lydda, Clément de Metz, Marthe à Tarascon, Nicaise en Normandie, Samson de Dol en Bretagne… Tous ont affronté avec force le monstre malin, et sont ressortis vainqueurs de ce combat.

La réfutation des Docteurs

C’est encore la théologie même qui prit naissance dans la polémique. Le nombre des traités de Pères et Docteurs qui comprend un Contra dans leurs titres est immense, car chacun sait que l’esprit s’élève surtout dans la contradiction et la dialectique. Saint Augustin est un cas paradigmatique : Contre les Académiciens, Contre Adimantus, Contre un adversaire de la Loi et des Prophètes, Contre la Doctrine des Ariens, Contre Fauste, Contre les manichéens, Contre les Juifs… Saint Irénée, évêque de Lyon, écrivit une œuvre capitale, au IIIe siècle, nommée : Contre les hérésies et la gnose au nom menteur. Le Docteur angélique écrivit sa sublime Somme contre les Gentils, mais aussi un Contra errores Graecorum. Les cas sont innombrables, et ces Pères et Docteurs étaient aussi habités de cette force : ils polémiquaient parce qu’ils étaient chrétiens, et ils ont été forts selon le charisme qui leur était propre. La prédication n’est pas une forme diminuée de méditation : c’est une forme d’évangélisation, et saint Dominique, marteau des hérétiques, ne s’y était pas trompé. Ce n’est pas une manière de secouer les indolents, pas plus que les prêcheurs itinérants du Moyen Âge ne préféraient effrayer les esprits plutôt que les édifier. Certains chrétiens ont en horreur les pamphlétaires qui leur semblent raisonner comme des pharisiens et des moralistes. Ces gens-là polémiquent peut-être, mais ils ne le font pas chrétiennement ; tout comme un impie peut aimer, mais sans le faire chrétiennement. Et cela ne doit pas nous interdire, en tant que chrétiens, ni de polémiquer, ni d’aimer, car il est du devoir du chrétien de réfuter l’erreur et de récuser publiquement l’hérésie.

La guerre des Milites Christi

Peut-être abusé par l’esprit du temps, le magistère actuel de l’Église ne fait plus référence à l’imaginaire martial qui traverse aussi bien les Écritures que les écrits patristiques. Une « doctrine du combat » sous-tend l’intégralité du christianisme, et il faudrait un livre entier pour tenter d’en sérier tous les aspects. Déjà les Épîtres de saint Paul, qui en regorgent. Ensuite les Pères, et principalement Augustin, le théoricien de la guerre juste, celui qui le premier « légitima » l’usage de la violence dans le christianisme [2]. L’histoire a montré à de nombreuses reprises que les chrétiens pouvaient se montrer guerriers. De fait, les martyrs supportent et endurent avec force les souffrances pour Dieu. Mais la force chrétienne peut aussi attaquer [3] et, à ce titre, elle a aussi été une arme pour la guerre juste. Selon Thomas d’Aquin, elle permet d’affronter les périls et de ne point craindre la mort :

Mais les périls mortels qu’on affronte à la guerre menacent l’homme directement à cause d’un bien, parce qu’il défend le bien commun par une guerre juste. Or la guerre peut être juste en deux sens. D’abord dans un sens général : pour ceux qui combattent dans l’armée. Ensuite dans un sens individuel : par exemple lorsqu’un juge ou même une personne privée ne redoute pas de porter un jugement juste par crainte d’une arme qui le menace ou de n’importe quel danger, fût-il mortel. Il revient donc à la force de rendre l’âme ferme contre les périls de mort qu’on rencontre non seulement dans une guerre générale, mais aussi dans des conflits individuels qu’on peut bien qualifier de guerres au sens large. Et en ce sens il faut accorder que la force concerne proprement les périls mortels qu’on affronte à la guerre [4].

