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Maître de conférences à l’université Paris-Sorbonne (Paris IV), Sébastien Morlet est spécialiste des textes de l’Antiquité tardive.
Les rapports entre philosophie et christianisme durant les premiers siècles de celui-ci sont d’une telle complexité, et les études si nombreuses qu’il est parfois difficile d’en avoir rapidement une vision d’ensemble.
Ce livre, essai issu en grande partie d’un cours donné à la Sorbonne pendant plusieurs années, propose ici au grand public une brève histoire intellectuelle du questionnement chrétien sur la philosophie dans les premiers siècles du christianisme en abordant successivement différentes approches des relations entre christianisme et philosophie [1]. Il fait par ailleurs une large utilisation de citations des textes antiques, ce qui est fort appréciable.
Morlet souligne l’importance du christianisme comme phénomène culturel. Il n’y a pour lui pas de sens à parler d’hellénisation du christianisme : le christianisme nait directement au sein du monde grec (la première littérature chrétienne conservée est par ailleurs d’expression grecque) et y est directement plongé (on pourrait ajouter qu’en cela il se distingue des religions orientales importées dans l’empire romain).
S’il existe un antirationalisme chrétien, « il existe aussi dans le christianisme ancien une attitude beaucoup plus ouverte à la philosophie » [2]. A ce titre, on ne peut résumer (comme cela est parfois fait) l’approche chrétienne de la philosophie au “credo, qui absurdum” attribué à Tertullien. Régulièrement utilisée par les détracteurs du christianisme, cette citation n’en est pas une et est en réalité une déformation d’un texte (de Tertullien) qui « ne constitue en aucun cas une maxime générale contre la philosophie » [3]. Il n’est pas certain que l’on puisse séparer le christianisme en deux courant dont l’un serait opposé à la philosophie et attaché exclusivement à la révélation tandis que l’autre lui serait plus ouvert. La situation est plus complexe et souvent les deux positions se mêlent chez les mêmes auteurs chrétiens, changeant parfois en fonction des personnes à qui ils s’adressent.
On peut cependant voir des auteurs chrétiens qui lui sont clairement opposés comme Tatien ou Théophile d’Antioche. Cette hostilité à la “sagesse du monde” est appuyée par différents arguments :
S’il y a une opposition chrétienne à la philosophie, on observe aussi la naissance dès la fin du 1er siècle d’une « critique philosophique du christianisme » [6], particulièrement dans le milieu néo-platonicien qui voue, dès Plotin, une hostilité foncière aux chrétiens [7]. Plusieurs traités antichrétiens sont ainsi composés par des philosophes. On peut citer ceux de Porphyre et de Hiérocles ou encore le Discours vrai de Celse.
Les accusations portées contre le christianisme sont nombreuses. Celui-ci est accusé d’innovation (la nouveauté apparait comme suspecte dans le monde antique) et d’irrationalité (de nombreux points de la doctrine sont attaqués directement, comme la théologie de l’Incarnation, la date de l’Incarnation - pourquoi une Incarnation aussi tardive ? ce n’est pas crédible -, la conception chrétienne du logos divin ou encore la croyance en la résurrection des corps). Les écritures chrétiennes sont vues comme « fausses, contradictoires, et mal écrites » [8] et l’interprétation spirituelle ou allégorique de la Bible par les chrétiens est elle aussi critiquée.
Celse qualifie Moïse d’imposteur (il aurait tout volé aux autres [9]) et considère que le récit de la création est un plagiat de légendes grecques et égyptiennes. D’autres philosophes ne verront en Jésus qu’un simple sorcier, certes capable de miracles, mais cela n’aurait rien d’exceptionnel (concept de θειος ανηρ, d’homme divin). « Il y a en revanche une unanimité, chez tous nos auteurs, à propos des apôtres et des évangélistes. Dès Celse, ils sont considérés comme des affabulateurs" [...] » [10]
A ces critiques philosophiques, les chrétiens répondent en développant l’apologétique. Elle apparait au IIe siècle sous la forme d’ouvrages très courts et présentés comme adressés aux empereurs [11]. On y trouve une tentative d’exposer la foi de manière rationnelle, de démontrer « la rationalité du christianisme » [12] (Eusèbe de Césarée ira plus tard jusqu’à démontrer dans la Démonstration évangélique (II, 4-5) « pourquoi les miracles du Christ sont nécessairement vrais » [13]).
Très rapidement apparait l’idée que l’Écriture doit être utilisée dans la polémique avec les juif mais qu’« avec les grecs, il faut parler la langue des grecs » (c’est la position de Lactance), et qu’il ne faut pas hésiter à utiliser la dialectique pour la mettre au service de la défense du christianisme (Tertullien). Les chrétiens vont alors exposer la foi chrétienne dans les termes de la philosophie grecque [14], en se fondant sur les auteurs grecs et latin eux-mêmes (on pense à l’utilisation du Timée de Platon par exemple). Les chrétiens cherchent à montrer que le christianisme est non seulement une philosophie, mais la vraie philosophie (et donc supérieur à l’hellénisme).
