L’infolettre du R&N revient bientôt dans vos électroboîtes.

L’Amérique à l’heure du bilan

La réélection de Barack Obama est très loin d’être aussi triomphante que son avènement comme messie laïque en 2008. Même si le corps-à-corps s’est achevé par son incontestable victoire au niveau des grands électeurs, le faible écart au sein du corps électoral désigne qu’il s’agit d’un succès de courte tête.

"L’effet Romney", dû tant à l’auto-persuasion du camp républicain qu’à la performance honorable de Mitt Romney en campagne, a été assez sérieux pour faire balbutier les sondages et alarmer l’entourage d’Obama, jusqu’à lui arracher des larmes de soulagement après avoir senti le boulet passer à côté de lui. Toujours dans le domaine de l’anecdote, l’équipe de Romney était tellement sûre de son triomphe que le site web du président élu se trouvait déjà prêt pour le jour J [1] !

Barack Obama a donc gagné, en se servant d’abord de l’avance dont dispose un président américain sortant. Il était également aidé par la fidélité de pans entiers de la population acquis aux démocrates quoi qu’il arrive : les classes urbaines intellectuelles "bobo", les Noirs, les Hispaniques, les Blue-collars ouvriers, et la moitié des catholiques... Quant aux classes moyennes, durement touchées par la crise, les HENRY [2], qui constituaient une cible de choix pour Mitt Romney, elles ont préféré le "devil you know", le diable qu’on connaît, plutôt que l’attelage républicain incertain, sinon inquiétant.

L’oligarchie financière seul maître à bord

L’élection présidentielle américaine fut la plus chère de l’histoire du pays. On estime le coût total de cette campagne de 2012 à 5,8 milliards de dollars, soit 10% de plus qu’en 2008. Le poids de l’argent dans le système électoral américain s’explique par le fait que les Etats-Unis font reposer massivement le financement des campagnes électorales sur les dons privés, qui peuvent être illimités depuis un arrêt de la Cour suprême de 2010. Résultat : les ingérences sont nombreuses dans le champ politique, citons le financier Warren Buffet chez les démocrates, les pétroliers Koch et le magnat de l’immobilier Sheldon Adelson chez les républicains.

Pis, les grandes entreprises arrosent indistinctement et successivement les deux grandes machines électorales en lice. Goldman Sachs a versé plus de 1 million de dollars pour la campagne d’Obama en 2008, et 1,8 million de dollars pour Mitt Romney en 2012. Ce dernier était cette année le poulain de Bank of America et Morgan Stanley, tandis que Obama était financé par l’Université de Californie, Microsoft, Google, Amazon et Starbucks - des entreprises qui, à travers lui, soutiennent la cause du mariage homosexuel, "bon business" selon le CEO de Goldman Sachs Lloyd Blakfein [3].

Gridlock institutionnel

Obama réélu, le retour à la réalité n’a pas attendu longtemps. Les républicains conservent la majorité à la Chambre des représentants, où ils ont mené la politique de la terre brûlée contre le président pendant ces deux dernières années, provoquant un gridlock (blocage) institutionnel. Pourtant, la perspective d’une catastrophe imminente pour l’économie américaine a poussé Mitt Romney, dès le soir de sa défaite, à appeler à une collaboration entre démocrates et républicains pour éviter la « falaise budgétaire » qui attend les Etats-Unis.

En effet, la dette américaine dépasse 100 % du PIB, et devrait atteindre le plafond fixé par la loi en 2011 en février prochain. Il semble qu’à ce jour, la seule solution envisagée soit la hausse du plafond d’endettement, alors que l’aile radicale des républicains rejette toute perspective d’un accord avec le président honni, qui fixerait des hausses d’impôts diaboliques pour ces défenseurs de l’ultralibéralisme.

Les limites du discours conservateur

Il semble que la haine irrationnelle portée envers Barack Obama, accusé d’être un nazi, un communiste, un musulman caché, un homosexuel en secret, et tout ce qu’il incarne, la société intellectuelle urbaine et bobo, par des franges entières du camp républicain n’ait fini par devenir contre-productive au cours de cette élection. Si l’émergence du Tea Party en 2009-2010 a donné un nouvel élan au Parti républicain, il a aussi permis l’ascension d’une génération de personnalités telles que Christine O’Donnell, Kristi Noem, Michele Bachmann, Marco Rubio ou Chris Chrsitie, toutes aussi spontanées, naïves et passionnées les unes que les autres. Leur credo était le rejet des institutions et de "l’étatisme socialiste", la confiance absolue dans l’individu, la défense des "valeurs américaines" menacées par Barack "Hussein" Obama, le tout saupoudrée, pour beaucoup, d’une défense caricaturale de la famille et de la vie depuis la conception [4].