L’idée de guerre sainte ne devait cependant naître qu’au Moyen Âge. Les théologiens furent nombreux à la théoriser, et les souverains chrétiens tout autant à la mener. Il eut même des saints, des papes et des théologiens pour défendre et justifier la Croisade. Il fut une époque où l’Église sanctifiait la guerre, où les clercs bénissaient les glaives et les bannières, où les moines prenaient la croix avec les soldats, où l’on montait au Ciel pour avoir combattu [5]. Le contexte historique de la croisade n’est pas suffisant pour expliquer cette christianisation des valeurs guerrières au Moyen Age. L’Église ni la doctrine n’auraient pu souffrir une falsification aussi grossière du christianisme pendant un millénaire et demi si elle n’était en grande partie fondée sur les écrits des Pères et Docteurs. Selon saint Augustin, tout comme il existe une façon chrétienne d’aimer et de polémiquer, il existe une façon chrétienne de faire la guerre.

S. Augustin écrit : Si la morale chrétienne jugeait que la guerre est toujours coupable, lorsque dans l’Évangile, des soldats demandent un conseil pour leur salut, on aurait dû leur répondre de jeter les armes et d’abandonner complètement l’armée. Or, on leur dit (Lc 3, 14) : "Ne brutalisez personne, contentez-vous de votre solde." [6]

La tentation de la faiblesse.

Pour conclure, et achever ce diptyque, je crois qu’il faut gagner en nuance. Beaucoup de chrétiens ont peur : face à la violence du monde et à la vigueur des autres religions, nous sommes tentés de procéder à l’inverse des furieux amateurs du jihad  : nous enfermer dans les principes chrétiens pour justifier notre faiblesse et légitimer notre « pacifisme ». Nous résigner, nous soumettre, nous trouver encore plus faibles ; attitude qui n’en constitue pas moins une ruse identique à ceux qui érigent la force physique et la volonté de puissance en credo [7]. Certes, la finalité ultime du chrétien, sa véritable sagesse, c’est la Paix. Aucun mystique chrétien n’a jamais prêché la révolte parce que l’accomplissement spirituel du chrétien se trouve en-dehors des considérations temporelles. Saint Jean, dans l’Épître que nous avons cité en exergue, s’adresse à des « jeunes gens » parce qu’ils sont « forts » ; il poursuit ainsi : « N’aimez point le monde, ni ce qui est dans le monde. Si quelqu’un aime le monde, l’amour du Père n’est pas en lui » (I Jean I, 15). La posture de victime n’est rien d’autre qu’un aveu de faiblesse : c’est celui qui a cessé de se battre parce qu’il s’estime vaincu. Mais en réalité, aucun chrétien ne saurait être vaincu puisque son Maître a déjà triomphé de la mort.

On reconnaît la richesse du christianisme à la diversité de ses charismes : l’Église doit pouvoir accorder une vie de la grâce à des intellectuels, des artisans, des ermites, des pauvres, des politiques, des soldats, des théologiens, des marchands, des soldats, des paysans, des ignares… et des brutes. Les Églises d’Occident sont un trompe-l’œil : avec la déchristianisation massive des classes moyennes et des ouvriers, elles laissent croire qu’un chrétien est nécessairement un pâle bourgeois rangé, confiné dans l’entre-soi. Mais regardez ailleurs : en terres slaves, arabes, américaines, africaines… Là, les chrétiens sont tout autres. Pour nous il nous est difficile de sortir de ce « logiciel » bourgeois tant l’image que renvoie l’Église et que les chrétiens ont d’eux-mêmes confine à la caricature : c’est le « kto » gentil, « BCBG », victime. Ce stéréotype nous nuit et nous limite. Il empêche d’assumer entièrement la force chrétienne qui nous habite. Certains chrétiens ont même honte d’être chrétiens ; c’est tout juste s’ils ne s’en excusent pas [8]. C’est qu’ils n’ont pas conscience de la force qu’ils possèdent : Car je n’ai point honte de l’Évangile ; c’est une force divine pour le salut de tout homme qui croit [9]. Retrouver la confiance, c’est-à-dire la Foi, c’est à la fois retrouver la fierté d’appartenir au Christ, et la compréhension du sacrifice auquel cette appartenance nous engage.

"Car ce n’est pas un esprit de pusillanimité que Dieu nous a donné, mais (un esprit) de force, d’amour et de maîtrise de soi. N’aie donc pas honte du témoignage (à rendre) à notre Seigneur, ni de moi, son prisonnier ; mais prends ta part de souffrances pour l’Évangile, moyennant la force de Dieu, qui nous a sauvés et nous a appelés par une vocation sainte  [10]."

