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Liberté de la presse : à s’y casser l’Index

« Liberté : c’est un de ces détestables mots qui ont plus de valeur que de sens ; qui chantent plus qu’ils ne parlent ; qui demandent plus qu’ils ne répondent ; de ces mots qui ont fait tous les métiers, et desquels la mémoire est barbouillée de Théologie, de Métaphysique, de Morale et de Politique ; mots très bons pour la controverse, la dialectique, l’éloquence ; aussi propres aux analyses illusoires et aux subtilités infinies qu’aux fins de phrases qui déchaînent le tonnerre. »
Paul Valéry [1]
« Les gens exigent la liberté d’expression pour compenser la liberté de pensée qu’ils préfèrent éviter. »
Kierkegaard

Depuis ces derniers temps, il a coulé beaucoup d’encre ; des légions de hérauts républicains, fiévreux de justice, sont montés au créneau pour défendre la liberté d’expression. Articles et déclarations fusent dans le concert d’indignation collective, les cortèges démocratiques agitent le pavé en exhibant de piètres asphodèles, le corps politique s’émeut dans un style tout-à-fait sulpicien et le quidam qui, jusqu’à présent, soignait son capital bien-être, se surprend à gémir sur des morts qu’il ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam, sur un journal qu’il ne lisait pas. Mais comment n’y avais-je pas pensé ? Évidemment, il s’agit de défendre la sacro-sainte liberté de la presse : motif qui rend valable et honorable toute réaction, fût-elle la plus irréfléchie, la plus viscérale et la plus inconséquente.

Pour autant, on ne peut pas dire que tous les acteurs de ce mélodrame — notre roi d’opérette le premier — aient l’encéphale bouilli. Ces événements sont une véritable aubaine pour qui cherche à redorer son blason, conserver ou augmenter son cheptel d’électeurs, unir toujours plus fortement une foule avide d’émotions fulgurantes et bercée de douces illusions roussaliennes. Alors, on se demande, des slogans ou de leurs annonciateurs, qui se lâche le plus : à tel point qu’il n’en faudrait guère plus pour que des indiens, venus tout-droit du pays des Peaux Rouges, ne se demandassent si Charlie n’est pas un grand-chef que la France vient tristement de perdre dans les vertes prairies. Ils seraient déçus.

La liberté d’expression est aujourd’hui une formule que l’on professe avec la même habitude que le brossage de dent. À l’encontre de Dieudonné, elle a servi de repoussoir avec une étonnante logique intellectuelle : il fallait interdire ses spectacles au nom de la liberté d’expression. Chose étrange que d’interdire au nom d’une liberté : « c’est une grande sagesse que d’oser paraître imbécile » écrivait André Gide [2]. De même, Eric Zemmour risque régulièrement des mises en accusations du fait de sa latitude intellectuelle.
Ici, la question n’est ni de juger du bien-fondé des déclarations des uns et des autres ni de soutenir tel ou tel parti. En l’espèce, le problème est que certains se voient octroyer un droit que d’autres n’ont pas.

Ce droit, proprement républicain, trouve son origine dans l’Article 11 [3] de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, chaque mot étant soulevé en son commencement par une majuscule afin de nous rappeler la gravité du propos. Louis Alexandre de La Rochefoucauld d’Anville fut certes le parlementaire à l’initiative de cette rédaction ; mais la responsabilité première en incombe néanmoins à certains philosophes du XVIIIe siècle. À cet égard, il est à noter que la notion de « liberté d’expression » ou de « liberté de la presse » ne devient saillante dans le champ philosophique que très tardivement, les philosophes préférant sans doute aborder des questions plus intégrales ou plus cruciales telles que... « la liberté ».
Il est d’ailleurs assez difficile de retracer l’influence et la présence de ces termes au gré des mouvements philosophiques bien que la préoccupation soit latente chez les penseurs des Lumières. Quoi qu’il en soit, à la suite de Rousseau et de Diderot, le Comte de Mirabeau semble vérifier cet élan libérateur. Au terme d’un opuscule intitulé De la liberté de la presse (1788), d’une prose admirable — et dont la profondeur le dispute à l’emphase —, le révolutionnaire s’exclame : « Que la première de vos lois consacre à jamais la liberté de la presse, la liberté la plus inviolable, la plus illimitée, qu’elle imprime le sceau du mépris public sur le front de l’ignorant qui craindra les abus de cette liberté ; qu’elle dévoue à l’exécration universelle le scélérat qui feindra de les craindre... Le misérable ! Il veut encore tout opprimer ; il en regrette les moyens ; il rugit dans son cœur de les voir échapper ! » [4]

