L’infolettre du R&N revient bientôt dans vos électroboîtes.
On sait que par un amendement d’origine parlementaire déposé lors de la première lecture le 23 janvier dernier et adopté le 14 février, il est proposé de donner au préfet, dans chaque collectivité territoriale d’outre-mer régie par l’article 73 de la Constitution, la faculté de remplacer les jours fériés qualifiés de « non-républicains » (et donc même Pâques ou Noël !) [1] par des jours fériés spécifiques, « afin de tenir compte des spécificités culturelles, religieuses et historiques de ces territoires ». Dans l’exposé sommaire joint à l’appui de cet amendement, on lit une affirmation qui, en première analyse, paraîtra convaincante, tellement convaincante que les évêques de Cayenne et de la Réunion ont apporté leur soutien à la mesure projetée [2] :
« Il existe un paradoxe de fait dans une République laïque à donner ainsi dans le calendrier républicain un statut légal aux seules fêtes d’une religion, bien que celle-ci ait un caractère fortement majoritaire dans la population. Ce paradoxe est renforcé dans les départements d’Outre-mer où le fait et l’histoire religieux sont parfois de nature bien différente. »
Erika Bareigts, député de la Réunion, est à l’origine de cet amendement. Mme Bareigts, citée par l’Express, affirme ainsi :
« Nous sommes indiens, chinois, malgaches, malbars, européens, kafs, comoriens… bref, nous sommes créoles. »
L’amendement a très logiquement suscité de nombreuses réactions dans la galaxie politico-médiatique, majoritairement assez raides.
Mais curieusement, personne, même du côté de la droite nationale, ne conteste la véracité des affirmations de ses auteurs. Les deux députés du Front national récusent très frileusement la mesure ; ils invoquent tous deux la survivance d’un simple réflexe identitaire et culturel, mais font l’impasse sur la réalité concrète de la pratique religieuse aujourd’hui ; cette présentation purement identitaire du sujet est de surcroit systématiquement habillée, pour des raisons d’affichage, par la référence à un héritage « judéo-chrétien » — appartenant, lapsus révélateur, au « passé » — dont on sait pourtant bien que, s’il peut avoir une vraie pertinence sur certains sujets, il n’a néanmoins rien à voir avec le contexte dans lequel ont émergé nos jours fériés :
Gilbert Collard : « Notre culture est judéo-chrétienne et personne n’y changera rien » http://t.co/O3VuNAjQHF
— Le Monde Politique (@lemonde_pol) February 16, 2015
Marion Maréchal Le Pen, quant à elle, se contente de dénoncer sur Sud radio un « délire laïcard » :
« C’est le délire laïcard qui veut qu’on fasse totalement table rase du passé, de notre héritage culturel qui, il est vrai, est en grande partie judéo-chrétien. »
L’imbroglio créé par Mme Barents semble embarrasser tout autant le Gouvernement, dont voici la réaction :
« Dans certaines collectivités d’outre-mer [...], l’histoire et les origines de la population justifient que l’on ait déjà adapté les dates des jours fériés ou chômés. [...] Il ne faut pas nourrir une confusion illégitime sur la philosophie de votre amendement [...], il est du devoir du gouvernement de signaler que le lien avec la croissance et l’emploi reste très indirect, et il n’est pas à exclure qu’il y ait là un risque d’inconstitutionnalité, qui devra être mesuré. [3] »
Des spécificités propres qui justifieraient des « adaptations tenant aux caractéristiques et contraintes particulières de ces collectivités », comme le dispose l’article 73 de la Constitution ? Un risque d’inconstitutionnalité ?
Qu’en est-il vraiment ?
Commençons par le plus invraisemblable, le plus scandaleux aussi : le présupposé, tiré des prétendues spécificités cultuelles de la Réunion évoquées par Mme Bareigts à l’appui du dépôt de l’amendement, est matériellement fausse et l’intéressée ne peut guère l’ignorer. Le culte catholique est très largement majoritaire à la Réunion, puisqu’il est revendiqué par 85 pour cent de la population. Davantage, donc, qu’en métropole, puisque l’agence CSA estimait en 2012 à 58% la part du catholicisme pour toute la France. Et encore, ces chiffres ne traduisent qu’une revendication identitaire et non le taux de pratique effective. En effet, même en l’absence de statistiques propres sur le taux d’assistance à la messe dans les départements d’outre-mer, on peut affirmer sans risquer de se tromper que le pourcentage des Réunionnais, beaucoup plus pieux que les métropolitains, assistant à la messe est très supérieur à la moyenne nationale de 4,5 pour cent en 2010.
Les affirmations de Mme Bareigts sur la composition religieuse de son département sont donc matériellement inexactes, ce que personne n’a pourtant relevé alors que c’était le seul argument avancé en faveur de son amendement.
Or on sait que la Réunion, avec une population « légale » [4] de 828.581 habitants en 2011, est de loin la plus peuplée des collectivités territoriales d’outre-mer.
