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Historicité de Jésus : l’évidence des textes, ou le point de vue du philologue

Bernard Pouderon est professeur de littérature grecque tardive à l’Université François-Rabelais de Tours et membre senior de l’Institut universitaire de France (chaire « hellénisme et christianisme »). Auteur de plusieurs ouvrages ou éditions critiques sur les premiers Pères grecs, il a dirigé, entre autres, le volume Premiers écrits chrétiens paru dans la bibliothèque de la Pléiade en 2016 (en collaboration avec Jean-Marie Salamito et Vincent Zarini) et les trois premiers tomes d’une Histoire de la littérature grecque chrétienne (Paris, Les Belles Lettres, 2016 et 2017, en partie en collaboration avec Enrico Norelli). Il nous a fait parvenir ce texte que nous publions bien volontiers.

Historicité de Jésus : l’évidence des textes, ou le point de vue du philologue.

(En réponse au récent ouvrage de Michel Onfray, Décadence)

Contre ses détracteurs et négateurs, je vais me faire ici le porte parole d’un homme qui, en son temps, a été persécuté, puis exécuté pour ses opinions, un Juif qui aimait son peuple, dont il se voulait le sauveur, un maître qui prônait l’amour et la paix : flagellé, couvert de crachats, moqué, et finalement pendu au bois d’une croix. Ne mérite-t-il pas qu’on préserve son souvenir ?

Pourtant, de cet homme, certains ont jugé bon de nier l’existence, pour on ne sait quelles raisons. Parmi eux, un philosophe chéri des médias, Michel Onfray, dans son dernier ouvrage, Décadence (p. 45), devenu prétexte sur la « toile » à des fake news dont l’irréflexion ou l’ignorance laissent parfois perplexe… Je ne juge pas ici Michel Onfray responsable de ces égarements, non plus que je ne le critique en tant que penseur et philosophe, mais en tant que l’historien qu’il veut être du premier christianisme. Ces textes chrétiens des deux premiers siècles, ceux de leurs adversaires contemporains, tant juifs que grecs ou latins, je les connais fort bien, pour les avoir étudiés depuis plus de trente ans et en avoir co-dirigé la publication dans le volume Premiers écrits chrétiens, paru tout récemment dans la Bibliothèque de la Pléiade. C’est d’eux que je veux tirer témoignage : mon point de vue sera donc celui du philologue, fondé uniquement sur une analyse rigoureuse des textes.

Que nous disent-ils, ces textes ? Qu’un certain Jésus (Yeshua), surnommé en grec Christos (l’Oint, le Messie), fils d’une dénommée Marie (Miryam) selon les doubles traditions chrétienne et juive, frère d’un dénommé Jacques (Ya’aqov), a enseigné en Galilée, a « prophétisé », c’est-à-dire s’est fait le porte-parole de son Dieu, s’est de tout évidence opposé aux milieux sacerdotaux du Temple et à certains des docteurs de la Loi – ceux que les évangiles qualifieront plus tard de « scribes et pharisiens », ou encore d’ « anciens » du peuple (cf. Mt 12, 38 ; 23, 13. 15.25.27.29 ; 26, 57 ; etc.) –, puis a été arrêté, jugé et condamné à la croix.

De ces événements, il existe des témoins et des indices concordants. Pour la commodité de notre démonstration, nous les classerons en preuves positives (des témoignages anciens) et en preuves négatives (arguments qualifiés d’ex silentio par la rhétorique, tirant force démonstrative du silence des textes), qui réfutent par l’absurde la thèse de la non-existence de Jésus.

Les preuves positives

L’ancienneté des écrits dits « canoniques »

Aussi étrange que cela puisse paraître, je ne m’arrêterai pas sur les évangiles, non pas qu’ils ne soient pas dignes de créance, si du moins l’on admet que leurs rédacteurs interprètent les événements à la lumière de leur foi, mais parce que, comme le fait justement remarquer Justin de Naplouse dans son Dialogue avec le juif Tryphon, 32, 2 (rédigé vers 160), on ne peut, dans un débat, tirer d’argument qui ne puisse être contesté qu’à partir de textes puisés chez ses adversaires ou reconnus par eux, et que par ailleurs leur « historicité » a été largement étudiée par de bien meilleurs spécialistes que moi. Je me contenterai donc de renvoyer au récent ouvrage de John Paul Meyer, Un certain Juif : Jésus. Les données de l’histoire (trad. fr.), Paris, Le Cerf, 2004, et de rappeler l’ancienneté des premiers écrits chrétiens qui mentionnent Jésus.