Cette plume vengeresse témoigne à la fois d’une inquiétude sincère et d’un programme totalitaire. D’un côté, il n’est pas inconsidéré de promouvoir une certaine liberté dans la transmission des idées, sans quoi votre humble serviteur ne pourrait aujourd’hui soutenir publiquement le contenu de cet article : il est de bon aloi de permettre à quiconque veut exprimer une pensée de le faire ouvertement, ce dans les bornes de la correction élémentaire et — comme on se plait désormais à le dire gorgiasement — du « vivre-ensemble ».
D’un autre côté, l’histoire de la Révolution nous montre à quel point la profession d’une liberté totale et impartiale doit être soumise à caution. Cet héritage dans lequel nous baignons dessine plutôt les contours durs et inflexibles d’une liberté choisie qui se méfie des citoyens fébriles envers les idéaux démocratiques, quitte à leur à donner le doux sobriquet d’ennemis de la République. L’actualité médiatique ne manque pas de rappeler que Marianne se veut parfois régalienne — mais mauvaise étymologiste — lorsqu’elle juge selon son « bon plaisir ». On a le plaisir qu’on peut.

En revanche, il n’y a rien à redire aux délibérations de Robespierre dans son Discours sur la liberté de la presse [5], et le lecteur nous pardonnera bien charitablement la longueur de l’extrait à l’aune de sa perspicacité :

S’il est vrai que le courage des écrivains dévoués à la cause de la justice et de l’humanité soit la terreur de l’intrigue et de l’ambition des hommes en autorité, il faut bien que les lois contre la presse deviennent entre les mains de ces derniers une arme terrible contre la liberté. Mais tandis qu’ils poursuivront ses défenseurs comme des perturbateurs de l’ordre public et comme des ennemis de l’autorité légitime, vous les verrez caresser, encourager, soudoyer ces écrivains dangereux, ces vils professeurs de mensonge et de servitude, dont la funeste doctrine, empoisonnant dans sa source la félicité des siècles, perpétue sur la terre les lâches préjugés des peuples et la puissance monstrueuse des tyrans, les seuls dignes du titre de rebelles, puisqu’ils osent lever l’étendard contre la souveraineté des nations et contre la puissance sacrée de la nature. Vous les verrez encore favoriser de tout leur pouvoir toutes ces productions licencieuses qui altèrent les principes de la morale, corrompent les mœurs, énervent le courage et détournent les peuples du soin de la chose publique, par l’appât des amusements frivoles, ou par les charmes empoisonnés de la volupté. C’est ainsi que toute entrave mise à la liberté de la presse est entre leurs mains un moyen de diriger l’opinion publique au gré de leur intérêt personnel, et de fonder leur empire sur l’ignorance et sur la dépravation générale.

Quelle ironie de retrouver dans la prose de cet homme la vérité de notre temps. Quelle ironie encore de constater que les vils incriminés du texte sont en réalité les serviteurs de la vertu et de la justice. Tout dans ce texte est juste : il suffit juste d’en inverser la polarité. Ainsi, la dangereuse honnêteté d’un Robespierre épris de justice, l’extravagante sincérité de Mirabeau et l’opportunisme du reste des séditieux forment le creuset du machinisme libertaire que nous subissons plus de deux siècles après le nouvel Exode ; mais le « pays où coulent le lait et le miel » [6] se fait encore attendre. Pour cause, comment rendre droit les sentiers [7] quand on ne l’est pas soi-même ?