La Guyane vient ensuite avec 237.549 habitants : si le protestantisme y est désormais très présent, le catholicisme, qui y jouit au demeurant d’une régime concordataire spécial [5], demeure de très loin la première religion pratiquée dans ce territoire. Les musulmans, hindouistes et juifs restent très minoritaires. La situation dans le département d’origine du garde des Sceaux se rapproche finalement beaucoup de celle de ses grands voisins latino-américains, avec des taux de pratique du christianisme qui restent plus élevés qu’en France métropolitaine.
Il faut donc attendre Mayotte, avec une population« légale » officiellement fixée à 212.645, pour pouvoir parler d’une collectivité d’outre-mer (et de fait c’est la seule) où une autre religion que le catholicisme est majoritaire.
On aurait pu, sans cette fois se moquer des réalités statistiques, opérer un aménagement législatif spécifiquement conçu pour tenir compte de la pratique religieuse à Mayotte ; mais on conçoit sans peine que cette option aurait encore moins plu au Gouvernement.
Au moment où nous écrivons ces lignes, on sait que le Gouvernement, sur le fondement des dispositions de l’article 49, alinéat 3 de la Constitution, a engagé sa responsabilité sur le projet de loi Macron. [6].
Or, même si dans le contexte issu de cette crise, le sujet n’intéresse plus grand monde, il est loin d’être sûr que le risque d’inconstitutionnalité évoqué par M. Macron ne soit pas réel. Non pas, en première analyse, à cause d’une incompatibilité de fond du contenu de l’amendement avec le principe constitutionnel d’unité de la République ou à celui d’égalité devant la loi, relevés, — pour les écarter à juste titre, — dans l’exposé sommaire de l’amendement, ou encore avec aucune autre disposition constitutionnelle ou principe à valeur constitutionnelle, mais parce qu’il pourrait bien constituer un cavalier législatif. Cette expression désigne une mesure introduite dans les autres types de lois ordinaires par un amendement dépourvu de lien avec le projet ou la proposition de loi déposé sur le bureau de la première assemblée saisie [7].
La loi organique prise pour l’application de ces dispositions renvoie au règlement des assemblées : l’article 98 du règlement de l’Assemblée nationale dispose que :
« Sans préjudice de l’application des articles 40 [8] et 41 [9] de la Constitution, tout amendement est recevable en première lecture dès lors qu’il présente un lien, même indirect, avec le texte déposé ou transmis. L’existence de ce lien est appréciée par le Président. »
De fait, la qualité de la loi se ressent fréquemment de l’exercice incontrôlé du droit d’amendement ; parfois hâtivement rédigés, les amendements n’ont en effet pas bénéficié des filtres par lesquels sera passé un projet de loi (concertations, consultations, discussion interministérielle, examen par le Conseil d’Etat, notamment). Souvent introduits en méconnaissance de la clarté et de la sincérité que requiert le travail d’élaboration de la loi, ils posent en outre souvent des problèmes d’application, comportent des risques pour la sécurité juridique, voire des inconstitutionnalités.
La circonstance que le président de l’Assemblée nationale n’ait pas fait usage de la faculté dont il est investi par l’article 98 de constater l’absence de tout lien, même indirect, avec le texte transmis ne préjuge pas d’une éventuelle décision contraire du Conseil constitutionnel, s’il est saisi, comme c’est fort probable, d’un recours fondé sur ce moyen. Le Conseil constitutionnel s’est en effet depuis longtemps évertué à contrôler la recevabilité des amendements afin de prévenir le dysfonctionnement de la délibération. Ceux-ci ne doivent ainsi pas être dépourvus de tout lien avec l’objet du projet ou de la proposition [10] et s’exercer pleinement en première lecture [11]. Cependant, cette jurisprudence a été assouplie par le constituant, en 2008 : tout amendement est recevable, en première lecture dès lors qu’il présente un lien, même indirect, avec le texte déposé ou transmis [12] [13].
Dans le texte sur lequel le Gouvernement a engagé sa responsabilité, on retrouve bien tous les amendements déjà adoptés, dont celui sur les jours fériés en outre-mer : on comprend aisément que, dans le contexte politique qui entoure une décision aussi délicate, compliquer les choses par un tri sélectif soit désormais le cadet des soucis du Gouvernement. C’est pourtant une faculté que lui reconnait dans une excellente note de doctrine l’éminent Jean Gicquel d’engager sa responsabilité sur un texte « assorti d’amendements choisis ». Le Premier ministre ferait bien d’en user en seconde lecture, sans quoi les opposants à cette mesure lui donneront rendez-vous rue de Montpensier, pour une saisine dont le résultat pourra bien sûr pencher dans l’un ou l’autre sens.
Mais au-delà de l’aspect constitutionnel, c’est la duplicité éhontée qui sous-tend le coup de bluff de Mme Bareigts qui laisse sans voix. Pourtant en réalité, cette stratégie du déni est dans le droit fil de celle que le Gouvernement a adoptée sur de nombreux sujets. La théorie du genre ? Elle n’existe pas. Les races ? Pas davantage. Les profanations de lieux de culte catholiques ? Non plus. Et les catholiques outre-mer ? Jamais entendu parler.