De fait, la plus ancienne des lettres de Paul, la première Épître aux Thessaloniciens, a été rédigée, selon la majorité des spécialistes, vers 50/51, à une époque où le souvenir de Jésus était encore vivace, et où une falsification du personnage paraît quasiment impossible à l’adresse d’une communauté au sein de laquelle les Juifs étaient nombreux, et certains d’entre eux fortement hostiles à l’apôtre (Actes des apôtres, 17, 1-9). Quant au témoin papyrologique le plus ancien qui soit actuellement authentifié, le Papyrus 52 de la Bibliothèque John Rylands (Manchester), contenant au recto et au verso deux passage de Jean (Évangile de Jean, 18, 31-33 et 18, 37-38), il date approximativement de 125, et atteste ainsi qu’au tout début du IIe siècle, l’évangile de Jean, le plus élaboré sur le plan théologique des évangiles canoniques et, selon toute vraisemblance, partiellement tributaire des trois synoptiques (les Évangiles de Matthieu, Marc et Luc), au moins par une forme d’ « intertextualité » (J. Zumstein), donc le plus tardif des quatre, circulait assez largement pour qu’un fragment en ait pu être découvert à Oxyrhynque, en Basse Égypte, près de 1800 ans après son écriture. Cela corroborerait l’opinion générale selon laquelle l’évangile de Jean aurait connu sa forme quasiment actuelle aux environs de l’an 90. Les trois synoptiques sont bien évidemment antérieurs : entre les années 60 et les années 80 selon la majorité des savants. Quant aux deux sources principales supposées aux synoptiques, la source des paroles de Jésus (dite source Q, ou Quelle) et la source narrative (un proto-évangile de Marc ?), elles sont nécessairement encore antérieures (vers 50 pour le proto-Marc ?). À titre de comparaison, la Vie d’Apollonios de Tyane, célèbre philosophe et thaumaturge contemporain du Christ, mis plus tard en concurrence avec lui en milieu païen, a été rédigée par le sophiste Philostrate seulement au début du IIIe siècle, alors que les témoins avaient disparu depuis longtemps.

Nous étudierons en revanche de plus près trois documents produits en dehors du christianisme, deux d’origine juive, le troisième d’origine « païenne ».

Le testimonium flavianum

Le premier, le plus fameux, connu sous le nom de testimonium flavianum, se trouve chez l’historien juif Flavius Josèphe, né selon toute vraisemblance à Jérusalem, vers 37/38, et donc contemporain de témoins oculaires du ministère de Jésus et de son exécution publique. Ce témoignage figure au sein des Antiquités juives, XVIII, 63-64 ; je le cite dans la traduction publiée au sein du volume Premiers écrits chrétiens.

« À cette époque paraît Jésus, un homme sage, si du moins il faut l’appeler un homme ; car il fut l’auteur de faits extraordinaires (de miracles), le maître d’hommes qui accueillaient la vérité avec plaisir, et il entraîna avec lui beaucoup de Juifs, mais aussi beaucoup de Grecs : il était le Christ [ou bien : c’était Christ : ho Christos houtos ên]. Et, sur la dénonciation des notables de chez nous, Pilate le condamna à la croix ; mais ceux qui l’avaient aimé tout d’abord ne cessèrent pas : en effet, il leur apparut après trois jours de nouveau vivant, comme les divins prophètes l’avaient dit de lui, entre autres mille merveilles. Encore jusqu’à aujourd’hui la race (phulon) des chrétiens, nommés d’après son nom, n’a pas cessé. »

On admettra sans peine que le témoignage est trop favorable pour qu’il ne soit pas soupçonné de falsification ou d’addition. Comme il existe, ainsi que nous le verrons, un second témoignage sur Jésus, au sein des mêmes Antiquités juives, qui corrobore cette première mention du Christ, une bonne partie des historiens admettent que le passage n’est pas une complète falsification, mais qu’il a été partiellement interpolé, et ils le ramènent généralement à cette formulation, plus acceptable de la part d’un juif pieux tel que Josèphe :

« En ce temps-là paraît Jésus, un homme sage. C’était un faiseur de prodiges/miracles [un « thaumaturge »], un maître pour des hommes recevant la vérité avec plaisir ; il entraîna à sa suite beaucoup de Juifs et beaucoup d’hommes d’origine grecque. Et quand Pilate, sur une accusation des hommes les plus haut placés parmi nous, l’eut condamné à la croix, ceux qui l’avaient aimé auparavant ne cessèrent pas. Encore maintenant, la race des chrétiens, ainsi appelés d’après lui, n’a pas disparu. »

En tout cas, la brièveté de la notice (sinon son absence totale de l’œuvre originale de Josèphe, thèse à laquelle nous ne souscrivons pas à titre personnel), témoigne de l’embarras de l’historien devant ce personnage, dont il avait sans doute beaucoup entendu parler, à Jérusalem ou en Galilée (et comment pouvait-il en être autrement ?), mais qu’il ne savait sans doute pas situer tant sur le plan social que religieux…

