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Dans notre société mercantiliste, où le commercial le dispute à l’immoral, l’apparence est mise sur un piédestal, et prend la place qui devrait revenir à la vérité. Le monde des livres n’en est pas épargné, et l’on soigne nos amis de papier comme tout autre article à vendre : couverture colorée, fiche produit « vendeuse » et, surtout, titre aguichant. Manque de pot, comme Alain Lanavère le remarque très justement dans la préface de l’ouvrage, « Gingolph l’abandonné », ça n’est pas terrible. Que peut-il se cacher de bon derrière un titre aussi étrange ? « Gingolph », qu’es aquò ? Serait-ce le bateau à voiles que cette nouvelle édition arbore fièrement en première de couverture ? Non, aucunement : il s’agit du personnage masculin central de ce roman de René Bazin [1].
Mais le contenu est aussi bon, aussi grandiose, que le titre peut sembler mauvais. Ce n’est pas un roman que l’on abandonnerait en cours de route : au contraire, il tient en haleine, chapitre par chapitre, un lecteur qui voudra en découdre au plus vite. C’est un livre à ne pas attraper un soir, dans l’espoir de s’assoupir au bout de quelques lignes, de quelques paragraphes. Ici, le bois n’est pas de bûche, mais de navires de pêcheurs. Si l’expression n’était pas, en fin de compte, plus dépréciative que méliorative, nous dirions qu’il s’agit d’un roman total. En effet, c’est un roman marin, un roman catholique, un roman français, un roman de la Côte d’Opale, un roman de la pauvreté et de la simplicité, un roman de la maternité, un roman d’amour enfin – sans être, pour rien au monde, une histoire à l’eau de rose ou un brûlot romantique.
On ne pourrait trop féliciter les éditions Clovis d’avoir réédité cet ouvrage méconnu, originellement paru dans La Revue des Deux Mondes entre avril et juin 2014, quelque peu éclipsé par la Grande Guerre puis par l’aversion mondaine qui touche tout ouvrage trop empreint d’esprit chrétien et écrit en trop bon français… Une excellente préface d’Alain Lanavère, professeur à l’institut universitaire Saint-Pie X, maître de conférences émérite de la Sorbonne et collaborateur de l’école des Chartes, pertinente et ne traînant pas en longueur, ouvre le volume ; mais le néophyte aura sans doute plus de profit à n’en prendre connaissance qu’après avoir achevé la lecture du roman. Pour le plaisir des yeux, et une mise en situation des plus fidèles, ce dernier est agrémenté de nombreuses illustrations photographiques, reproductions de cartes postales du début du XXe siècle représentant des lieux évoqués par René Bazin.
Parlons rapidement de ce chef-d’œuvre sans dévoiler les clefs de son intrigue… Bazin nous plonge dans un monde qui sera inconnu pour la plupart d’entre nous, et les premières pages, recelant de termes spécialisés empruntés au jargon des marins du Nord, ne doivent pas nous rebuter. Le romancier nous taille une intimité avec les pêcheurs de Boulogne-sur-Mer, et de son arrière-pays rural – en l’occurrence : Équihen et Le Portel. L’action se déroule à la toute fin du XIXe siècle, quand la pêche industrielle se substitue peu à peu à la pêche artisanale : « Boulogne est alors le premier port français de pêche, drainant le quart de la production nationale de poisson frais, employant plus de cinq mille hommes [2] ». C’est avec plaisir que le lecteur suit des marins portelois et boulonnais dans les mers d’Islande et le long des côtes d’Écosse, à la recherche du hareng qui nourrira toute l’Europe les jours d’abstinence…
De nos jours, les intrigues simplistes qui caractérisent de nombreux films et romans nous habituent à porter des jugements hâtifs sur les personnes, et la surmédiatisation des gens qui comptent nous y pousse encore. Les caractères nous paraissent uniformes, intelligibles, compréhensibles, tout à fait nets. Quel orgueil ! Et, pourtant, que l’on peut dire que notre siècle, si riche et diverti, paraît faible devant certains portraits peints par René Bazin ! Que ses personnages sont forts et puissants ; qu’ils semblent profonds et perspicaces ! La raison en est simple : ils ont conscience de leur âme, l’intrigue les meut pour qu’ils puissent « gagner [leur] mort avec toute [leur] vie ». Ces nains juchés sur des épaules de géants sont nos géants à nous…
