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Auteur de plusieurs livres sur l’économie, Jean-Philippe Vincent est ancien élève de l’ENA et économiste. Il enseigne l’économie des questions de société à Sciences-Po Paris et est membre du comité de rédaction de la revue Commentaire.
Comment définir le conservatisme ? Pour l’auteur, il convient tout d’abord de commencer par distinguer celui-ci d’un certain nombre de courants avec lesquels il est régulièrement confondu [1]. Le conservatisme n’est ainsi ni le traditionalisme, ni la réaction (vus tous deux comme des nostalgies du passé), ni la contre-révolution (s’il a avec celle-ci nombre de points communs, il en diffère aussi significativement selon Jean-Philippe Vincent), et encore moins un immobilisme (le conservatisme sait faire les réformes nécessaires). Ces distinctions quoiqu’utiles nous semblent un peu trop théoriques. Du fait que le conservatisme s’inscrit justement dans différents moments historiques et n’est aucunement une idéologie abstraite, il n’est pas toujours aisé de distinguer un conservatisme aussi clairement séparé de ces autres courants.
La première partie de l’ouvrage s’attache à définir ce qu’est la doctrine conservatrice, en l’organisant autour de sept thèmes principaux [2] :
« Dans le système conservateur, l’autorité et l’ordre sont les concepts premiers » [3]. Il s’agit de bien distinguer l’autorité du pouvoir. Reconnue comme légitime par ceux à qui elle s’applique, l’autorité n’est en réalité pas unique mais multiple. Le conservatisme reconnaît ainsi une transcendance qui le dépasse, refuse l’uniformité de l’égalitarisme et attache une importance particulière à la liberté, à la propriété privée, aux coutumes et aux usages.
Si la recherche du bien commun implique que le conservateur attache une grande importance à la stabilité des institutions (c’est pourquoi il refuse la « perpétuelle tentation de faire table rase » de l’esprit révolutionnaire [4] et souligne l’importance des communautés humaines naturelles telles que la famille) et à la recherche de la paix et de la justice, l’auteur dénonce particulièrement l’égalitarisme et la « justice sociale » : « L’envie vise à rabaisser l’autre à son niveau. Si je ne peux pas être comme toi (ou mieux), je désire que tu sois comme moi (ou pire), noyé dans une masse d’individus identiques dont nul n’a le droit de se distinguer. S’instaure ainsi une tendance au droit de se distinguer, qui devient le trait caractéristique des sociétés démocratiques et se nourrit des passions tristes ou grises. L’envie démocratique s’oppose donc perpétuellement à la vision conservatrice du bien commun, non seulement parce qu’il est impossible de définir un bien commun à une société d’envieux, mais aussi parce que le bien commun implique des hiérarchies et que rien n’est plus antipathique à la passion envieuse » [5]. Notons cependant que par justice sociale il évoque un concept bien distinct de celui du même nom employé par la doctrine sociale de l’Église, doctrine que l’auteur juge « parfaitement compatible avec la pensée conservatrice » [6] « Le conservatisme a une vocation sociale très affirmée, cependant il considère que les enjeux de redistribution ne sont pas de la compétence de l’État, mais qu’ils doivent être le plus possible décentralisés au niveau des communautés naturelles — familles, Églises commune —, mais également d’organisation ou de sociétés où se déploie le principe de subsidiarité — sociétés de secours mutuel, sociétés charitables, sociétés d’assurance et de prévoyance » [7].
L’Histoire joue elle aussi une place centrale dans la doctrine conservatrice du fait même qu’elle est une expérience (ou une suite d’expériences) concrète et non une construction abstraite. Le conservatisme est en revanche plus que réservé sur un éventuel « sens de l’histoire » [8]. Il est aussi attaché aux « préjugés », vus comme sens commun ou comme bon sens des peuples qu’il préfère au culte abstrait de la Raison. Le conservatisme possède aussi des affinités avec le catholicisme (du fait que celui-ci est justement incarné dans l’Histoire et non une abstraction) et le judaïsme. Sans faire des conservateurs des dévots, il juge le rôle de l’Église important comme structure capable de s’opposer à l’arbitraire du pouvoir.
La seconde partie de l’ouvrage est consacrée à ce que l’auteur appelle le « style conservateur ». L’idée étant, après avoir présenté les traits saillants de la doctrine, de rentrer dans le style de pensée pour en approfondir la cohérence interne. Si le chapitre est fort riche et assez touffu, il manque cependant d’un plan bien construit, ce qui l’amène à quelques redites. Un point particulièrement intéressant est la tentative (plutôt convaincante) de l’auteur de faire remonter le conservatisme à la République Romaine, et spécifiquement à Cicéron [9] en s’attachant plus précisément au lexique qui lui est central (imperium, potestas, fides, ...). On peut noter aussi une analyse du conservatisme sur le plan littéraire et des différentes thématiques qui lui sont chères (famille, rédemption, patrie, héritage, ...)