La notice sur Jacques « frère de Jésus »

Néanmoins, on comprend que certains récusent ce témoignage, même ainsi corrigé, car le doute, une fois insinué, subsiste nécessairement. Aussi convient-il de faire appel au second témoignage de Josèphe, extrait du même ouvrage (Antiquités juives, XX, 197-201), qui se rapporte non plus à Jésus lui-même, mais à son frère Jacques (Jacob), traduit, nous est-il dit, devant une « assemblée de juges » à l’instigation du grand prêtre Anan (le Jeune), et condamné à être lapidé pour avoir transgressé la Loi. L’événement s’est déroulé à la fin de la procuratèle de Porcius Festus en Judée, soit vers 62. Le récit peut difficilement être suspecté de falsification ou d’interpolation chrétienne, dans la mesure où le personnage de Jacques, « frère du Seigneur », a été largement occulté par la tradition chrétienne, surtout occidentale, qui a préféré le confondre avec l’un des deux autres Jacques, disciples de Jésus : Jacques fils de Zébédée et frère de Jean, exécuté sous Hérode vers 44 (Ac 12, 2), et Jacques [fils] d’Alphée et (peut-être) frère de Lévi, un personnage que certains identifient à l’apôtre Matthieu. Mais la question des deux ou des trois, voire des quatre Jacques, liée en partie à des présupposés théologiques, est toujours débattue…

Quoi qu’il en soit, les traditions chrétiennes les plus anciennes concernant la mort de Jacques, « frère du Seigneur », se distinguent assez nettement du récit des Antiquités juives, et ne peuvent donc pas en être la source : au milieu du IIe siècle, Hégésippe (chez Eusèbe, Histoire ecclésiastique, II, 23), attribue la responsabilité de l’exécution de Jacques aux « scribes et pharisiens », que semble en revanche exonérer Josèphe (« ceux des habitants de la ville qui semblaient les plus modérés et respectueux de la Loi s’en indignèrent »), et il le dit précipité du haut du Temple par le peuple, incité par ces mêmes « scribes et pharisiens », sans jugement, dans une forme de lynchage, avant qu’il soit lapidé et achevé d’un coup de bâton. Le Roman pseudo-clémentin (fin du IIe siècle pour sa version la plus ancienne), dans la version latine dite des Reconnaissances, I, 70, attribue également à la foule (et à Paul, par une confusion sciemment entretenue avec la lapidation d’Étienne et par un bel anachronisme) le lynchage de Jacques, sans que ce dernier cependant mourût des suites de ses blessures. On peut donc soutenir avec une relative certitude que le passage de Josèphe concernant Jacques n’est pas d’origine chrétienne.

Or, que nous dit ce passage ? Que Jacques était surnommé « frère de Jésus appelé Christ ». Voici le passage en question :

« Anan réunit une assemblée de juges et traduisit devant elle le frère de Jésus appelé Christ, du nom de Jacob [Jacques], ainsi que quelques autres, sous l’accusation d’avoir transgressé la Loi, et il les fit lapider. Ceux des habitants de la ville qui semblaient les plus modérés et respectueux de la Loi s’en indignèrent, et ils envoyèrent secrètement demander au roi [le tétrarque Agrippa II) d’enjoindre Anan de ne plus se conduire de la sorte, car déjà auparavant il avait agi hors du droit. »

Ainsi donc, Flavius Josèphe pouvait commodément désigner Jacques par son titre le plus éminent (ou sa qualification la plus notoire), celui de « frère de Jésus » appelé Christ. Il paraît même assez évident que, par cette seule et très concise désignation, il faisait référence soit à un personnage bien connu de tous (« Jésus appelé Christ »), soit à un personnage déjà nommé auparavant (en l’occurrence, au livre XVIII de ses mêmes Antiquités juives, dans le fameux testimonium flavianum).

Le passage sur Jacques est connu d’Origène († c. 253), qui le mentionne par deux fois, dans son Commentaire sur Matthieu, X, 17 et dans le Contre Celse, I, 47, tous deux rédigés à Césarée après 232 – alors que l’Alexandrin ne cite pas, du moins dans ce qui nous reste de son œuvre très abondante, le passage sur Jésus lui-même, qui eût pourtant constitué un témoignage d’un intérêt exceptionnel : il écrit en effet, très exactement, dans ce passage du Contre Celse mentionnant Jacques : « le même auteur, bien que ne croyant pas que Jésus fût le Christ… ». Cette formulation laisse supposer qu’il ignorait le témoignage sur Jésus dans la version de Josèphe telle qu’elle nous a été transmise par la tradition manuscrite, dans laquelle la messianité de Jésus, voire son caractère supra-humain, sinon divin, sont au contraire nettement affirmés (« c’était le Christ » ; « il leur apparut après trois jours de nouveau vivant »). Cette dernière absence est l’une des causes majeures du rejet par certains du testimonium flavianum, dans lequel ils voient une interpolation postérieure à l’œuvre d’Origène, qui l’ignorerait, mais antérieure à l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe (vers 310), qui le cite (I, 11, 7-8).

