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Les circonstances ont voulu que la dernière émission [1] d’Alain Finkielkraut, Répliques, soit consacrée à Jean-Claude Michéa, dont je venais justement de lire L’empire du moindre mal [2]. La principale partie de l’émission, contrairement à ce que laisse entendre son titre, fut consacrée à ce livre paru en 2007. La thèse qui y est défendue est la suivante : le libéralisme culturel et politique (« défini comme l’avancée illimitée des droits et la libéralisation permanente des mœurs ») et le libéralisme économique ne sont que les deux faces complémentaires d’une même médaille ; d’où, selon l’auteur, la farce électorale d’une gauche luttant contre la partie économique du libéralisme tout en validant sans vergogne son versant culturel, à laquelle s’oppose une droite favorable au marché mais hostile à la régularisation massive de tous les comportements. Ces deux versions du libéralisme sont, en réalité, selon Michéa, « l’accomplissement logique (ou la vérité) du projet philosophique libéral, tel qu’il s’est progressivement défini depuis le XVIIIe siècle, et, tout particulièrement, depuis la philosophie des Lumières » [3], projet qui, pour mettre fin aux terribles guerres de religion du XVIe siècle, entendait privatiser les valeurs morales et religieuses et, parallèlement, confier au marché le soin de régler pacifiquement les relations entre les hommes. Ce libéralisme-là serait à l’origine, d’une part, d’un monde de plus en plus éclaté où plus aucune valeur ne pourrait servir de substrat au droit - de quel droit interdirait-on à quelqu’un de se nuire librement ? - et, d’autre part, d’un capitalisme débridé qui règnerait en maître.
Mais, pourrait-on objecter, et Finkielkraut ne manque pas de le faire au cours de l’émission, les premiers libéraux avaient tout de même le sens des limites et de la vertu ; ils auraient sans doute été horrifiés devant le spectacle dérisoire d’un progressisme moral effréné couplé à la guerre judiciaire de tous contre tous. Peu importe, répond en substance Michéa, une logique est à l’œuvre, qui explique que la machine ait pu se retourner contre les intentions initiales de ses fondateurs. Bien que ces derniers tinssent pour chose évidente « qu’un homme n’est pas une femme, qu’un enfant n’est pas un adulte, qu’un fou n’est pas une personne saine d’esprit » (14,48), l’impossibilité de faire référence à quelque modèle de vie bonne que ce soit était de nature à engendrer la remise en cause de toutes les valeurs partagées, forcément coupables de porter atteinte à la liberté d’autrui.
Toute convaincante qu’elle est, l’analyse de Michéa prête cependant le flanc à la critique. Celle-ci concerne surtout le diagnostic d’un marché tout puissant qui aurait littéralement broyé l’État. Ce diagnostic semble infondé. En effet, s’il n’est pas douteux que nous vivions sous la férule d’un progressisme moral, est-il si sûr que nous soyons les acteurs ou témoins du « monde sans âme du capitalisme contemporain » ? Comme le remarque judicieusement Finkielkraut, l’État-providence n’a pas disparu. Et, aux yeux des libéraux eux-mêmes, rarement l’étatisme n’aura été aussi important. À titre d’exemple, la crise des subprimes, contrairement à ce que l’on entend partout sur les ondes, est en partie due à l’interventionnisme de l’État qui, en couvrant les banques en cas de défaut de paiement des créanciers, les a incitées à prêter abusivement de l’argent à des clients insolvables. On pourra aussi remarquer, pour conjurer l’idée d’un libéralisme sauvage, que les prélèvements obligatoires et leur corollaire, les politiques de redistribution, n’ont jamais été aussi importants.
En revanche, son idée de logique libérale est particulièrement intéressante et stimulante, quoiqu’elle soit difficile à vérifier. Une chose est sûre cependant : sans culture ni valeurs communes, toute société finit par se morceler. Le libéralisme coupé du bien engendre inéluctablement le relativisme moral et le séparatisme social.
[1] L’avant-dernière en fait, mais j’écrivais ces lignes il y a une semaine
[2] Jean-Caude Michéa, L’Empire du moindre mal - Essai sur la civilisation libérale, Climats 2007 ; Champs-Flammarion, 2010
[3] Op. cit., p.12
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