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L’idéologie du travail

Comme un monstre dévorant tout sur son passage, le travail semble avoir aujourd’hui pris une place démesurée dans nos vies. À raison de sept heures quotidiennes pour ceux qui ne travaillent que trente-cinq heures hebdomadaires, il ne laisse que quelques heures le soir et en fin de semaine pour passer du temps en famille. Les vacances et les loisirs ne servent qu’à rendre le travail plus supportable. Au Moyen-Âge, époque tant décriée car supposée noire et arriérée, la population, majoritairement paysanne, voyait nettement plus sa famille puisque femmes et enfants participaient souvent aux travaux agricoles et puisqu’au moins un tiers des jours de l’année étaient chômés en raison de fêtes religieuses. La finalité de toute vie humaine paraît se trouver dans le travail : les parents puis l’école préparent l’enfant à sa vie professionnelle alors qu’ils devraient plutôt concourir à son élévation spirituelle et intellectuelle. À l’occasion de la nouvelle année, les gens s’adressent souvent les vœux suivants : le travail et la santé. Comme si le travail était aussi important que la santé… Une fois les études terminées, le salarié travaillera en moyenne quarante ans pour enfin prendre sa retraite qui sera parfois mal vécue en raison du manque du lien social du fait de l’absence de travail. Le retraité comme le chômeur a souvent l’impression de ne servir à rien car il ne travaille pas. Les grandes idéologies modernes placent le travail à un rang important. Chez les socialistes, le travail libère de la condition prolétaire. Chez les libéraux, il est assimilé à une vertu. Chez les nazis, il est censé rendre libre.

Mais le travail n’a pas toujours occupé cette place éminente. Pour la Tradition catholique, il est la conséquence du péché originel [1]. Dans le jardin d’Eden, Adam a une activité mais qui n’est d’aucune utilité puisque les plantes poussent toutes seules. Il s’agit bien d’un travail mais dénué de toute dimension pénible. Après la Chute, la sanction divine est sans appel : « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front jusqu’à ce que tu retournes à la terre, puisque c’est d’elle que tu as été tiré : tu es poussière et tu retourneras en poussière. » [2] Il est difficile d’interpréter dans cet épisode la sanction du travail comme une bénédiction pour l’homme mais s’il devient bien une nécessité. Les bénédictins, soumis à la règle « Ora et labore » – « Travaille et prie » –, ne travaillent pas parce que le travail serait une bonne chose en soi mais par humilité en guise de mortification afin de s’unir aux souffrances du Christ. Au sein de la société romaine, le travail revêtait un caractère vil. Contrairement à un lieu commun bien établi, les sociétés primitives ne connaissaient pas le manque. En raison de leur faible démographie, ils avaient les denrées alimentaires à proximité et à disposition grâce à la cueillette et à la chasse. Ils n’avaient donc pas besoin de beaucoup travailler pour subvenir à leurs besoins.

Le passage de l’artisanat, où l’artisan maîtrise tout le processus du travail, à la manufacture puis à l’usine entraîne une dégradation des conditions de travail. Le travail ne permet même plus d’avoir une vie décente et au XIXe siècle, femmes et enfants sont obligés de travailler. En effet, le salaire est inférieur à la valeur produite par le travail. Les ouvriers sont déracinés, loin de leurs traditions locales fixant un cadre moral et les patrons sont de moins en moins chrétiens. À la logique chrétienne du travail vient se substituer le travail comme idéologie en tant que telle. Seul le travail produit de la valeur. Le paradigme économique de réification du monde remplace le vieux cadre moral chrétien. Ce n’est plus la conscience de sa conscience qui distingue l’homme de l’animal mais sa capacité de travail. Le mouvement féministe a largement épousé la cause du travail en postulant qu’il valait mieux être soumis à un employeur qu’à un mari et que le travail subordonné s’avérait être nécessairement moins aliénant que les tâches domestiques.

Le Capital a eu pendant longtemps besoin du Travail pour se développer. Durant des siècles, la croissance était très faible en raison du caractère principalement agraire de la société. Les besoins de travail étaient alors relativement faibles et conditionnés par les aléas du climat. C’est avec l’industrialisation et sa conséquence que fut l’exode rural, que le travail a pris une nouvelle dimension au point de faire travailler la population de nuit comme de jour. À la fin du XIXe siècle, les travailleurs ont acquis, sous l’influence de la Doctrine sociale de l’Église et du syndicalisme socialiste, des droits sociaux qui ont permis de rééquilibrer un peu le rapport Capital/Travail. Le XXe siècle marquera la naissance de la Sécurité sociale et de l’ère des loisirs ainsi que des congés payés venant contrebalancer le caractère aliénant du travail.

En ce début de troisième millénaire, la question du besoin de travail humain pour le Capital se pose. Avec le développement de plus en plus important de la Technique permettant de faire une bonne partie du Travail à la place des hommes, le remplacement du travail humain par les machines, et en particulier par l’informatique, devient une perspective crédible. Que deviendront alors les salariés privés de travail ? La promotion récente et intensive du revenu universel permet de répondre à la question. Il est tout à fait imaginable qu’une part importante de la population devienne inactive, touche un revenu universel pour subvenir à ses besoins primaires et passe le plus clair de son temps devant les écrans en guise de contrôle social. L’idéologie du travail risque d’en prendre un coup et d’être remplacé par l’idéologie de la Technique qui aura détruit une partie du travail humain pour régner sur leurs cerveaux. L’être humain gagnera-t-il à cette probable évolution ? Rien n’est moins sûr.

Karl Peyrade

[1ELLUL Jacques, Pour qui, pour quoi travaillons-nous ?, La table ronde, Paris, 2013

[2Gen. 3,19 ; Trad. Bible des Peuples par les abbés HURAULT, Éditions du Jubilé, 2002.

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