De fait, la formule employée par Origène correspond au constat que Josèphe ne croit pas (apistôn) en Jésus en tant que (hôs) Christ. Mais elle ne signifie aucunement que l’historien juif ne le mentionne nulle part dans son œuvre. Bien au contraire, elle peut tout à fait laisser supposer qu’il l’avait bel et bien mentionné – mais pas en tant que Christ (ou Messie : hôs Christôi). Voici le texte du Contre Celse d’Origène, qu’il convient d’examiner de très près, dans une traduction mot pour mot.

« Le même (Flavius Josèphe), tout en ne croyant pas à (en n’ayant pas foi en) Jésus en tant que Christ, cherchant la cause de la chute de Jérusalem et de la destruction du Temple, alors qu’il aurait dû dire que le complot contre Jésus était la cause de ces [malheurs] pour le peuple, puisqu’on avait mis à mort le Christ annoncé par les prophètes, eh bien, parvenu comme malgré lui non loin de la vérité, il dit que cela arriva aux Juifs comme vengeance de Jacques le Juste, qui était le frère de Jésus appelé Christ, parce qu’ils l’avaient mis à mort, lui qui était très juste. »

Seules deux formules nous intéressent ici. La première, « tout en ne croyant pas à (en n’ayant pas foi en) Jésus en tant que Christ », suggère (ou plutôt pourrait suggérer : l’argument est très subjectif) que Josèphe mentionne bel et bien Jésus, mais qu’il n’a pas su voir en lui le Christ annoncé par les prophètes. Car si Josèphe ne l’avait pas mentionné du tout, comment Origène aurait-il pu affirmer qu’il « ne croyait pas » à Jésus « en tant que Christ » ? La négation du rôle éminent joué par un personnage (en l’occurrence, ici, la messianité de Jésus) n’équivaut pas à l’absence de toute mention du dit personnage. La seconde formule est la mention de « Jacques le Juste, qui était ‘le frère de Jésus appelé Christ’ ». C’est une citation textuelle de Josèphe (qui toutefois n’emploie pas l’épithète de « juste » pour désigner Jacques), qu’Origène accepte manifestement pour telle, lui qui soumet pourtant habituellement les textes à une critique philologique sans concession. Il en corrobore donc la présence dans l’œuvre de Josèphe, du moins pour le texte parvenu jusqu’à lui au début du IIe siècle.

Le texte du Commentaire sur Matthieu ne fait que confirmer notre analyse du Contre Celse. Voici ce qui y est écrit :

« Flavius Josèphe […] a dit que cela leur [i.e. au peuple juif) était arrivé en raison de la colère de Dieu, à cause de ce qu’ils avaient osé faire à Jacques (Jacob), ‘le frère de Jésus appelé Christ’, Et ce qu’il y a d’étonnant, c’est que, bien qu’il n’acceptât pas que notre Jésus fut le Christ, il n’en ait pas moins témoigné de la si grande justice de Jacques. »

La formule d’Origène est un constat sans équivoque du fait que Josèphe ne reconnaissait pas en Jésus le Messie attendu, mais, par ce même constat, elle peut tout aussi bien laisser entendre que l’historien n’a même pas pris la peine de le mentionner dans son œuvre que suggérer qu’il l’a de fait bel et bien mentionné, mais certainement pas en tant que Christ.

Quoi qu’il en soit, le témoignage de Josèphe sur Jacques est pour le moins bien attesté par la tradition indirecte, et cela dès le début du IIIe siècle, en l’occurrence chez Origène, donc antérieurement à lui, et, dans la logique des partisans de l’interpolation du testimonium sur Jésus, cette mention ne saurait être de la même main falsificatrice qu’une interpolation postérieure à Origène. En effet, si l’on admet que le témoignage de Josèphe sur Jésus n’est pas du tout attesté chez Origène, alors il faut également admettre qu’il aurait été introduit dans le texte après Origène, mais avant Eusèbe, qui le cite dans son Histoire ecclésiastique (II, 23), disons entre 230 et 310, tandis que le témoignage de Josèphe sur Jacques, s’il était un faux, aurait été introduit avant 230, puisqu’il figure chez Origène, donc à une époque bien antérieure, et par une autre main. Un tableau éclairera les faits.

