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Quiconque ose aujourd’hui adresser une critique du libéralisme est rapidement suspecté d’appartenir au mouvement socialiste ou à la Gauche ce qui en dit long sur l’inculture de masse de notre monde contemporain. Même si ses derniers critiques les plus éminents comme Christopher Lasch, Michel Clouscard ou Jean-Claude Michéa sont issus du socialisme, il ne faudrait pas en déduire que l’appareil critique du libéralisme se cantonne au monde du progrès. Ce serait en effet oublier que les premiers adversaires de l’idéologie libérale se situent dans le camp de la tradition catholique et de la Contre-Révolution. L’historien des idées néopaïen Alain de Benoist se situe sans doute entre ces deux factions ce qui rend son ouvrage Contre le libéralisme assez intéressant. Il se propose, à son habitude, de faire une synthèse détaillée des attaques contre la matrice libérale. Avec sa liberté coutumière, il n’hésite pas à prendre ici et là les arguments les plus pertinents, qu’ils proviennent d’une école de pensée ou d’une autre, en vue de déboulonner le monstre libéral. D’un point de vue formel, il a fait le choix d’articuler sa critique autour de plusieurs thèmes permettant de mieux quadriller la problématique du libéralisme. L’auteur a opté pour une longue introduction de quarante-cinq pages qui fait office de synthèse des thèses générales de l’ouvrage. Avis aux lecteurs les moins ardents au travail qui pourraient uniquement se contenter de la lecture des premières pages afin de se nourrir de la substance générale du bouquin.
En bon méthodologue, Alain de Benoist commence par définir l’objet du livre ce qui n’est guère une mince affaire tant le terme libéralisme est chargé d’interprétations variées et de contre-sens. Le libéralisme peut être entrevu à travers trois prismes : économique, politique et anthropologique. D’un point de vue économique, le libéralisme fait du marché l’organe autorégulateur de la société. Au niveau politique, le marché doit être garanti par l’État dont il faut brider le pouvoir. Anthropologiquement parlant, l’homme est considéré comme une pure individualité avant d’être vu comme un être social. Même si l’auteur semble s’être beaucoup restreint dans ses attaques contre le christianisme, il ressort sa thèse précédemment développée dans ses livres antérieurs tels qu’Au-delà des droits de l’homme [1] ou Nous et les autres [2] selon laquelle le christianisme serait à l’origine de ce rapport individualiste au monde. La notion d’âme individuelle existait bien avant le christianisme puisque l’Égypte Antique, le bouddhisme, le judaïsme ou même la philosophie grecque l’avaient déjà appréhendée. En outre, le philosophe de la Nouvelle Droite paraît confondre le manichéisme qui suppose une séparation franche et nette entre l’âme, assimilé au Bien, et le corps, vu comme le Mal et la métaphysique chrétienne qui distingue l’âme et le corps pour les intégrer dans une totalité cohérente. La doctrine de la résurrection des corps après la Parousie du Christ est là pour en témoigner. De plus, le christianisme est une religion incarnée qui a à travers l’Histoire toujours célébré l’enracinement dans la famille, la cité ou la nation et qui a été l’ennemi prioritaire du libéralisme.
Le passage d’une société holiste considérant le tout supérieur aux parties qui le composent à une société libérale s’est fait progressivement par le truchement du nominalisme postulant que seul l’être singulier existe, du cartésianisme qui fonde sa philosophie sur l’individu et des Lumières selon lesquelles il faut libérer l’homme de ses attaches naturelles. Cet être fictif qu’est l’individu libéral naît avec des droits subjectifs propres à sa nature humaine et décide en fonction de son intérêt bien compris s’il va appartenir à un groupe ou non. Seul le droit, en disposant qu’il est interdit d’atteindre aux droits propres des autres individus, permet de maintenir un semblant d’unité dans cet agrégat de monades aux intérêts différents. L’homme libéral ne recherche pas une morale mais un intérêt qui n’est d’ailleurs jamais vraiment défini par la théorie libérale. Une bonne manière de résoudre cette difficulté est de rendre l’intérêt quantifiable en le mesurant grâce à l’équivalent universel qu’est l’argent. Le marché de l’offre et de la demande devient alors le régulateur des rapports sociaux. On passe d’une économie encastrée dans la société à une société encastrée dans les rapports économiques. L’État est transformé en un instrument économique et neutre au service de l’individu au lieu d’être le lieu souverain de la désignation de l’ennemi et du bien commun.
Alain de Benoist rappelle très utilement que le marché s’est d’abord servi de l’État au cours de l’Ancien Régime pour se développer. Les conséquences logiques en ont été le début de la centralisation avec la destruction des espaces de socialisation intermédiaire. Pour que le marché se développe, il est en effet nécessaire de détruire toutes les entraves communautaires et enracinées à son expansion afin d’améliorer la liquidité des échanges économiques. Le contractualisme est allé de pair avec cette évolution en postulant que l’individu choisit par le biais du contrat ce qu’il veut pour son avenir. Il n’existe de plus de déterminisme social lié au sang, à la terre ou à la culture : tout doit se choisir. Le rationalisme vient apporter son fondement scientifique à toutes ces évolutions. Le monde est un univers rationnel découvrable grâce aux lois scientifiques qui l’organisent. Une fois encore, la loi objective car scientifique est le nouveau moyen de trouver une solution aux conflits sociaux. Le surnaturel est évacué de la discussion. Le marché détruit tellement les fondements de la société qu’il a fallu recourir plus tard à l’État-providence pour sauver les meubles libéraux. L’État s’est alors mué en une mère déresponsabilisante pour les citoyens qui n’ont de lien avec les autres que leur appartenance à ce même monstre froid désincarné.
