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Sur la prétendue supériorité de la Civilisation occidentale.

En temps normal, nous n’aimons pas faire référence à l’actualité pour traiter de nos questions. Non par indifférence, par dandysme, ou je ne sais quelle attitude parnassienne, mais simplement parce que tout rapport avec l’actualité médiatique a le don de rendre anecdotique et dérisoire ce qui doit être envisagé avec sérieux et précaution. Mais il se trouve que la dernière saillie du ministre de l’intérieur, Claude Guéant, sur les « civilisations » nous donne l’occasion de réagir et par là-même de faire quelques remarques sur cette indubitable et indiscutable supériorité de la Grande Civilisation occidentale.

Quelle civilisation ?

Claude Guéant a affirmé, avec l’assurance qu’on lui connait, que "toutes les civilisations ne se val[ai]ent pas", position qu’il a défendue malgré des critiques de la gauche qui voyait là une façon d’attirer des électeurs du Front National à moins de trois mois de la présidentielle [1]. Il n’est pas question ici de parler de ce personnage : son obsession pour l’Islam, dont il se sert régulièrement comme épouvantail pour donner l’illusion d’une « réaction » politique et flatter l’électorat frontiste, nous est connue [2]. Nous voulons ici parler de ces gens de tout bord, ces gens de droite comme de gauche, ces nationalistes ou ces républicains, ces catholiques ou ces laïcards qui affirment la tête haute que la « civilisation » occidentale est de loin la plus avancée, la plus raisonnable et la plus réfléchie ; qu’elle est pétrie de valeurs humanistes, de liberté et de justice, et qu’elle se démarque ainsi des autres civilisations dont elle est infiniment supérieure.

Le terme de « civilisation » fait partie de tous ces grandes notions creuses qui veulent tout et rien dire. C’est un fourre-tout immense, un monstre conceptuel, une facilité lexicologique. C’est pourquoi, toute personne sérieuse devrait d’abord envisager son sens et la possibilité de son existence avant d’en parler. Comme le rappelle J. Bainville, dans son admirable Avenir de la civilisation, le mot lui-même a été ignoré par toutes les « véritables » civilisations qui, précisément, n’avaient pas besoin de penser ce qu’elles étaient : elles se contentaient de vivre. Tout artiste vous dira qu’il n’y a pas de meilleure méthode pour détruire l’art ou le sentiment que de l’analyser et le rationaliser ; pareillement, le meilleur indice d’une absence d’identité, c’est de clamer partout qu’on en a une.

Littré cite un exemple chez Turgot. Littré, qui avait dépouillé toute notre littérature, n’a pas pu remonter plus loin. Ainsi le mot civilisation n’a pas un siècle et demi d’existence. Il a fini par entrer dans le dictionnaire de l’Académie qu’en 1835, il y a moins de cent ans. Et comme, avant cette date, la société française était de même arrivée à un certain raffinement, on devrait conclure que Racine et Molière ont fait de la civilisation sans le savoir. L’antiquité, dont nous vivons encore, n’avait pas non plus de terme pour rendre ce que nous entendons par civilisation. Si l’on donnait ce mot-là à traduire dans un thème latin, le jeune élève serait bien embarrassé. Ainsi, Quicherat et la Sorbonne en sont témoins : Rome, pas plus que le grand siècle, n’a su ce que c’était que la civilisation. [3]

Plus loin, le même auteur souligne la pure facticité de la « civilisation », invention de l’histoire pour promouvoir en tant que génie du monde un Occident imbu de lui-même ; de fait, telle la liberté, la justice et autres grandiloquences, la « civilisation » fait aussi partie de ces notions qu’on invoque toujours quand on ne la possède pas.

Le mot de civilisation, dont nos ancêtres se passaient fort bien, peut-être parce qu’ils avaient la chose, s’est répandu au dix-neuvième siècle sous l’influence d’idées nouvelles. Les découvertes scientifiques, le développement de l’industrie, du commerce, de la prospérité et du bien-être avaient créé un sorte d’enthousiasme et même de prophétisme. La civilisation, c’était donc le degré le développement et de perfectionnement auquel les nations européennes étaient parvenues au dix-neuvième siècle. C’était un brevet que se décernait le monde européen.

Ces citations sont longues mais elles donnent des éléments précieux pour comprendre le problème : l’Occident moderne qui, justement, cessait définitivement d’exister en tant que civilisation chrétienne, eut besoin de se construire un fantôme d’identité pour légitimer toutes ses entreprises impérialistes. On connait la postérité de la « civilisation » : c’est le fameux « devoir des races supérieurs de civiliser les races inférieurs » de Jules Ferry [4].

Quelle supériorité ?