Peu à peu l’idée que la philosophie peut être une préparation ou une introduction au christianisme voit le jour [15] et la philosophie sera enseignée dans des écoles chrétiennes pour former l’esprit. « L’école de Césarée constitue donc le premier témoignage d’une école chrétienne dans laquelle les arts libéraux (au moins une partie d’entre eux) et la philosophie étaient enseignés, et probablement à titre propédeutique » [16].
Un tel enseignement ne peut se faire que par une « relecture chrétienne de la philosophie ». Celle-ci ne serait pas entièrement fausse, mais contiendrait des “semences de vérité”, il faut donc opérer un tri et ne garder que ce qui peut être mis au service de la foi. On assiste alors à une réinterprétation des textes philosophiques, parfois en mépris du contexte des textes, à la lumière de la révélation. L’auteur note que les chrétiens n’ont déjà à cet époque plus qu’un accès partiel à la philosophie : le néo-platonisme avait alors pris une place centrale par rapport aux autres doctrines philosophies, et l’usage développé des florilèges ne donnait déjà qu’un accès sélectif aux différentes doctrines.
L’auteur analyse alors la relecture chrétiennes des principales écoles philosophiques. Notons à ce sujet que si cette réinterprétation insiste particulièrement sur Platon, des auteurs chrétiens iront chercher certains éléments mêmes chez des philosophes pourtant très hostiles au christianisme (comme Eusèbe de Césarée le fera par exemple avec Porphyre [17]).
« Au moment ou se constitue le christianisme, soit dans la seconde moitié du 1er siècle, le paysage philosophique n’est plus celui de la Grèce classique, ni même celui du monde hellénique » [18]. « L’antiquité tardive est caractérisée par la disparition progressive du stoïcisme et de l’épicurisme comme courants philosophiques après le IIIe siècle » [19] et l’on note désormais la prépondérance du néo-platonisme (rôle de Plotin) ainsi qu’une harmonisation des doctrines philosophiques.
Se développe par ailleurs un « intérêt pour l’irrationnel » (renouveau du pythagorisme et fort engouement pour les Oracles chaldaïques) y compris chez les néo-platoniciens fort intéressés par les oracles et la notion de révélation [20].
Peut-on imputer au christianisme ces évolutions ? Non a tendance à répondre Morlet [21] car « le christianisme reste, jusqu’au début du IVe s, un mouvement extrêmement marginal » [22] et de plus, « le christianisme ne trouve en général aucune audience auprès des philosophes » [23]. On peut alors se demander si le développement plus général des cultes orientaux au sein de l’empire n’a pas joué par exemple un rôle dans cette évolution interne de la philosophie.
Enfin, si la polémique entre chrétiens et philosophes disparait progressivement, il ne faut pas l’attribuer trop rapidement à une disparition des païens ou à une censure de ceux-ci. « Si les néoplatoniciens des IIIe et IVe s. voient encore un intérêt à polémiquer contre les chrétiens (et donc à dialoguer avec eux), ceux du Ve et du VIe préfèrent se murer dans un mépris silencieux. La polémique prend alors un tour souterrain et allusif, comme en témoignent le sous-entendus de la Vie de Proclus, composée au Ve s. par Marinus » [24]. Il y aura par ailleurs une « permanence de la polémique antichrétienne chez les derniers philosophes de l’antiquité » [25].
Lorsqu’en 529, l’empereur Justinien décide de la fermeture de l’école d’Athènes, il ne reste plus que deux grands foyers néoplatoniciens : Alexandrie et Athènes.
Les rapports entre christianisme et philosophie dans l’antiquité sont un monde complexe qu’il faut se garder de réduire à des positions trop tranchées. S’il y a bien un discours chrétien antiphilosophique, se développe aussi une « intégration de certaines données de la philosophie dans la pensée chrétienne ». Ce fait est fondamental : il a « déterminé par ailleurs l’orientation doctrinale de la pensée chrétienne autant qu’il contribué à préserver la philosophie d’une disparition totale » [26].
Au delà du VIe s, la question de l’influence et des liens entre philosophie antique et christianisme n’a plus de sens « car cette philosophie enseignée par des chrétiens n’est plus la philosophie antique. C’est désormais la philosophie médiévale » [27].
[1] Le christianisme contre la philosophie ; la philosophie contre le christianisme ; le christianisme, « vraie philosophie » ; la philosophie, introduction au christianisme ; la relecture chrétienne de la philosophie ; le christianisme a-t-il influencé la philosophie antique ?
[2] p.11.
[3] p.9-10.
[4] p.37.
[5] L’on peut, à ce sujet, regarder cette intervention vidéo de Sébastien Morlet : Concorde et vérité dans la pensée chrétienne de l’Antiquité.
[6] p.47.
[7] p.53.
[8] p.63.
[9] p.64.
[10] p.75.
[11] p.80.
[12] p.83.
[13] p.86.
[14] p.87-88.
[15] p.103.
[16] p.126.
[17] p.141.
[18] p.169-170.
[19] p.171.
[20] p.176.
[21] p.180.
[22] p.181.
[23] p.184.
[24] p.53.
[25] p.191.
[26] p.197.
[27] p.193.
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