Face à cette doctrine libérale, les théories communautariennes prônent au contraire des hommes encastrés dans une communauté qui les définit en amont. L’individu ne détermine pas ses fins rationnellement. La théorie kantienne de la morale individuelle dégagée de toute attache naturelle ou historique relève de la pure abstraction. À partir du moment où l’individu est supposé exister antérieurement à sa communauté, il a fallu recourir à la fiction de l’identité nationale pour recréer un lien entre les hommes qui a disparu du fait de l’extension du marché. Une classe sociale a largement collaboré à l’avènement du libéralisme : la bourgeoisie. Utilisée par les capétiens pour détruire les féodaux, elle obtient l’interdiction pour les seigneurs de lever l’impôt ainsi qu’un droit de recours devant le roi des décisions de justice prises par les féodaux. Les bourgeois s’enrichissent tandis que les aristocrates qui étaient des guerriers sont peu à peu relégués à un rôle parasitaire. La bourgeoisie franchit alors deux paliers décisifs aux XVIe et XVIIe siècles : la vénalité des offices qui se transmettaient auparavant sous contrôle royal par le sang et l’accès aux postes clés de l’appareil étatique. Au fond, Colbert résume la chose de la manière suivante : « La grandeur et la puissance de l’Etat se mesurent à la quantité d’argent qu’il possède. » Le passage du bien commun médiéval au marché d’Ancien Régime s’est établi à partir de l’accroissement du rôle du marchand et de l’esprit comptable et d’une économie fondée sur l’offre et l’échange et non plus sur la demande et l’usage. De l’esprit aristocratique fondé sur l’honneur, on en vient à l’esprit bourgeois fondé sur l’utile.
L’auteur continue son ouvrage en abordant les théories d’Hayek. Il reprend dans ce chapitre un petit livre écrit trente ans auparavant [3]. Il s’agit sans doute de la partie la plus complexe d’un point de vue philosophique et on peut même douter de sa réelle utilité quant à l’objet du livre car consacrer autant de pages à un auteur important certes, mais pas aussi incontournable que les physiocrates, Adam Smith ou Ricardo, laisse suspecter un possible copier-coller en vue d’accroître le nombre de pages. Les développements sur le théoricien autrichien n’en demeurent pas moins intéressants même si finalement la doctrine d’Hayek, bien que singulière sur certains points, repose sur les même erreurs que ses comparses libéraux à savoir l’individualisme et l’utilitarisme. Sa critique par le penseur de la Nouvelle Droite est tout de même utile pour démasquer les sophismes idéologiques tels que le conservatisme libéral ou le national-libéralisme. Il s’agit en clair de la droite d’argent qui prônent les valeurs traditionnelles tout en sanctifiant le marché qui passe pourtant son temps à les détruire.
Alain de Benoist poursuit sur un thème qui lui est cher : l’opposition entre démocratie représentative et démocratie populaire. Dans une démocratie libérale, la légitimité du pouvoir ne repose pas sur le peuple mais sur l’élection. Au sein d’une démocratie populaire, le représentant agit uniquement sur ordre de son mandant qui est le peuple. Il va de soi que le peuple peut révoquer le mandat à tout moment. Il va de soi que la notion de « peuple » pose des difficultés conceptuelles que n’abordent malheureusement pas l’auteur. Dans la foulée, celui-ci rappelle la critique de Carl Schmitt du libéralisme qu’il assimile à une neutralisation du politique par la technique et le droit. Le chapitre sur l’évolution du capitalisme national vers un capitalisme transnational ou apatride rappelle des éléments utiles, mais fait l’impasse sur la question monétaire pourtant fondamentale en la matière. S’en suit quelques considérations sur le conservatisme pour terminer par le thème de l’évolution du rapport au travail dans l’histoire. Si le travail était une valeur méprisée par les traditions antiques et médiévales, il est devenu la pierre angulaire de toute la société bourgeoise et marchande. Les systèmes marxistes et libéraux en font le fondement de toute leur réflexion. Alain de Benoist soulève l’aporie suivante : la quantité de travail fait la valeur de la marchandise, mais en raison de la concurrence, il faut diminuer la durée du travail associée à la production de la marchandise et donc perdre de la valeur. C’est ce que Marx appelle la baisse tendancielle du taux de profit. La conséquence finale est la destruction du travail par la machine, travail qui faisait pourtant la valeur de la marchandise au départ…
L’auteur termine l’ouvrage par des chapitres trop courts comme si les longs et passionnants développements du début avaient eu raison de lui sur la fin. Il s’agit de la critique principale de l’ouvrage : ses chapitres sont très inégaux en taille et en qualité. Toutefois, il reste un outil indispensable pour quiconque s’intéresse au libéralisme. Alain de Benoist y développe ses talents de pédagogue et de bibliographe sans jamais rien sacrifier sur les concepts. Ce qu’il a fait en un ouvrage, Jean-Claude Michéa n’en finit pas de le faire dans ses ouvrages successifs qui finissent par être véritablement redondants. Le lecteur qui voudra s’épargner la lecture de trop nombreux opus sur le libéralisme a donc tout intérêt de se procurer la belle synthèse d’Alain de Benoist. Laissons-lui le mot de la fin :
[1] DE BENOIST Alain, Au-delà des droits de l’homme, Krisis, 2004.
[2] DE BENOIST Alain, Nous et les autres, Krisis, 2007.
[3] DE BENOIST Alain, Contre Hayek, https://s3-eu-west-1.amazonaws.com/alaindebenoist/pdf/contre_hayek.pdf
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