Le pivot central de ce roman, c’est une mère de famille, veuve, contrainte de vivre dans la pauvreté, si ce n’est dans la misère (elle élève ses enfants dans une chaloupe renversée, où l’on a tant bien que mal percé une petite cheminée pour le poêle, une fenêtre et une porte), Rosalie Lobez, originaire du Portel et mariée à un pêcheur d’Édihen, tôt emporté par les flots d’une mer mangeuse d’hommes… Mais elle vit la pauvreté comme une bénédiction, comme une croix abritant sa petite tribu de bien des divertissements et tentations. Sa richesse est toute en Dieu ; ce qu’elle possède n’est pas ici-bas, mais au ciel ! Soyons amoureux de cette pauvreté-là, de cette grande simplicité, qui appelle générosité, vertu et grandeur d’âme. Cette pauvreté évangélique et marine est à mille lieues de la misère ouvrière froidement vomie par la plume d’un Zola, où un progrès sans Dieu n’est que ruine de la foi. Gingolph l’abandonné commence à Noël, qui est une fête on ne peut mieux choisie pour l’incipit, la naissance d’une œuvre. Le petit héros n’a alors que treize ans, et chante déjà à la gloire du doux Jésus, avant de traverser bien des épreuves et de surmonter de mauvaises pensées. Nos petits pêcheurs de la Côte d’Opale, eux, aussi humbles soient-ils, sont heureux de vivre sous la main de Notre-Seigneur. Ils prient, ils processionnent ; on le bénit et ils reçoivent les sacrements. Citons quelques passages où l’on devine cet esprit chrétien encore si vif chez les âmes d’élite que la République n’a pas encore supprimées ou annihilées :
« Le meilleur de cette pauvre femme [Rosalie Lobez], le principe de sa force, et on peut dire toute sa supériorité, était aussi dans sa foi, non pas une foi ignorante et de simple tradition, mais pénétrée, méditée et aimée. […] Belles philosophies vivantes, qu’ont créées la famille, la douleur et la grâce ! […]
» Les femmes du Portel ont été défendues ainsi contre la vulgarité des milieux obéissant à la mode. Une origine commune, l’absence de grande plage qui attirât le déplorable baigneur, les mariages entre familles de pêcheurs, une vive fierté de la mer, l’absence fréquente des hommes, la séparation même entre le bourg, blotti dans une cassure de la falaise, et la ville de Boulogne, ces espaces vides qui l’enveloppent, ces déserts qui sont au blé et au vent, tout a favorisé le recueillement et la songerie des Porteloises. Regardez leurs yeux bruns, leur air de religieuses : elles ont des visages auxquels conviennent les paupières abaissées. Plusieurs des anciennes, sans avoir lu beaucoup de livres, ont beaucoup lu les mêmes choses, les Évangiles, L’Imitation, quelques vies de saints, des passages même de sainte Thérèse ou de saint Liguori ; elles ont compris la raison de vivre, la Providence, la paix, le mystère de la souffrance. Beaucoup sont tertiaires de Saint-François. Leurs enfants peuplent les séminaires, les cloîtres, et vont prêcher l’Évangile aux païens. Elles feraient, en maint endroit, figures de saintes et de théologiennes. Elles sont simplement des femmes du peuple que l’affreux dénuement moral du minimum de religion n’a pas encore atteintes [3]. »
Ce portrait élogieux est très éloigné de la bécasse urbaine qui commence déjà à pulluler : « Les exemples sont nombreux, dans le peuple de France, et de plus en plus, des ménages où l’homme, rude, solitaire et absorbé dans le travail, s’use pour contenter le goût de bien-être et de luxe d’une femme [4] ». Mais, manque de pot, ou ironie du sort, la modernité a réussi à les faire travailler, comme leurs maris, si elles en ont encore véritablement, au plus loin de la chaleur de leur foyer. Passons maintenant à une scène de prière en commun, au sein d’une entreprise, à peu près inimaginable de nos jours, fort malheureusement :
« La contredame, qui n’entend pas autant de conversations et de rires que d’habitude, commence de réciter la grande prière du matin, car l’usage s’est conservé, dans l’atelier portelois, de prier en commun :
» — Très sainte et très auguste Trinité, Dieu seul en trois personnes, je crois que vous êtes ici présent. Je vous adore avec les sentiments de l’humilité la plus profonde, et je vous rends de tout mon cœur les hommages qui sont dus à votre souveraine majesté…
» Les ramendeuses répondent toutes, la plupart d’une voix habituée au ton de la prière publique, pliée à l’unisson, voix jeunes, voix graves, voix que ranime et qu’enfle par moments la pensée d’un danger, d’un amour en péril, l’enfant, le frère, l’époux, l’ami [5] ».
