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C’est à l’école Saint-Michel de Vaudreuil, où il fera ses classes pendant presque sept ans, que Lionel Groulx goûtera à la camaraderie et s’adonnera aux premières lectures, comme le roman d’aventures Le Serment du corsaire, entre deux quatrains d’une Marseillaise rielliste [1], entonnée dans la cour d’école ou dans les rues du village, sous des drapeaux tricolores en berne. Ce seront là ses premiers contacts avec la politique et l’heure des premières fidélités. Il prit alors conscience du poids de ses origines et de ce duel implacable que se livrent au Canada deux peuples fondamentalement antagonistes. Deux ennemis héréditaires brouettant aujourd’hui leurs âmes dans la marmelade multiculturaliste de cette époque stérile et glaireuse. Sans oublier le doux souvenir de la marche au catéchisme afin de préparer la première communion, cet « austère noviciat » [2] de deux mois, de la façon la plus ultramontaine, et décomplexée qui soit, celle des égéries de nos bouffeurs d’ensilage existentialiste : Mgr Bourget à l’origine du « mouvement des zouaves » [3] pour la défense du Saint-Siège et Mgr Laflèche, l’apôtre de l’ouest, l’Athanase du Canada.
C’est un jeune homme ombrageux et déjà nostalgique de revoir sa terre natale qui arriva pour faire son cours classique, d’une durée de huit années, au « grand collège », de Sainte-Thérèse-de-Blainville en septembre 1891. Un garçon encore ébranlé par l’exil et qui, préférant se baigner de solitude pendant que ses camarades de classe s’amusaient à la récréation, restait de marbre à son pupitre pour lire Corneille, annoter Les aventures de Télémaque, traduire du Thucydide, du Virgile, ou encore pour réciter l’Athalie de Racine. Lionel Groulx cherchera désespérément un maître, un éveilleur de conscience, pour nourrir sa juvénile ardeur, mais en vain ; il ne le trouvera que dans les livres. Il découvre Louis Veuillot, son « auteur de chevet », puis le marquis de Valdegama et Joseph de Maistre ; il se lie durablement à la pensée contre-révolutionnaire ; viendront Lacordaire, Charles de Montalembert, notamment par la biographie que Lecanuet lui consacrera, mais il ne fera sien que le versant catholique de sa pensée libérale [4], Garcia Moreno, Eugénie de Guérin, Frédéric Le Play et Frédéric Ozanam. C’est avec ce bagage intellectuel que le petit gars du rang des Chenaux partit pour le sacerdoce. Jamais plus il ne remettra en question sa vocation. Il se donnera complètement à Dieu… et à l’histoire ! Il sera ordonné prêtre le 28 juin 1903.
Il enseignera quelques années au Collège de Valleyfield et cet autodidacte d’une heuristique infatigable, qui ira jusqu’à écrire son propre manuel d’histoire à l’intention de ses rhétoriciens vu la médiocrité des ouvrages existants, partira rejoindre le collège canadien à Rome de 1906 à 1909. Cette aventure européenne lui permettra de poursuivre ses études de philosophie et de théologie à l’Université de Minerve, puis en littérature chez les Helvètes à Fribourg, à Paris où il assistera à un rassemblement de l’Action française de Charles Maurras et en Bretagne, où il rencontrera le chansonnier Théodore Botrel. Groulx retournera en Europe à deux autres reprises soit en 1921 et en 1931 où il fera une allocution remarquée à la Sorbonne. Il logera à l’hôtel Jean Bart de Paris et tissera des liens avec la droite française dans les dîners, réceptions et salons de la duchesse de Broglie et de la duchesse de la Rochefoucauld [5].
Mais c’est avec L’Action Française, la plus importante revue intellectuelle des années 1920, qui est à la fois un mensuel et une ligue, que le chanoine Lionel Groulx sera le plus flamboyant. Cette école de pensée aura une doctrine aux antipodes du néonationalisme désincarné [6], dévoyé et mou du genou (qui ne mène à rien) dont notre pseudo élite « souverainiste » en peau de lièvre se revendique dans le Québec d’aujourd’hui. Un souverainisme de province, diraient certains ? J’oserai avancer : souverainisme de mitaine. À ressasser perpétuellement les mêmes litanies pacifiantes, de pâles quétaineries soixante-huitardes sacrifiées sur l’autel de la pythie verdoyante, à trimballer L’Homme rapaillé de Gaston Miron [7] comme un bréviaire, à danser autour de l’éolienne en égrenant l’argot de gueux de Gérald Godin [8] comme les dizaines d’un chapelet sur des airs de Beau Dommage ou d’Isabelle Pierre. Certes, les hommes d’Action française ne parlaient pas « féministe » comme nos parlementaires câlins ayant souffert sous le rite expiatoire de la pince Burdizzo ; leur doctrine était virile, au sens noble et ancien : « Nous voulons reconstituer la plénitude de notre vie française » [9]. Une pensée nationale intégrale doublée d’un objectif des plus louables : « relever le défi de la modernisation économique dans le respect des traditions culturelles et religieuses du Canada français » [10].