témoignage sur Jacques (et indirectement sur Jésus appelé Christ)

témoignage sur Jésus

Josèphe, Ant. jud. XX, 197-201 (texte reçu) Josèphe (interpolé ?), Ant. jud. XVIII, 63-64 
attesté chez Origène vers 230 selon les uns, inconnu d’Origène vers 230. Selon les autres, partiellement attesté chez lui
attesté chez Eusèbe vers 310 attesté chez Eusèbe, vers 310

 

On doit en conséquence accepter l’authenticité du témoignage sur Jacques « frère du Seigneur » comme étant antérieur à la supposée interpolation sur Jésus, sauf à voir dans ces deux témoignages l’œuvre de deux interpolateurs différents, à deux époques différentes : l’un, celui sur Jacques (possiblement du IIe siècle, puisqu’Origène en fait mention au début du siècle suivant), servant à corroborer l’autre, sur Jésus (possiblement du IIIe siècle, puisqu’Eusèbe le cite, alors qu’Origène l’aurait ignoré), qui pourtant n’existerait pas encore, ce qui paraît un peu forcé.

Ainsi, l’acceptation du témoignage de Josèphe sur Jacques impose quasi nécessairement d’accepter au moins partiellement celui sur Jésus.

La mention de « Christ » chez Tacite

Le troisième témoignage ancien sur Jésus, en dehors des milieux chrétiens, est celui de Tacite, dans ses Annales, XV, 44, rédigées vers 110. La présence de disciples de Jésus (ou de « Christ ») est attestée à Rome entre 40 et 50 par Suétone, Vie de Claude, XXV, 11 (mention des troubles suscités parmi les Juifs par la propagande chrétienne, attribuée de manière aussi plaisante qu’anachronique à un dénommé Chrestos (impulsore Chresto  : le [e] long grec étant alors prononcé [i] par iotacisme) et dans les Actes des apôtres, 18, 2 (mention de l’expulsion des Juifs de Rome sous Claude, parmi lesquels figure Aquilas, un disciple du Christ). L’existence de ce genre de heurts, parfois violents, entre juifs et chrétiens, et des troubles qui s’ensuivirent, est bien attestée, côté chrétien, dans les Actes des apôtres, et cela dès la mission de Paul : Actes 13, 50 (à Antioche) ; 14, 4 (à Iconium) ; 17, 5 (à Thessalonique) ; 17, 13 (à Bérée) ; 18, 12 (à Corinthe) ; etc. La notice de Tacite, à propos de l’incendie de Rome (an. 64) et de la persécution qui frappa alors la communauté chrétienne, contient également la mention de Christus comme d’ « un homme livré au supplice par le procurateur Ponce Pilate ». Le passage étant très défavorable aux chrétiens, « hommes odieux à cause de leurs abominations », il serait absurde de le supposer interpolé. La source de Tacite pourrait être la fama, qui s’appuierait sur des traditions juives ou chrétiennes, bien plutôt ou tout autant que sur des archives romaines, Ponce Pilate n’ayant pas le titre officiel de procurateur (procurator, en grec epitropοs), mais celui de préfet (praefectus, en grec eparchos) de Judée ; or Flavius Josèphe le qualifie d’epitropos (Guerre des Juifs, II, 169), titre qu’il a conservé dans la tradition chrétienne. Cet anachronisme (l’époque des procurateurs en Judée, qui débute en 44 avec Cuspius Fadius, est postérieure à la mort de Jésus), peut, de fait, être d’origine chrétienne, même si l’évangile de Matthieu et celui de Luc emploient le terme générique de hêgemôn, « gouverneur » (Matthieu, 27, 2.11.14.27 ; 28; 14 ; Luc, 3, 1 ; 20, 20) ; mais il peut tout aussi bien être d’origine juive, ou résulter d’une erreur de Tacite lui-même. Quoi qu’il en soit, Tacite avait une bien meilleure connaissance des milieux juifs (voir le regard très sévère qu’il porte sur leurs usages en Histoires, V, 2-5) que des milieux chrétiens de Rome, et il ne semble pourtant pas avoir ouï dire que ce Jésus, que les Juifs romains rejetaient si violemment (cf. Suétone et les Actes des apôtres cités ci-dessus), n’eut jamais existé…

Les preuves négatives

Je qualifie de « preuves négatives » les arguments qui démentent à l’évidence la thèse de la non-existence de Jésus. Certes, ils tiennent de la vraisemblance plus que de l’évidence, mais il est un point où la plus haute vraisemblance l’emporte largement sur la simple conjecture, voire l’esprit partisan. De quelle nature sont ces preuves ? Elles consistent en un dépouillement et en un examen exhaustif de l’argumentation anti-chrétienne des deux premiers siècles, ou encore des accusations et griefs que suppose leur réfutation, explicite ou implicite, au sein des écrits chrétiens contemporains : conservent-ils la trace d’une mise en doute de l’existence de Jésus en tant que personnage historique ? Ou au contraire la supposent-ils ? Or, non seulement il n’y a pas de trace en eux d’un déni de l’existence de Jésus (argument dit ex silentio), mais l’argumentation polémique mise en place par les adversaires du christianisme manifeste sans équivoque l’absence chez eux de tout doute en ce qui concerne l’existence du personnage dont la réalité fait maintenant l’objet de controverse.