Drôle de cocktail, mais très efficace : du coup, on censure... De fait, il ne reste que cette possibilité, dernière tentative de survie d’un système intellectuel qui ne se soutient pas. Car pour affirmer un droit absolu à la liberté, il fallait soustraire l’humanité à l’erreur, y compris politique et religieuse. Le 12 aout 1792, le même jour où la famille royale est menée à la prison du Temple, la Commune de Paris produit cet arrêté : « le conseil général arrête que les empoisonneurs de l’opinion publique seront arrêtés et que leurs presses, caractères et instruments seront distribués entre les imprimeurs patriotes. »
Fidèles à leurs idées et à leur système, la foule des républicains et le peuple fruit de leurs songes ressemblent aux Romains que nous décrit Tacite sous l’Empereur Galba : « Nec totam servitutem, nec totam libertatem pati possunt [8]. » L’homme concret qui — ce genre de choses arrive — mange, boit, souffre et croit, se trouve, au milieu de ce chaos, oublié. Il ne peut atteindre ces degrés de sapience et de vérité ; il n’en veut pas tout simplement puisque son sésame est ailleurs : il faut l’éliminer.

L’abîme appelant l’abîme [9], ce précipice ne faisait que devancer celui de l’indécence. Remarquons tout-de-même que l’humeur n’était pas à la gaudriole lorsqu’il s’agissait pour Kant en 1793 d’annoncer la liberté de la presse comme le « palladium de la liberté ». De façon plus pragmatique, les débats qui alimentent les clubs autour de la question de la liberté d’expression concernent principalement les sujets politiques. La censure inquiète penseurs et partisans précisément parce qu’elle pourrait impliquer l’interdiction de discuter de la chose publique. Personne ne s’intéresse au mode d’énonciation. Ou plutôt, personne ne daigne discourir sur la façon d’exprimer sa pensée tellement la chose est évidente ou inintéressante. En 1859, John Stuart Mill nous fait l’octroi d’une allusion désinvolte à la chose dans ce petit paragraphe : « En outre, il y a beaucoup d’actes qui n’étant directement nuisibles qu’à leurs auteurs, ne devraient pas être légalement interdits, mais qui, commis en public, deviennent une violation des bonnes mœurs, et passant ainsi dans la catégorie des offenses envers autrui, peuvent en toute justice être défendues. Tels sont les outrages envers la décence, sur lesquels il n’est pas nécessaire de s’appesantir. » [10]

Évidence pour les plus libéraux d’antan, opposition malsaine chez les nouveaux docteurs en théologie morale dont la houppe de la barrette a viré du blanc au rose dit « du Grand Soir » : il faut repaître les Français de fiel et de fange à la une de nos journaux et au front de nos kiosques. Il faut afficher grandeur nature la Sainte-Trinité en orgie, la Sainte Vierge violée par les Rois mages, et j’en passe... Merci Charlie : Dieu vous le rendra.
« Qu’il serait doux de vivre parmi nous, si la contenance extérieure était toujours l’image des dispositions du cœur ; si la décence était la vertu » disait justement Rousseau [11] qui, par ailleurs, rêvait naïvement d’une communauté de saints... Or, si le royaume des bisounours n’adviendra certainement jamais, nous pouvons raisonnablement espérer un minimum de respect et, comme le disait fort bien un curé à l’encontre de sacripants qui sévissaient autour de son église : « à défaut d’être chrétiens, soyez polis ! » Mais alors, que faire dans un État laïque qui ne reconnaît aucun culte ?

Vous avez dit droit au blasphème ?

Le délit de blasphème, dont une certaine religion réclame le retour, reste difficile à soutenir dans notre société. Il n’est pas même certain qu’il faille l’encourager pour la simple et bonne raison que Dieu — et non la religion — peut sans doute se défendre tout seul. En réalité, la marge de manœuvre est peut-être du côté non pas de la défense de la foi mais plutôt du sacré : l’imam Youssef al-Qaradawi vient justement de demander que la France légifère sur cette notion dans une lettre adressée à la Présidence au début du mois. La République, qui vante « l’Amour sacré de la Patrie » au sixième couplet de son hymne, devrait savoir qu’il existe aussi d’autres sacrés et que, s’il est interdit de brûler le drapeau, il devrait aussi être interdit de cracher — caricatures à l’appui — à la figure du Christ ou du prophète. La chose est connue et reconnue par les sphères éminentes de notre Église depuis que la presse est puissante : de la censure imposée par le Ve Concile du Latran aux douloureux regrets exprimés par Grégoire XVI dans son encyclique Mirari vos au sujet des errements « nauséabonds » de la publication.
Quant au prophète, n’importe quel missionnaire un peu futé sait bien que ce n’est pas en incendiant des mosquées qu’il fera des émules et qu’enlever un temps ses chaussures ne coûte pas grand chose. C’est à la fois une question de civilité et une façon d’être « Juif avec les Juifs... sujet de la Loi avec les sujets de la Loi...faible avec les faibles... afin d’en sauver à tout prix quelques uns. » [12]