Grâce à l’intellectuel régionaliste Esdras Minville, l’un des principaux économistes du périodique et signataire du futur Rapport de la Commission Tremblay (1953-1956), ils tenteront d’élaborer, en s’inspirant de l’encyclique Rerum novarum (1891) de Léon XIII, une nouvelle alternative économique plus conforme à notre « génie national » et à la doctrine sociale de l’Église. Un patriotisme économique donc en réaction à la sempiternelle « caste financière anglo-saxonne » qui devait aboutir, selon les travaux que développera successivement Minville, à une triple décentralisation : industrielle, démographique, étatique [11]. L’école traditionaliste défendait aussi la ruralité comme « refuge de la nationalité », — un sanctuaire de l’identité en quelque sorte —, avec ses règles immuables, ses forces de vie, et ce culte de la famille traditionnelle qui étaient essentiels afin d’assurer notre pérennité. Le tout était fait dans un bon esprit d’enracinement et de continuité avec « l’ancienne France », celle d’avant la Révolution dont nous avions été séparés à regret, la douce France pétrie de vertus : « l’être moral » [12]. Les Canadiens français, comme l’avait remarqué lors d’un voyage en Canada le grand romancier René Bazin, correspondant et ami du chanoine Groulx, avaient su sauvegarder (jusqu’aux années soixante) tout le trésor de la France essentielle.
Il ne faut toutefois pas confondre la revue canadienne avec son homonyme de la rue de Rome à Paris. Il y a certes « un fond traditionaliste commun » [13], des convergences, une même vision du monde, mais le catholicisme est intrinsèquement lié à la pensée de l’Action française de Montréal. Le catholicisme était la pierre angulaire du mouvement laurentien alors qu’il n’était bien souvent dans la pensée maurassienne qu’un élément ou même une « ambigüité » [14] de la lutte des premières décennies contre la République laïque et anticléricale. D’autant que le chanoine Groulx avouera n’avoir lu que deux ouvrages du « Martégal » : Quand les Français ne s’aimaient pas et L’Avenir de l’intelligence ; ces écrits, comme ceux de Barrès, l’ayant fortifié sur certaines questions, tout au plus. Il écrira néanmoins en 1927 au futur professeur et secrétaire de la Faculté des lettres de l’Université de Montréal, le « royaliste maurrassien » immigré depuis peu au Nouveau-Monde, Jean Houpert : « L’intérêt que vous portez à l’histoire du Canada français et à sa vitalité actuelle me charme sans trop me surprendre. Vous êtes catholique et vous êtes royaliste ; l’angle est excellent pour nous bien comprendre. Cette sympathie, je l’ai trouvée, au cours de mes voyages en France, et vive et spontanée, auprès de tous les royalistes. L’Histoire de votre pays, ne datant pas de 89 pour vous et vos amis, la Nouvelle-France demeure une véritable entité historique. Pour expliquer notre mutuelle sympathie entre royalistes français et canadiens, j’ai déjà dit à quelques-uns de vos catholiques républicains : « Entre un royaliste et nous, il n’y a que l’océan et cela se passe ; entre nous et un républicain il y a la mer de 89 et cela ne passe pas » [15]. Avec la condamnation papale du 26 décembre 1926 qui suivit le fameux « Non possumus », pressé par diverses influences, le chanoine Groulx, ébranlé dans ses sympathies mais fidèle disciple de saint Pie X, dut se dissocier et fut forcé en 1928 de rebaptiser la revue L’Action canadienne-française.
[1] La Marseillaise Rielliste est composée suite à « l’Affaire Riel ». Extraits : Enfants de la Nouvelle-France/Douter de nous n’est plus permis/Au gibet, Riel se balance/Victimes de nos ennemis.
Gilles Gallichan, Honoré Mercier. La politique et la culture, Septentrion, 1994, p. 43-44.
[2] Abbé Lionel Groulx, Les Rapaillages, Bibliothèque québécoise, 2004, [1916], p. 60.
[3] Au cours des années 1860, répondant à l’appel de Mgr. Ignace Bourget, plus de 500 Canadiens français s’enrôleront dans le bataillon des zouaves pontificaux en direction de Rome pour la défense de Pie X et des États pontificaux.
[4] Yvan Lamonde, Histoire sociale des idées au Québec (1896-1929), Volume II, [2004], Fides, 2016, p. 68.
[5] Marie-Pier Luneau, Lionel Groulx. Le mythe du berger, Léméac Éditeur, 2003, p. 123.
[6] Retour sur les États généraux du Canada français : continuités et ruptures d’un projet national, sous la direction de Jean-François Laniel et Joseph Yvon Thériault, Presses de l’Université du Québec, 2016, p. 95.
[7] Gaston Miron, poète québécois.
[8] Gérald Godin, poète et homme politique québécois.
[9] Abbé Lionel Groulx, Dix ans d’Action française, Bibliothèque de L’Action française, Montréal, 1926, p. 125.
[10] Jean-Claude Dupuis, « La pensée économique de L’Action française (1917-1928) », Revue d’histoire de l’Amérique française, Volume 47, Numéro 2, automne 1993, p. 193-219.
[11] Dominique Foisy-Geoffroy, Esdras Minville. Nationalisme économique et catholicisme social au Québec durant l’entre deux-guerres, Septentrion, 2004, p. 104.
[12] Jean de Viguerie, Les deux Patries : essai historique sur l’idée de patrie en France, [1998], Dominique Martin Morin, 2003, p. 52.
[13] Pierre Trépanier, Le maurrassisme au Canada français, Les Cahiers des dix, Numéro 53, 1999, p. 186-187.
[14] François Huguenin, L’Action française, une histoire intellectuelle, [1998], Tempus Perrin, 2011, p. 584.
[15] Olivier Dard, « De la rue de Rome au Canada français : influences ou transferts ? », Mens : revue d’histoire intellectuelle de l’Amérique française, Volume 8, numéro 1, automne 2007, p. 7-66.
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