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« Comment ne dirais-je pas tout d’abord mon admiration pour Maurras lui-même ? Sa grandeur, le ressort profond de son activité, c’est avant tout, selon moi, le sens du bien commun de la cité. Un magnifique amour, une passion lucide de ce bien commun, voilà ce qui me frappe d’abord en lui, et me le fait regarder comme un exemple de vertu civique […] » [1]. Ces mots écrits par Jacques Maritain en septembre 1926, quelques mois avant la condamnation romaine, et six mois à peine avant la publication de Primauté du Spirituel montrent sa proximité avec Maurras avant la rupture (ou le retournement comme l’ont qualifié certains cadres de l’AF). La rupture sera d’autant plus violente que, comme le fait remarquer Philippe Bénéton [2], Maritain apparaissait aux yeux de ses contemporains sinon comme le philosophe de l’Action française du moins comme un philosophe très lié au mouvement.
Après sa conversion au catholicisme en 1906 et sa découverte de Saint Thomas d’Aquin en 1910, Maritain se rapproche de l’Action française par l’influence de son directeur spirituel, le père Humbert Clérissac, o.p. Il s’abonne alors à l’Action française en 1911 mais ce n’est qu’après-guerre qu’il collabore de manière plus directe avec des intellectuels de l’AF. Il signe en 1919 avec un grand nombre d’intellectuels conservateurs (dont beaucoup d’AF) un manifeste intitulé « Pour un parti de l’intelligence » préparé par un ami proche, Henri Massis. En 1920, il fonde avec Charles Maurras grâce à un héritage commun la Revue universelle, revue qui conjugue les idées politiques de l’AF et la pensée chrétienne. C’est à cette seconde partie qu’il collabore régulièrement en tant que chef de la rubrique de philosophie (plus de trente-cinq articles entre le 1er avril 1920 et le 1er février 1927) tandis que la revue est dirigée par Jacques Bainville et qu’Henri Massis en est le rédacteur en chef. Maritain n’a en revanche pas adhéré ni participé aux différents organes de l’AF.
Ses fréquentations intellectuelles sont éclectiques et ses préoccupations plus philosophiques que politiques. Peut-on pour autant dire comme cela a été fait que le rapprochement entre Maurras et Maritain n’était qu’un malentendu dû au fait que Maritain n’aurait pas connu clairement les idées politiques de Maurras ? La lecture d’Une Opinion sur Charles Maurras et le devoir des catholiques montre que Maritain connaît bien les idées politiques de Maurras et partage avec lui nombre d’ennemis communs. Il faut en revanche noter que dans ce même opuscule Maritain critique Maurras sur certains points. De même, dès 1922, dans Antimoderne, Maritain bien qu’évoquant la lucidité politique de Maurras dénonçait l’« indépendance du monde moderne à l’égard de Dieu ». Il y avait donc déjà en germe un certain nombre de désaccords que Maritain développera par la suite et qui participeront à la rupture mais la thèse du malentendu semble difficilement tenir. La thèse du « retournement » et d’une obéissance servile à l’Église (Maurice Pujo compare alors Maritain à un adjudant de quartier) n’est pas plus convaincante car les divergences de Maritain sont aussi ancrées dans son thomisme qui diverge en plusieurs points de celui de l’AF.
Après la condamnation romaine, Maritain écrit ou dirige successivement trois ouvrages - Primauté du Spirituel, Pourquoi Rome parlé, Clairvoyance de Rome - pour défendre et expliquer la position de Rome. En réponse au Nationalisme intégral, Maritain prône un Catholicisme intégral. La polémique avec l’AF par articles et ouvrages interposés n’en reste pas au plan purement intellectuel et les attaques personnelles publiées contre le parcours intellectuel et personnel de Maritain (il n’appréciera pas du tout certaines attaques ou allusions à son mariage et sa femme) ont participé à sa rupture définitive. Sur le plan des idées, les critiques de l’Action française se concentrent sur la question de l’obéissance chrétienne et de la théorie des pouvoirs de l’Église. Et ils ont beau jeu de montrer les hésitations et contradictions de Maritain : s’agit-il d’une condamnation politique ? La décision de Rome est-elle fondée sur le pouvoir direct et/ou indirect de l’Église sur les choses temporelles ? Cette question théologico-philosophique est importante car elle sous-tend celle de l’obéissance du chrétien à l’Église dans le domaine temporel et politique. Il est frappant de voir que ce sont les mêmes interrogations et hésitations qui reviennent actuellement concernant la question de l’immigration et les déclarations des papes à ce sujet.