Ne nous méprenons pas, il ne faut pas voir dans ces lignes un appel à un œcuménisme sirupeux ou un dialogue inter-religieux perdu d’avance : il s’agit de regarder sans fard ce qui caractérise l’homo religiosus, ce qui constitue la base de tout esprit religieux que bon nombre d’âmes partagent encore en ce siècle moribond. A cet égard, le sacré demeure « l’idée-mère de la religion » [13] : il détermine à la fois le chemin que doit suivre le croyant et l’enclos intouchable qu’il faut chérir. Intouchable car procédant de Dieu, et qui fait que le reste des actes et des affaires terrestres doivent, comme l’indique l’étymologie, rester et attendre devant l’enceinte du temple : pro-fanum.
Par conséquent, il est urgent pour le législateur d’agir car il n’en va pas seulement du respect de Dieu mais aussi de son peuple : le sacré, n’en déplaise à certains, engage bien plus que la sphère privée. Indignation, rancœur, haine et violence : voilà tout ce que récolteront les apôtres de la licence intégrale.

Sur ce point, nous préférons céder la parole à Sa Grandeur Mgr l’archevêque de Paris Lustiger qui résume avec suffisamment de finesse et de colère les enjeux d’une telle question : « D’autres [publications] ont peut-être une intention plus idéologique lorsqu’elles caricaturent - par ignorance ? - ce que croit l’Église et ce qu’elle enseigne. Elles tournent en ridicule, parfois jusqu’à la calomnie, des hommes et des femmes qui y ont engagé leur vie. Ou encore elles prennent pour objet de dérision le récit de la vie du Christ et ses épisodes que l’iconographie a le plus popularisés. Cet irrespect d’autrui est une atteinte plus grave qu’il n’y paraît au pacte social de toute démocratie. De telles pratiques pourraient être passibles de tribunaux. » [14]

Ne cédons donc pas aux sirènes enjôleuses de la liberté de la presse : cette liberté, comme toutes les autres, est soumise à l’expérience du monde et du prochain. L’un et l’autre sauront rapidement se rappeler à notre bon souvenir : l’index y aura souffert mais la poigne restera vigoureuse.

« Ceci s’adresse à vous, esprits du dernier ordre,
Qui, n’étant bons à rien, cherchez sur tout à mordre.
Vous vous tourmentez vainement.
Croyez-vous que vos dents impriment leurs outrages
Sur tant de beaux ouvrages ?
Ils sont pour vous d’airain, d’acier, de diamant. »
La Fontaine [15]
Polycarpe

[1Regards sur le monde actuel, Œuvres II, Nrf/Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 1960, p. 951.

[2Journal 1889-1939, Paris, Nrf/Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 1951.

[3« La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi. »

[4Bibliothèque de Philosophie politique et juridique, Textes et Documents, Centre de Philosophie politique et juridique, URA - CNRS, Université de Caen, 1992, p. 426.

[5Prononcé à la Société des Amis de la Constitution, le 11 mai 1791.

[6Exode, XXXIII, 3.

[7Marc, I, 1-8.

[8« Ils ne peuvent ni supporter une entière servitude, ni une liberté intégrale. » Histoire, I, 16.

[9Psaumes, 42, 8.

[10De la liberté, Paris, Gallimard, coll. "Folio Essais", 1990, Chapitre V - Applications.

[11Discours sur les sciences et les arts pour l’Académie de Dijon, sur cette question proposée par la même Académie : Si le rétablissement des sciences et des arts a contribué à épurer les mœurs, 1750.

[121 Corinthiens, 8, 20-23.

[13Henri Hubert : « Introduction », Manuel d’histoire des religions de Chantepie de la Saussaye, Paris, Armand Colin, 1904, p. XLVII.

[14Figaro du 31 octobre 1991.

[15« Le serpent et la lime », Fables, Livre V.

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