La polémique anti-chrétienne, d’origine juive ou « païenne »

De fait, dans les polémiques qui opposèrent chrétiens, juifs et « païens » au cours des deux premiers siècles, la thèse d’un Jésus purement mythique n’apparaît nulle part. Bien au contraire, c’est son caractère trop humain qui est mis en avant par les adversaires du christianisme. Certaines affirmations des évangiles sont ainsi contestées avec vigueur : telle, la naissance virginale chez le philosophe « païen » Celse, vers 170/180 (Celse chez Origène, Contre Celse, Ι, 32, dénonçant l’adultère supposé de Marie avec un soldat romain nommé Panther), dans la polémique juive (le juif Tryphon chez Justin, Dialogue avec Tryphon, 50, 1 ; 57, 3 ; 63, 1, qui met en doute la naissance virginale, vers le milieu du IIe siècle) ou dans les écrits talmudiques (par exemple le Talmud de Babylone, Shabbat, 104b, où figure l’accusation d’adultère, voire de prostitution, ancienne dans le judaïsme, comme le confirme Tertullien, Sur les spectacles, 30, faisant parler les Juifs : quaestuariae filius, « fils d’une prostituée », vers 198-200). Est également réfutée l’origine divine des miracles, aussi bien chez Celse (cité par Origène, Contre Celse, I, 6), qui les attribue à la magie, que dans les écrits talmudiques, qui évoquent eux aussi une science magique apprise en Égypte (par ex. le Talmud de Jérusalem, Shabbat, 13d). Est encore dénoncée la réalité de la résurrection, supposée être une substitution du corps du crucifié (accusation réfutée en Matthieu, 27, 11-15 ; présente en milieu juif d’après Tertullien, Sur les spectacles, 30). En un mot, la préoccupation majeure des premiers disciples était qu’on vît bien en « Jésus appelé Christ » un envoyé de Dieu (Luc, 13, 36 ; cf. Jean, 9, 16), et non un simple homme auquel la croyance populaire aurait attribué une mission, voire une essence divine. Cela exclut l’hypothèse que leurs adversaires aient pu penser, dire ou écrire que Jésus n’avait eu d’autre existence que fantomatique – auquel cas on trouverait dans les écrits chrétiens ne serait-ce que la trace de la réfutation de ces allégations.

La figure « fantomatique » des gnostiques

Même le Christ des gnostiques n’a pas ce caractère purement mythique que Michel Onfray supposerait volontiers ; s’ils nient en effet plus ou moins, selon les écoles, la réalité de l’incarnation dans une chair véritable, c’est au profit d’une chair d’une essence supérieure, d’ordre « pneumatique », c’est-à-dire spirituelle : ce n’est donc qu’à travers les yeux des polémistes chrétiens que Jésus est pour les gnostiques, pour reprendre une expression de Tertullien, un pur « fantôme » (Contre Marcion, III, 8 : phantasma). Car ni Marcion, ni les valentiniens ne nient la réalité terrestre du ministère de Jésus, sa présence dans le monde d’en-bas, même si les seconds le dédoublent en un Christ céleste.

Bref, nulle part parmi les [quasi] contemporains de Jésus, ni parmi les polémistes et autres adversaires ultérieurs, ne se trouve le moindre doute sur la réalité d’une existence terrestre de Jésus, alors que l’on trouve chez eux d’autres accusations dénuées de toute complaisance, que les auteurs chrétiens avaient tout autant de raisons de bannir ou d’expurger des écrits polémiques anti-chrétiens dont il nous reste des bribes (ceux de Celse, de Fronton, de Porphyre, de Hiéroclès, de Julien empereur).