Le constat est là : l’Occident moderne n’est en aucun cas une civilisation. Elle l’a été par le passé, c’est-à-dire quand elle possédait ce qui fait réellement une civilisation : un principe religieux qui subsume toutes les réalités, un esprit métaphysique qui répand partout des valeurs traditionnelles et spirituelles. Mais la « civilisation » occidentale actuelle n’est qu’une grande parodie : ses valeurs sont toujours des repoussoirs, des simulacres, des anti-valeurs. Tout au plus peut-on trouver là les ferments qui en feraient la « civilisation moderne » par excellence, c’est-à-dire le contraire absolu de ce que doit être une civilisation traditionnelle, et c’est ainsi qu’on comprend mieux cet anathème que fulmina le bienheureux Pie IX à propos de ceux qui déclaraient que le pape « peut et doit se réconcilier et transiger avec la civilisation moderne [5] ». M. Guéant a donc raison : toutes les civilisations ne se valent pas, surtout pour celles qui n’en sont pas.

Alors, de quelle supériorité parlons-nous ? Laissons M. Guéant préciser : « Celles qui défendent l’humanité nous paraissent plus avancées que celles qui la nient (…) Celles qui défendent la liberté, l’égalité et la fraternité nous paraissent supérieures à celles qui acceptent la tyrannie, la minorité des femmes, la haine sociale ou ethnique. » Devant tant d’hypocrisie, on ne peut que s’incliner : il est évident que la pornographie, l’avortement et la contraception de masse, l’athéisme, la dépravation légale et l’apostasie d’Etat défendent « l’humanité » avec une ardeur encore inconnue. Toutes ces merveilles de l’Occident moderne l’auréolent de gloire et lui donnent de loin la supériorité sur tous les autres peuples de la planète et de l’Histoire ! C’est pourquoi, je ne peux m’empêcher de ressentir, comme Baudelaire, du dégoût face à cette suffisance qui peine à cacher ses propres vices :

Il est impossible de parcourir une gazette quelconque, de n’importe quel jour, ou quel mois, ou quelle année, sans y trouver, à chaque ligne, les signes de la perversité humaine la plus épouvantable, en même temps que les vanteries les plus surprenantes de probité, de bonté, de charité, et les affirmations les plus effrontées, relatives au progrès et à la civilisation. Tout journal, de la première ligne à la dernière, n’est qu’un tissu d’horreurs. Guerres, crimes, vols, impudicités, tortures, crimes des princes, crimes des nations, crimes des particuliers, une ivresse d’atrocité universelle. Et c’est de ce dégoûtant apéritif que l’homme civilisé accompagne son repas de chaque matin. Tout, en ce monde, sue le crime : le journal, la muraille et le visage de l’homme. [6]

Mais continuons dans la plaisanterie et versons dans le pamphlet : il est évident que l’immense Civilisation occidentale a su s’affranchir de cette aliénation morale proprement insupportable pour tout homme libre qui préfère se trémousser sur un char de la gay pride, plutôt que de suivre une procession religieuse sur une musique atone. Il est évident que la "haine sociale et ethnique" a été éradiquée en Occident et que notre "civilisation" a su donner aux mots « charité » et « humanisme » leurs sens véritables, qui sont bien entendu l’exploitation outrancière des populations tiers-mondistes, l’usure capitaliste responsable des crises financières et la spéculation boursière qui profitent aux puissants. Il est évident que pourvoir ôter de son ventre un petit être avec autre chose qu’une aiguille à tricoter constitue le faîte de nos découvertes techniques au service de toujours plus d’humanité. Il est évident que mener çà et là des opérations militaires iniques pour des motifs purement financiers est une preuve supplémentaire de cet immense amour du genre humain. Il est évident que le mépris et l’outrage permanents faits aux chrétiens, la transgression constante et sans vergogne des Commandements, l’apologie du consumérisme et de l’hédonisme sont sans aucun doute le plus grand bienfait qu’on ait jamais fait pour l’Homme. Soyons-en sûr, jamais une civilisation ne fut aussi grande, ne fut aussi pétrie d’humanité : l’Occident moderne peut vraiment être fier de sa supériorité « civilisationnelle » !

Du reste, et avec plus de sérieux : l’Occident n’a aucune leçon à donner en matière d’humanité à qui que ce soit ; la seule leçon qu’on puisse en tirer, c’est bien de l’humilité. Concluons avec Bainville :

« L’orgueil du progrès a vécu. Comme les fortunes privées, comme les champs ravagés, comme les maisons et les monuments abattus par la guerre, beaucoup de choses que l’on croyait acquises sont à reconstituer. L’humilité : voilà ce qu’enseigne la catastrophe européenne.  [7] »


[1On remarquera au passage que ce ministre a été soutenu par A. Klarsfeld, ce qui est un désaveu suffisant pour nous.

[2Claude Guéant a déjà suscité la controverse sur des sujets connexes, déclarant notamment en avril que l’augmentation du nombre de fidèles musulmans posait "problème" ou, en mai, que "les deux tiers des échecs scolaires, c’est l’échec d’enfants d’immigrés".

[3J. Bainville, « L’avenir de la civilisation » dans Heur et malheur des Français, Paris, « Nouvelle librairie nationale », 1924.

[4Discours du 28 juillet 1885 à la Chambre.

[5Quanta Cura, LXXX.

[6Mon coeur mis à nu.

[7J. Bainville, op. cité.

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