L’ouvrage est assez dense et fort instructif, mais l’on s’y perd parfois en cherchant la progression logique entre une sous-partie et la suivante. Chaque sous-partie est en soi intéressante, mais le plan d’ensemble semble trop lâche, ce qui nuit un peu à la démonstration de cohérence de la pensée conservatrice que souhaite donner l’auteur.
Plus clairement structurée, cette partie est aussi celle qui contient le plus de propositions concrètes de réformes (que l’auteur soit économiste y est certainement pour quelque chose).
Existe-t-il une école économique conservatrice structurée ? Non répond l’auteur, « Le conservatisme est une doctrine politique ; il n’est pas une école économique » [10]. Quel modèle économique peut dès lors convenir au conservatisme ? N’y a t-il pas opposition ou contradiction entre le modèle capitaliste et l’idéologie conservatrice ? Il ne s’agit en réalité pas tant d’opposition que d’une nécessaire complémentarité : « Il ne peut gère y avoir de capitalisme durable sans une éthique conservatrice » [11] ; si l’ordre culturel et religieux est affaiblit, cela entraîne alors une dégradation du capitalisme. De fait, l’auteur défend l’idée que le libéralisme a une conscience, une âme et une éthique qui lui sont fournies par le conservatisme grâce aux « conditions culturelles et institutionnelles » qu’il réunit [12].
Pour l’auteur, l’éthique est dans un système conservateur, au cœur de l’économie politique [13] et l’élément fondamental de cette éthique est l’autorité morale dont jouissent l’état et les institutions qui permettent au marché d’exister. À la main invisible du marché, il en ajoute une seconde « qui conditionne étroitement l’efficacité de la première : c’est la confiance » [14]. Pour que cette confiance envers l’état et les institutions se conserve, il est essentiel que l’économie suive des règles stables au lieu de privilégier des actions discrétionnaires. « Aux yeux des conservateurs, des règles sont nécessaires parce qu’elles renforcent l’efficacité de la politique économique au lieu de la limiter » [15] et permettent d’éviter la tyrannie de l’électeur-médian en recourant au constitutionalisme économique : « l’idée de base est que certaines dispositions ou règles économiques particulièrement sensibles ou importantes doivent devenir des normes constitutionnelles qui seront ainsi à l’abri de la tyrannie de l’électeur-médian. » [16].
Reprenant par ailleurs la règle d’or de Phelps, il met l’accent sur l’éthique et l’altruisme intergénérationnel. Cette vision à long terme qui implique aussi la notion de transmission et de continuité est tout à fait conservatrice. Ce sont des raisons identiques qui font que concernant le droit de propriété qu’il juge en pleine décadence [17], il souligne à quel point celui-ci est conservateur car permettant l’enracinement à long terme.
Robert Nisbet est sans conteste le penseur qui a le plus influencé l’auteur (il est d’ailleurs abondamment cité tout au long de l’ouvrage). Souhaitant montrer la vitalité actuelle du conservatisme, l’auteur nous présente dans cette partie une série de portraits de neuf penseurs du XXe où il s’attache à montrer comment ces « penseurs contemporains ont enrichi, actualisé et développé des thématiques conservatrices » [18]. Il serait trop long ou délicat de résumer ces rapides portraits-présentations, nous nous contenterons donc d’en indiquer les noms :
Complétant ce rapide panorama du conservatisme contemporain, il souhaite dans le même temps dénoncer les « hérésies conservatrices » du XXe et du début du XXIe siècle qui nuisent à l’image du conservatisme : la révolution conservatrice allemande des années 1920, les dictatures conservatrices comme le régime de l’Estado Novo au Portugal (1928-1974), le conservatisme américain et les néoconservateurs (qui ont fait l’inverse du conservatisme en augmentant les pouvoirs fédéraux, en multipliant les guerres, en faisant l’apologie excessive du capitalisme et en dérivant pour certains vers le libertarianisme) ; l’islam-conservatisme auquel l’auteur suggère plutôt l’expression de « démocratie illibérale » [19].
L’auteur regrette enfin la mauvaise réputation du conservatisme en France malgré son impérieuse nécessité et l’existence d’un certain nombre de penseurs conservateurs français. De fait, la manifestation politique du conservatisme en France y est quasiment inexistante. Mais la tradition conservatrice y est, pour lui, encore vivante et toujours actuellement divisée en deux grands courants : le courant contre-révolutionnaire et le conservatisme libéral. C’est au second que l’auteur se rattache est c’est de ce courant qu’il lui semble possible de voir renaître en France un courant politique conservateur, manifestation politique dont « les préjugés égalitaires » [20] sont probablement le plus gros obstacle.
[1] p.23-27.
[2] p.33.
[3] p.35.
[4] p.30.
[5] p.56-57.
[6] p.57.
[7] p.89.
[8] p.63.
[9] p.100-111.
[10] p.173.
[11] p.180.
[12] p.177.
[13] p.182.
[14] p.195.
[15] p.209.
[16] p.211.
[17] p.84.
[18] p.126.
[19] p.233.
[20] p.244.
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