La « vision » de Paul opposée à connaissance directe des apôtres

À l’opposé, mais tout aussi significative, la manière dont Paul évoque le mode de connaissance qu’il a du Christ. Souffrant visiblement de n’avoir pas connu Jésus de son vivant, ne serait-ce que pour l’autorité de sa prédication, il met (pour le moins) sur le même plan la connaissance qu’il a eue de lui dans une vision (Actes, 22, 6-16 ; 1 Corinthiens, 9, 1 ; 15, 8) que celle qu’il attribue aux premiers disciples, c’est-à-dire une connaissance « dans la chair ». Paul, donc, attribuait incontestablement aux autres apôtres une expérience directe du ministère de Jésus, à laquelle il opposait, dans une forme de justification de sa propre mission, une connaissance mystique, dont la première forme est la vision de Damas. On doit admettre que l’opposition que Paul fait d’une connaissance « dans la chair » (celle des premiers disciples) à une connaissance « en dehors la chair » (la sienne propre), la seconde étant évidemment récusable, correspond, dans sa bouche, c’est-à-dire dans le cadre d’une forme de lutte d’influence ou d’autorité entre le nouvel apôtre et les premiers disciples de Jésus, à une authentification de la première, sur laquelle Paul aurait bien volontiers fondé son autorité s’il en avait également bénéficié. On ne crée pas de toutes pièces un atout chez les autres, dont on ne bénéficierait pas soi-même, dans un contexte de concurrence entre plusieurs manières de concevoir ou de présenter la réception de la bonne nouvelle.

Un argument nouveau : la malédiction du « pendu »

Reste un ultime argument, sans doute le plus puissant. La Torah contient une malédiction portée contre les pendus (Dt 21, 23) ; or la crucifixion était alors assimilée à une pendaison (Actes, 5, 30 ; 10, 39), ce qui faisait du Christ prétendu un être maudit par Dieu (Galates, 3, 13 ; le juif Tryphon chez Justin, Dialogue, 32, 1). Il est donc impensable que des Juifs (tels que l’étaient les premiers disciples de Jésus) aient pu forger le mythe d’un Messie « pendu » au bois de la croix, quand l’attente de leurs coreligionnaires était celle d’un Messie royal ou sacerdotal. C’eût été pousser un peu loin le défi (cf. 1 Corinthiens, 1, 23), et cela d’une manière bien vaine et, plus encore, bien dangereuse, puisque aussi bien l’accusation de sacrilège ou de blasphème pouvait entraîner la mort par lapidation : on peut accepter de mourir pour une cause à laquelle on croit, à tort ou à raison, mais pas pour un mythe qu’on se serait forgé soi-même. C’est au contraire la réalité de la « pendaison » qui a entraîné la justification paradoxale de la croix (et de son ignominie) comme instrument de salut voulu par Dieu – et, partant, l’acceptation de la mort « pour la croix » (cf. Galates, 6, 12).

On en trouvera confirmation dans les différentes formes que prend l’utilisation comme testimonium du Psaume 95 (96), 10 dans la Septante et chez Justin (et d’autres parmi le Pères). Le texte de la Septante est le suivant : « Dites parmi les nations : le Seigneur a régné ». Le passage a été compris par les chrétiens comme une annonce du règne du Christ adressée aux « nations », c’est-à-dire aux non-juifs, impliquant une forme de transfert de la promesse ou de l’Alliance des uns aux autres, thème cher à Justin. Bien avant lui, une main chrétienne, peu respectueuse du texte biblique, a cru bon d’ajouter une allusion à la croix conçue comme victorieuse (d’après Colossiens, 2, 15) : « le Seigneur a régné du haut du bois », et c’est ainsi que le passage a été utilisé par Justin (Apologie, I, 41, 4 ; Dialogue, 73, 1 ; 81, 3), parfaitement convaincu que c’étaient les Juifs qui avaient retranché la mention « du haut du bois » du texte de la Septante, parce qu’il aurait constitué une prophétie trop évidente de la passion salvatrice du Christ, mort sur le bois de la croix.

Il est évident pour nous que ce n’est pas le passage de la Septante qui a permis de forger l’image d’une croix victorieuse, puisque la mention n’y figurait pas, mais au contraire la conviction que la croix apportait le salut qui a entraîné l’altération du passage du Ps 95 (96) par une main trop pieuse. Ainsi, de nouveau, on peut dire que l’ignominie de fait de la croix a été non seulement effacée, mais magnifiée en s’appuyant en partie sur les Écritures, amendées au passage, et non l’inverse. C’est la réalité d’un supplice ignominieux, sans doute mal compris par les premiers disciples, associée à la foi en la mission salvatrice de Jésus « Christ », qui a suscité chez eux la croyance en une croix victorieuse, et non un passage biblique, appliqué arbitrairement à une figure mythique en train de se constituer, qui a entraîné la « forgerie » d’une croix salvatrice. En d’autres termes, la figure d’un Christ mis en croix n’a pas été constituée par ses disciples « pour accomplir les Écritures », le mythe se façonnant en se pliant à la réalité du texte biblique ; ce sont au contraire les Écritures qui ont été appliquées, parfois abusivement, au ministère de Jésus, à sa naissance, à son ministère, à sa mort sur la croix, comme témoignages de sa messianité et de la gloire de sa passion.

