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« A force de réfléchir, on ne légifère plus », disait le brillant Frédéric Lefebvre. Il semblerait que le parlement ait fait de cette phrase sa nouvelle devise. En votant les dernières semaines une loi pénalisant la négation des génocides reconnus par la France, nos députés et sénateurs ont montré à quel point notre république perd le nord. Sacrifiée à l’idéologie de la repentance depuis la loi Gayssot, notre pauvre pays accumule les lois mémorielles… Le passé semble à présent être une hydre infâme qu’il nous appartient de juger. Et nous ne nous contentons pas de juger notre passé, mais également le passé des autres, tant qu’à faire, cela ne mange pas de pain, et ne creuse pas les déficits.
Qu’il s’agisse du génocide arménien [1], de la Shoah ou de la Vendée, à quoi peut bien servir de faire des lois, soit pour les reconnaître, soit pour en interdire la négation ? Certains disent qu’il s’agit d’éviter qu’un second crime, celui de l’oubli et du mensonge, soit perpétré contre les victimes. En gros, il s’agit de répondre par le passé à un problème du présent. Car qui est atteint par ce « second crime » ? Cela ne ramènera pas les morts, et ne concernera donc que les vivants... Et la liste est longue : l’esclavage, la colonisation, les exactions en Algérie, et j’en passe… Tout sert d’alibi. L’Histoire passe d’une science à un outil, que l’on espère utiliser politiquement pour s’attirer la bienveillance d’une frange de l’électorat. Mais une fois que nous en sommes là, nous pourrions demander des comptes pour l’occupation romaine, l’invasion arabe arrêtée par Charles Martel, pendant que nos voisins nous demanderont de payer pour les guerres de la révolution et de l’empire… On n’aura pas fini ! En bref, l’Historien ne sert plus à rien. Il n’est plus qu’un prestataire de service mémoriel, l’appréciation des faits étant renvoyée aux magistrats, à présent seuls juges de la vérité historique...
L’Histoire, donc, passée à la moulinette législative, se transforme en mémoire, amas d’histoires concurrentes, politiquement utilisables pour tout public, sous les applaudissements d’une foule ne comprenant pas que l’Histoire ne se résume pas au bien et au mal, et surtout que le rôle du parlement n’est en aucun cas de dire le vrai et le faux en matière historique. Alors les arméniens brandissent leur génocide de 1915, les royalistes la Vendée, les noirs l’esclavage, les algériens le massacre de Sétif... La mémoire est sélective, selon notre milieu, et part aux antipodes de ce que doit être l’Histoire, à savoir l’étude critique de faits, de textes, de traces, qui permettent de déterminer non pas la vérité, mais de dresser un tableau d’un événement, en attendant une nouvelle étude pour le compléter. En somme, la mémoire est le singe de l’Histoire, une dégénérescence qui la prive de son sens, et qui sépare les hommes une nouvelle fois
Mais ces lois ne sont pas totalement inutiles. Elles sont le reflet de l’arrogance de notre société. Elles montrent l’amour que nous nous vouons. L’amour, voire même le culte... Lorsque nous disons que la France a participé à la déportation des juifs, on suppose que ce sont les français d’autrefois. Pas nous… Eux ! Il ne s’agit pas de haine de soi, mais de haine de ses ancêtres, car dans une société coupée de ses racines, la succession est brisée ! L’aïeul est un autre, le représentant d’une époque révolue, le porteur d’une autre vision du monde qui nous révulse. En jugeant le passé avec les yeux d’aujourd’hui, nous travestissons notre Histoire. Nous lui faisons dire ce que nous voulons qu’elle dise. Nous lui assignons un but, qui est notre monde moderne, échelon suprême du progrès humain. Les personnalités que nous chérissons sont ce que nous appelons les « libres penseurs », à savoir ceux qui nous ressemblent à des époques que nous jugeons obscurantistes. Nous haïssons la vertu des anciens mais admirons leurs vices, sitôt qu’ils entrent dans nos façons de penser.
L’Histoire n’est pas chose que l’on juge. L’Histoire s’étudie. L’Histoire n’a rien à voir avec le manichéisme moderne. Si nous voulons faire de la morale, contentons-nous de juger notre époque, sans verser dans des controverses mémorielles qui n’aboutissent chaque jour qu’à davantage assassiner l’intelligence. Mais il n’est pas étonnant de verser dans cette bassesse quand l’on voit le niveau d’histoire demandé à l’école. En versant sans cesse dans le pathos, et en évacuant les deux-tiers de l’essentiel, il n’est pas étonnant de voir se produire de telles inepties. Ouvrez un manuel Malet-Isaac… C’est du niveau licence aujourd’hui !
A la vérité, la mémoire est devenue la vraie religion d’une société devenue officiellement athée. Les victimes, nos nouveaux dieux, sont panthéonisés par ces lois, comme jadis l’apothéose des grands hommes de la Rome antique. L’interdiction de sa négation équivaut à une loi sur les blasphèmes… Bref, encore une fois, nous marchons sur la tête, en prétendant vivre dans une société laïque qui chaque jour se rapproche davantage du paganisme…
Il n’appartient à personne de juger l’Histoire. Si notre rôle est de nous souvenir des horreurs du passé, souvenons-nous en avec raison, et pas sous l’empire des passions. Car aucune bonne décision ne saurait être prise là où seul le cœur apeuré parle. Qu’il s’agisse d’histoire ou de présent, légiférons moins, et réfléchissons plus, cela éviterait de produire ce genre d’âneries.
[1] Il est heureux de voir que 140 parlementaires en fassent appel au Conseil constitutionnel, peut-être en finira-t-on avec ces sottises.
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