L’Église actuelle, au lieu de tarir la fougue des ardents, devrait l’orienter vers un usage chrétien de la force. "Voilà le but de mon labeur, du combat que je mène avec la force qui agit en moi avec puissance (Col 1,29)." Car la Foi exige que chacun soit fort, parce que nous participons tous du sacrifice du Christ et que nous devons tout faire pour ne pas être lapsi. Cette force n’a rien à voir avec une volonté malsaine de puissance, ou une envie d’écraser les autres. Elle veut seulement écraser le mal, et comme la société actuelle est l’égout de tous les vices, le carrefour de toutes les erreurs, cette force apparaît aussi comme une force de révolte et de refus.

« Bénédiction, gloire, sagesse, action de grâces, honneur, puissance et force à notre Dieu dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.  »
(Apocalypse 7, 11-12)

Boniface

[1Somme théologique, Q. 123, art. 4.

[2Il fut aussi l’auteur du traité Du combat chrétien, dont le discours est davantage spirituel.

[3« Puisque, nous l’avons vu, la force a deux actes : soutenir et attaquer » (Somme théologique, Q. 123, art. 10).

[4Somme théologique, Q. 123, art. 6.

[5Sur la genèse de l’idée de guerre sainte, et les rapports entre l’Église et la violence, on se rapportera avec profit à la petite synthèse de Jean Flori, Guerre sainte, jihad, croisade. Violence et religion dans le christianisme et l’islam, Seuil, 2002.

[6Somme Théologique, II-IIae, Q.40, art.1.

[7Mgr Dagens, évêque d’Angoulême, a lui aussi exprimé justement sa défiance vis-à-vis d’une telle tentation de la faiblesse : « La foi chrétienne nous obligerait-elle à faire preuve de faiblesse, à nous laisser vaincre par le mal et par les méchants, à être comme des victimes permanentes ? (…) Si la morale chrétienne est une morale de l’écrasement, elle est insupportable, elle est même inhumaine. (…) Je me méfie de ce culte de la faiblesse et, parfois, de cette méfiance que l’on pratique à l’égard de la force. Comme s’il fallait obliger les croyants à baisser la tête, à être toujours battus, dominés, vaincus. Cela, c’est un terrible malentendu. Car la miséricorde qui est nous est demandée, la bonté à l’égard des méchants, de ceux qui nous veulent du mal et qui nous font du mal, c’est une force qui ne vient pas de nous. C’est, en nous, la force même de Jésus lorsqu’il fait face à ses ennemis, non pas en s’écrasant, mais en s’expliquant, et toujours en faisant appel à cette force qui vient du Père des cieux. » (Le christianisme serait-il la religion des faibles ? Homélie lors du rassemblement du Mouvement chrétien des retraités, le 13 septembre 2012, à La Couronne : http://mgrclaudedagens.over-blog.com/article-le-christianisme-serait-il-la-religion-des-faibles-homelie-lors-du-rassemblement-du-mouvement-chre-110056341.html)

[8Et qu’on ne dise pas : il faut tendre l’autre joue, comme le Christ nous l’a enseigné ! (Lc 6, 27-29) Je répondrais alors, avec saint Thomas d’Aquin : « L’Écriture Sainte doit être comprise telle que le Christ et les autres saints l’ont gardée. Or le Christ n’a pas présenté l’autre joue au serviteur. Il ne faut donc pas comprendre que le Christ avait ordonné que l’on tendît au sens littéral, matériellement, l’autre joue à celui qui en frappe une. Mais il faut comprendre que l’âme doit se préparer afin que, si cela était nécessaire, elle soit dans une disposition telle qu’elle ne s’émeuve pas contre celui qui frappe, mais soit prête à supporter quelque chose de semblable et même davantage. Et cela, le Seigneur l’a observé, lui qui a livré son corps à la mort. Ainsi la protestation du Seigneur fut utile à notre instruction » (Commentaire sur Jean 18, 23).

[9Romain I, 16. « En effet, la doctrine de la croix est une folie pour ceux qui périssent ; mais pour nous qui sommes sauvés, elle est une force divine » (I Corinthiens I, 18).

[10Épître à Timothée II, 1, 7-9.

12 avril 2017 Boniface

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