Les exemples pourraient en être multipliés – même si l’on doit admettre que la réalité des faits eux-mêmes a été souvent interprétée ou représentée pour les faire correspondre à leur annonce ou leur préfiguration. Qui peut en effet assurer que le manteau du Christ a bien été tiré au sort par les soldats qui le gardaient (Matthieu, 27, 35), et que l’image ne provient pas tout simplement du Psaume 22, 18 (sur les souffrances du juste), comme le texte évangélique lui-même le laisse entendre ? Que les soldats ont bien frappé Jésus et craché sur lui (Matthieu, 26, 67), et qu’il ne s’agit pas là une nouvelle fois d’un démarquage d’Isaïe 50, 6 (chant du serviteur souffrant) ? Ou encore que Jésus est bien entré à Jérusalem monté sur un âne (Matthieu, 21, 2-5), comme semblaient l’annoncer Genèse, 8, 11 et Zacharie, 9, 9, et non pas en cheminant tout simplement à pied ? Mais ce constat d’une application des Écritures aux événements eux-mêmes, censés « accomplir les prophéties » (Matthieu, 2, 5 ; 2, 17 ; 3, 3 ; 4, 6 ; etc.), véritablement constitutive de la proclamation évangélique, n’invalide en rien la réalité des faits : ici, la montée à Jérusalem, qui trouva son aboutissement dans la crucifixion ; là, les mauvais traitements réservés au condamné, qui, hélas ! étaient de règle dans le monde romain…

En conclusion : la vanité d’une recherche de « preuves tangibles »

Quant à l’existence de « preuves tangibles » (inscriptions d’époque, documents officiels tels que les actes du procès de Jésus, découverte de son tombeau…) que Michel Onfray semble exiger pour être convaincu, elle sentirait plus aisément la falsification que leur absence, qui, en pareil domaine, n’est absolument pas significative, sauf à faire preuve d’un esprit partisan. Il en va de même pour d’éventuelles relations de l’historiographie romaine, qui ne s’intéressait guère à ce qui se passait en Palestine, quand les intérêts de l’Empire n’y étaient pas en jeu, et surtout pas à ce qui pouvait concerner un humble prophète de Galilée : c’est le genre d’absence que l’on attend, et dont il n’y a guère lieu de s’étonner.

L’intérêt des historiens se manifestera à partir du moment où le mouvement issu de Jésus deviendra manifeste à Rome même, d’abord chez Tacite (vers 110, remémorant l’incendie de Rome, en 64), puis chez Suétone (vers 120, remémorant les actes notoires du principat de Claude, entre 41 et 54). L’un comme l’autre ont nécessairement consulté les archives de Rome, et leur témoignage peut ainsi être, si je puis dire, antidaté de la période à laquelle ces événements se sont déroulés. À peu près à la même époque, Pline le Jeune, légat de Bithynie, dans un échange de correspondance avec l’empereur Trajan, vers 112/113, évoque les troubles suscités par la diffusion du christianisme dans sa province (Lettres, X, 97[98]) ; ils témoignent de la « contagion de la superstition » en Asie mineure, au point que les cultes traditionnels ont pu lui paraître délaissés, et de l’hostilité qu’elle provoquait parmi les populations restées attachées aux cultes traditionnels. Là encore, c’est l’intrusion du christianisme dans les affaires romaines qui entraîna sa mention dans un document officiel.

Mais Jésus n’est pas non plus absent de l’historiographie juive hellénophone. Si l’on peut récuser, à tort ou à raison, le témoignage direct de Josèphe sur Jésus, on ne peut refuser celui sur Jacques « frère de Jésus appelé Christ ». Josèphe avait bel et bien connaissance de Jésus, le prophète de Galilée, et pas seulement par l’intermédiaire de son frère Jacques, puisque c’est au contraire Jésus qui sert à situer ou à identifier Jacques, comme « frère de Jésus appelé Christ », et non pas l’inverse. Le silence ou la discrétion que Josèphe observe sur Jésus lui-même tient sans doute à l’embarras qui était le sien devant le rôle ou le statut qu’il devait lui attribuer : un prophète ? Ou un agitateur messianique ? Le témoignage sur Jacques et, indirectement, sur Jésus, est donc la pièce essentielle du dossier, la moins récusable, et aucun prétendant au titre d’historien n’est en droit de la passer ou silence, sous prétexte que Jésus n’y est mentionné qu’incidemment : ce point est au contraire la meilleure garantie de son authenticité.

Bernard Pouderon

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