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Nul besoin d’être protestant pour être un bon capitaliste

À mesure que la crise de l’euro s’éternise, les journalistes s’arrachent les cheveux. Il arrive un moment où, dans leurs articles sur le sujet, tout fleure bon le déjà-vu et le rébarbatif. Une fois évoqués les raisons qui ont conduit au marasme, les arguments des pro et anti-euros ou encore les solutions pour s’en sortir, il ne reste plus grand chose.
C’est là que l’angle de la religion peut se révéler utile. La religion est réputée intemporelle, inactuelle, dépassant l’horizon fermé du court terme. Quoi de plus approprié donc, lorsque l’on désire prendre du recul sur un problème très ancré dans l’ère du temps, que de l’aborder sous son aspect religieux ?

Mais attention : les questions religieuses sont par définition complexes et ne laissent aucune place aux approximations et aux généralisations. Alain Frachon, directeur éditorial de quotidien Le Monde, s’est essayé à l’exercice et livre une analyse originale de la crise dans un texte publié le 22 décembre et intitulé "et Dieu, dans la crise de l’euro ? ». Extraits :

« Fille de pasteur, Angela Merkel a le sens du péché, comme beaucoup de ses compatriotes. Il y a une manière allemande de parler de l’euro qui fleure bon l’influence du Temple. (...) On y décèle un soupçon de volonté de punir, et, en creux des prescriptions de la politique économique, la dialectique du péché et de son expiation. (...) C’est autant au titre de la morale qu’en souvenir des traumatismes laissés par l’inflation dans l’Allemagne d’avant-guerre que Berlin se refuse à user d’une arme qui a fait ses preuves aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne : la monétarisation de la dette »

Ce dernier terme désigne l’achat de la dette par la Banque centrale européenne à des taux avantageux (ce qu’elle n’est pas autorisée à faire selon ses statuts) afin d’éviter de payer des taux d’intérêt faramineux fixés par les marchés. Les allemands ne veulent absolument pas que cela se produise, par crainte de l’aléa moral. C’est l’idée selon laquelle les pays en difficulté économique seraient incités à ne pas se réformer si on les inondait de crédits à bas coût. L’Allemagne pense qu’un bon coup de règle sur les doigts, dans ce cas précis des taux d’intérêts croissants fixés par le marché, serait plus efficace.


Max Weber, sociologue allemand de la fin du XIXe siècle qui démontre l’influence du protestantisme dans le développement du capitalisme.

L’influence de la morale protestante dans la politique économique allemande est-elle aussi importante qu’Alain Frachon le défend ? Si l’on se cantonne à l’analyse du sociologue allemand Max Weber, la réponse tendrait vers le oui. L’on sait en effet, depuis la publication en 1904 de son étude devenue classique, "L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme", que les pays protestants représentent un terreau propice au développement du capitaliste. Observant que les protestants allemands du XIXe siècle étaient plus prospères que leurs camarades catholiques, Weber en donna une explication religieuse. Tournés vers l’ascétisme et la rigueur, les protestants auraient tendance à travailler plus dur, en raison notamment de leur croyance en la prédestination (Dieu aurait déjà décidé du salut de chaque homme à leur naissance). Pour les protestants, cela signifie qu’ils ne peuvent jamais être certains qu’ils seront sauvés par Dieu. Pour le découvrir, ils doivent observer les signes que leur enverrait le Démiurge. Les entrepreneurs protestants tâchent donc de bien diriger leur entreprise, car le succès pourrait bien signifier que Dieu les a choisi.

Une autre explication réside dans leur conception très rigoriste du péché. The Economist rappelait dans un article passionnant sur les relations entre foi et économie qu’il n’existe pas de rituel d’absolution des péchés dans la foi protestante. Le pardon ne leur est pas octroyé aussi facilement que dans la religion catholique.


Publicité réalisée en 1631 par la colonie britannique de Virginie, en Amérique, pour attirer de la main-d’oeuvre dans les plantations de tabac.

Enfin, Weber soulignait que l’a priori négatif des protestants vis-à-vis de l’argent, dût-il être durement gagné, les incitait à le réinvestir massivement. C’est là l’essence même du capitalisme, qui est de réaliser du profit. Pour en dégager, il faut des investissement permanents. Tout concorde, en somme, pour que le protestantisme soit bien le porte-étendard du capitalisme.
C’est avant tout l’éducation et les institutions politiques qui déterminent la réussite économique
Pourtant, cette relation de cause à effet est loin d’être satisfaisante. Weber lui même n’a jamais mis en avant la religion comme seul facteur explicatif du social et de l’économie. Un exemple contemporain simple : aujourd’hui, le länder le plus riche d’Allemagne se trouve être la Bavière. Il est aussi le plus catholique (56% de la population).

Pour comprendre ce paradoxe, il faut se tourner vers l’analyse plus fine proposée par Sascha Becker, professeur à l’université britannique de Warwick, et citée par The Economist. Elle estime que la suprématie des protestants allemands du XIXe siècle s’expliquait par leur volonté d’instruire leurs enfants. Ces derniers devaient être capables de lire et de comprendre la Bible. Or, l’équation est vieille comme le monde : + d’éducation = + de prospérité. L’instruction était la clé de la réussite des protestants allemands, plus en tout cas qu’une espèce d’ethos incertain, consubstantielle au protestantisme. La preuve : pour un niveau équivalent d’éducation, les protestants et les catholiques connaissaient une réussite tout à fait semblable selon Sascha Becker.

A l’autre extrémité du spectre, les orthodoxes, eux, souffrent d’une mauvaise réputation de gestionnaire. En cause : leur attitude charitable et tolérante vis-à-vis du péché. "Il n’est pas homme vivant qui ne pêche", affirme l’une de leurs prières pour les morts. En substance : personne n’est parfait, il nous faut l’accepter. Cette vision favoriserait leur laisser-aller, et donc, pour certains esprits fièvreux, l’incapacité de la Grèce à endiguer aujourd’hui la corruption et le creusement de la dette publique. Le lien est tentant, surtout lorsque l’on sait à quel point les Grecs sont attachés à la religion orthodoxe : 96% de la population, selon les chiffres officiels !

Mais encore une fois, le seul facteur religieux n’explique pas tout. The Economist soulignait que les Américains d’origine grecque réussissent très bien sur le sol américain. Nombre d’entre eux deviennent hommes d’affaires, et leur affiliation à la religion orthodoxe reste le plus souvent intacte. Exemple : l’un des deux PDG du groupe américain Fox Entertainment, Jim Gianopulos, fréquente la cathédrale orthodoxe grecque Saint Sophia à Los Angeles.

Ce sont les lois et les institutions politiques qui expliquent le degré de prospérité d’un pays, plus que la religion en elle-même. Les Etats-Unis ne sont pas miné dans les mêmes proportions que la Grèce par l’évasion fiscale et la corruption, et connaît un régime politique quasi-inchangé depuis plus de 200 ans. Le pays offre donc des conditions bien plus favorables à la réussite économique que la Grèce.
La religion ne peut donc être à elle seule un facteur d’explication à la réussite économique. Il faut tenir compte des contingences historiques, politiques et sociales. N’oublions pas enfin que chaque religion est parcourue en son sein d’une multitude de courants qui interprètent à leur manière les enseignements de Dieu (les chiites et les sunnites dans l’islam, les évangélistes, pentecôtistes, calvinistes, etc. chez les protestants...). Il est donc toujours très périlleux d’associer une religion à des comportements économiques prétendument immuables qu’adopteraient ses fidèles.

Pierre Wolf-Mandroux

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