Le renouveau thomiste qui suit l’encyclique Æterni Patris (1879) se fait en réaction au modernisme et est en France, pour une bonne partie, antirépublicain. Maritain n’est alors pas le seul thomiste à être proche de l’AF [3] (on peut citer par exemple les PP. Janvier, Pègues et Vallée). La condamnation de l’Action française qui occasionne nombre de remous dans les milieux catholiques [4] n’épargne donc ni les milieux ecclésiastiques ni les milieux thomistes [5].
Trois éléments thomistes sont importants pour comprendre la critique maritainienne du maurrassisme. Un premier débat lors de la crise de l’Action française porte sur la philosophie politique de saint Thomas (dont se revendique Maurras) et la question du meilleur régime politique. Peut-on se fonder uniquement sur le De regno pour étudier la doctrine politique de saint Thomas et affirmer que la monarchie est le meilleur régime ? Non affirme Maritain et Ruedi Imbach a montré à la suite d’autres thomistes que saint Thomas accorde une place centrale à la participation de tous au gouvernement [6] et qu’il privilégierait plutôt un régime mixte. Un second débat porte sur la continuité de la tradition thomiste et insiste sur l’importance de repartir des textes mêmes de saint Thomas plutôt que de ses commentateurs. Le troisième débat porte sur la séparation entre l’ordre de la nature et l’ordre de la grâce : y a-t-il un ordre naturel puis un ordre surnaturel qui se surajoute au premier ? Maritain réplique au « politique d’abord » par la primauté du spirituel et par un « Métaphysique d’abord » tandis qu’Etienne Gilson répond de son côté par un « Catholique d’abord ». Dit autrement, peut-on dire politique d’abord et religion après ? « Nature pure » et grâce après ? Le P. Humbrecht déclarait dans un entretien récent au Rouge & le Noir que « des thomistes qui auraient essayé de fournir un ordre naturel puis un ordre surnaturel, manient au fond deux abstractions, chimiquement pures mais imaginatives. Cela ne marche pas mais cela concorde assez bien avec ce qu’a essayé de faire Maurras de son côté. Je ne comprenais pas pourquoi des maurrassiens défendaient Cajetan [...] Je crois que le fond de l’affaire relève de ce découpage nature/surnature qui convient bien à un ordre soi-disant simplement et intégralement naturel d’abord, bien planté, suivi ou non d’un ordre surnaturel. C’est pourquoi ce thomisme-là se veut plutôt néo-aristotélicien, sur lequel on surajoute ensuite le christianisme. »
[1] Jacques Maritain, Une Opinion sur Charles Maurras et le devoir des catholiques, Plon, 1926, p. 11.
[2] Philippe Bénéton, Jacques Maritain et l’Action française, Revue française de science politique, 23ᵉ année, n°6, 1973. p. 1212.
[3] Philippe Chenaux, Entre Maurras et Maritain. Une génération intellectuelle catholique (1920-1930), Paris, Cerf, 1999.
[4] Jacques Prévotat, Les catholiques et l’Action française. Histoire d’une condamnation 1899-1939, Paris, Fayard, 2001.
Michael Sutton, Charles Maurras et les catholiques français (1890-1914). Nationalisme et Positivisme, Beauchesne, 1994.
[5] André Laudouze, Dominicains français et Action française 1899-1940, Paris, Éditions ouvrières, 1989.
[6] Serge-Thomas Bonino (éd.), Saint Thomas au XXe siècle. Actes du colloque du Centenaire de la ’Revue thomiste’. 25-28 mars 1993. - Toulouse, Paris, Éditions Saint-Paul, 1994.
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