Ou encore ce portrait de la jeune et pieuse cousine – lointaine ! – éconduite, sainte en devenir, à l’appel religieux naissant :
« Là sa jeunesse heureuse avait demeuré. Marie est persuadée en ce moment que sa jeunesse est finie. Elle est de la grande race humaine, qui ne vit point d’amusement, qui a le regard tout clair, dès le matin de la vie, à l’heure des brouillards d’amour, et elle se demande, étonnée encore d’avoir été dédaignée, si ce n’est point là le sacre douloureux, le signe d’une vocation plus haute. Ne serait-elle pas une de ces créatures associées au rachat du monde, employées jusqu’à l’usure des forces au bien des faibles et des abandonnés, fille qui vieillirait, oublieuse d’elle-même, garde-malade de la mère infirme, fidèle au soin de l’église qu’elle balaie et qu’elle orne, dévouée au salut des enfants auxquels elle apprend le catéchisme, âme qui achète la paix et qui peut la donner, veilleuse qui est mise sur le chemin, dans les grandes ténèbres, et que le vent n’éteint pas ? Quelle dure solitude ! Dieu qui l’habite avec nous n’est point pressenti de loin [6]. »
Mais l’homme n’est pas une brute pour autant. Il n’est pas, comme c’est souvent le cas alors dans de nombreuses régions et dans de nombreuses paroisses, un sans-Dieu. Il a la foi, et peut vivre sa profession comme un sacerdoce, et le marin pêcheur fait place au marin missionnaire :
« — […] Si tu as un commandement, plus tard, tu choisiras tes hommes ; même à Boulogne, on en trouve qui ont de la religion ; tu pourras peut-être naviguer comme faisaient nos grands-pères du Portel qui mettaient toujours Dieu dans leur travail. Il faut des voyageurs qui bénissent le monde. Suppose, qu’en entrant dans les ports, ou seulement quand tu aperçois, du pont de ton bateau, la pointe d’un clocher, tu dises : “Bénissez le monde et moi !”, tu ne voix pas, sans doute, ce que tu fais, mais, quelque part, des frères se réconcilient, des femmes obtiennent de sortir de leur péché, des enfants revivent, qui allaient mourir. Et c’est la prière d’un passant qui a conduit leur cœur ou guéri leur misère [7]. »
Les apôtres étaient des pêcheurs, et la « mère Lobez » nous annonce elle aussi le Chemin, tel un phare placé à l’intersection de deux siècles et éclairant jusqu’au nôtre… Un chef-d’œuvre beau à en pleurer !
[1] BAZIN (René), Gingolph l’abandonné, Suresnes, Clovis, 2014, 382 p., 15 €.
[2] Préface d’Alain Lanavère, p. 11.
[3] BAZIN (René), Gingolph l’abandonné, op. cit., p. 61-62.
[4] Ibid., p. 111.
[5] Ibid., p. 162-163.
[6] Ibid., p. 176-177.
[7] Ibid., p. 248-249.
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