Cette nouvelle génération, à cheval sur les libertariens pour leur position économique, la droite chrétienne fondamentaliste pour leurs vues morales et leur défense acharnée d’Israël, et les néoconservateurs pour leur politique étrangère de type "America rules the world", électrisa le camp républicain, mais effraya les électorats centristes et indépendants. Or, l’élection présidentielle américaine se joue au centre, ainsi que l’avait compris Mitt Romney, dans la dernière ligne droite de la campagne.

Le temps d’une remise en question

L’échec du camp républicain peut donc s’expliquer par les excès d’une partie de ses troupes, ainsi que par sa marge de manœuvre électorale de plus en plus restreinte aux Blancs des classes supérieures ou populaires. Par ailleurs, le choix de Paul Ryan, ultralibéral amoureux d’Ayn Rand [5] et novice en politique étrangère, comme colistier de Mitt Romney, s’est avéré désastreux, alors qu’un Marco Rubio, télégénique bien qu’inexpérimenté sénateur latino de Floride, eût pu attirer à lui le vote hispanique.

Les quatre prochaine années ne seront pas de trop pour les républicains pour analyser les causes de leur échec, et l’étiolement des valeurs qui constituaient jusqu’à maintenant leurs fondements.

En effet, la déchristianisation des Etats-Unis s’opère rapidement : les protestants sont passés de 53 % en 2007 à 48 % en 2012. Ils étaient 60 % en 1990. Les athées ou agnostiques sont passés de 8 % en 1990 à 15 % en 2007 et 20 % aujourd’hui. Selon la dernière étude du Pew Forum on Religion and Public Life, 70 % des jeunes entre 15 et 30 ans estiment que les religions font trop de politique [6]. Une certaine expression de la foi chrétienne, mélange de marketing agressif et de politisation des Eglises, a fini par lasser. Cette perte doit s’accompagner d’une prise de conscience salutaire parmi les chrétiens américains, y compris chez les catholiques conséquents.

Le lendemain de la réélection d’Obama, une amie américaine écrivait sur son mur Facebook criblé de messages de républicains éplorés :

"Les martyrs de la Rome païenne désapprouveraient ceux qui pensent que le 7 novembre signifie la fin du monde aux Etats-Unis, et ils n’avaient pas le pouvoir de "voter contre Néron". Nous sommes
juste comme nous avons toujours été. Cette nation s’est détournée de Dieu depuis des décennies, comme Dorothy Day [7] l’a si bien remarqué en 1944, après la Seconde guerre mondiale : "Toutes les nations se sont détournées de Dieu. Le seul signe visible du christianisme est l’amour fraternel. Où est-il maintenant ? Nous devons être convaincus par Jésus. Essayer d’imiter sa vie.""


[2High Earners who are Not Rich Yet : hauts salaires pas encore riches.

[4Prenons ainsi l’exemple de Todd Akin, pieux presbytérien et représentant républicain du Missouri, candidat au Sénat. En août 2012, défendant sa position pro-vie, même en cas de viol, il expliqua : « ce que j’entends de la bouche des docteurs, la grossesse après un viol est très rare (…). S’il s’agit d’un véritable viol, le corps de la femme essaie par tous les moyens de bloquer tout ça ». Todd Akin avait peut-être raison sur le fond dans la première partie de son propos, mais sa manière de l’expliquer le rendit insupportable pour les femmes, et pour la presse bobo, qui se déchaîna contre lui. Il échoua avec un score historiquement bas pour un district conservateur : 39 % des voix.

[5Ayn Rand (1905-1982), romancière réfugiée d’URSS aux Etats-Unis, a théorisé l’individualisme athée et égoïste dans sa très populaire bibliographie. La passion de Paul Ryan pour ses idées a alarmé le Family Research Council, fer de lance du mouvement pro-vie et pro-mariage, conservateur et chrétien : http://www.frc.org/op-eds/lets-exorcize-ayn-rand

[7Dorothy Day (1897-1980), ex-journaliste d’extrême-gauche convertie au catholicisme, défendit avec une même fougue la doctrine sociale et la morale de l’Eglise. Son procès en béatification a été ouvert par Jean-Paul II.

Prolongez la discussion

Le R&N a besoin de vous !
ContribuerFaire un don

Le R&N

Le Rouge & le Noir est un site internet d’information, de réflexion et d’analyse. Son identité est fondamentalement catholique. Il n’est point la voix officielle de l’Église, ni même un représentant de l’Église ou de son clergé. Les auteurs n’engagent que leur propre conscience. En revanche, cette gazette-en-ligne se veut dans l’Église. Son universalité ne se dément point car elle admet en son sein les diverses « tendances » qui sont en communion avec l’évêque de Rome : depuis les modérés de La Croix jusqu’aux traditionalistes intransigeants.

© 2011-2024 Le Rouge & le Noir v. 3.0, tous droits réservés.
Plan du siteContactRSS 2.0