Et encore : il faut surtout situer le pataquès surgi autour des jours fériés catholiques dans son vrai contexte, celui d’un système politico-administratif moralement et techniquement à la dérive depuis le précédent quinquennat : la loi Macron ne peut en effet qu’être qualifiée d’abominable fatras, bourré de dispositions absolument grotesques ou scélérates, ou encore écrites en charabia : on relève ainsi, vers l’article 40, un incroyable « en Hexagone et dans les outre-mer »... Ses auteurs mériteraient d’être exilés sur une île déserte en outre-mer en compagnie de ceux de l’amendement et avec, outre une remise à niveau en droit public, la messe et le chapelet obligatoires quotidiens.
[1] Dans le texte initial de son amendement, la députée précisait que les jours fériés susceptibles d’être remplacés étaient le lundi de Pâques, l’Ascension, le lundi de Pentecôte, l’Assomption et la Toussaint. Mais la version finalement votée indique, à l’initiative des socialistes, que seuls les jours fériés « non républicains » sont concernés (1er et 8 mai, 14 juillet et 11 novembre). Ce sont donc sept des onze jours fériés qui sont concernés, liés à des fêtes chrétiennes ou non : le 1er janvier, le lundi de Pâques, le jeudi de l’Ascension, le lundi de Pentecôte, l’Assomption, la Toussaint et le jour de Noël, rappelle Le Monde.
[2] Mgr Ribadeau-Dumas, porte-parole de la conférence épiscopale, a en revanche fait connaître son opposition.
[4] Les chiffres cités sont ceux de l’INSEE pour 2011.
[5] L’ordonnance du 27 août 1828 concernant le Gouvernement de la Guyane française a en effet institué un régime ad hoc en vertu duquel le clergé catholique, et lui seul, est salarié par le Conseil général.
[6] Depuis la révision opérée par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008, l’usage de cette disposition, à laquelle le Gouvernement pouvait recourir autant de fois qu’il l’estimait nécessaire et quelle que soit la nature du texte, a été limité : le Gouvernement ne peut désormais y avoir recours que pour les projets de loi de finances ou de financement de la sécurité sociale ainsi que, dans la limite d’une fois par session parlementaire, pour un autre projet de loi.
L’article 95 du règlement de l’Assemblée nationale permet au Gouvernement de demander la réserve d’un amendement, c’est-à-dire d’en repousser la discussion à plus tard. Si l’engagement de responsabilité a lieu entre-temps, cette discussion n’a pas lieu. Le Gouvernement peut ainsi écarter les amendements qu’il ne souhaite pas, mais qui pourraient avoir la faveur de l’Assemblée (et aussi ceux qui sont déposés dans un but dilatoire). Il n’a pas choisi d’user de cette faculté s’agissant de l’amendement Bareigts. En revanche, lorsque la responsabilité est effectivement engagée, il n’est pas possible de revenir sur les dispositions adoptées auparavant. Le texte sur lequel l’engagement a lieu peut par contre reprendre des dispositions repoussées. Il peut aussi contenir des amendements par rapport au projet initial, qu’il s’agisse d’amendements du Gouvernement ou d’amendements d’origine parlementaire que le Gouvernement choisit de retenir.
Le Monde a soutenu que la modification constitutionnelle de 2008 empêcherait le Gouvernement de recourir une nouvelle fois à l’article 49, alignée 3 de la Constitution pour forcer l’adoption de la loi Macron : il soutient qu’un « doute subsiste sur la possibilité pour le gouvernement de réutiliser alors le 49-3 en cas de nouvelle contestation. Il n’a le droit de l’employer que sur un seul projet de loi par session (hors texte budgétaire). Mais il pourrait arguer qu’il s’agit toujours du même projet, pour le réemployer lors de la deuxième lecture. » C’est cette dernière interprétation du texte de l’article 49, alinéa 3, à la rédaction plus que maladroite, issu de la révision sarkozienne qui nous paraît la plus vraisemblable.
[7] Et donc en méconnaissance des règles induites par les dispositions combinées du premier alinéa des articles 39 et 44 de la Constitution.
[8] Augmentation d’une charge ou diminution d’une ressource.
[9] Amendements n’entrant pas dans le domaine de la loi, ce qui n’est pas le cas ici, la liste des jours fériés, chômés ou non, étant bien fixée par l’article L. 3133‑1 du code du travail.
[10] 19 juin 2001, Statut de la magistrature, Rec., p. 63.
[11] 19 janvier 2006, Lutte contre le terrorisme, Rec., p. 31.
[12] En vertu du nouvel art. 45 de la Constitution, al. 1er.
[13] La jurisprudence du Conseil n’a pas été modifiée postérieurement à la révision constitutionnelle de 2008 : la décision n° 2011-629 DC a ainsi censuré l’article 187 de la loi de simplification et d’amélioration de la qualité du droit, introduit par amendement et qui concernait le recrutement des auditeurs de deuxième classe du Conseil d’État parmi les anciens élèves de l’École nationale d’administration. Le Conseil a considéré qu’il ne présentait pas de lien même indirect avec les dispositions figurant dans la proposition de loi initiale.
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