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Le sociologue Raymond Boudon (1934-2013) est surtout connu pour avoir été le grand adversaire de Bourdieu, notamment à propos de l’analyse de la reproduction sociale. C’est à ce titre qu’on l’enseigne parfois dans les filières économiques et sociales au lycée.
Mais il a également exploré bien d’autres domaines. Dans L’Idéologie, livre paru en 1986, Boudon s’interroge sur l’origine des idées reçues. Ce livre cherche à comprendre le paradoxe selon lequel l’individu peut adhérer facilement à des idées douteuses et fausses. Dans une frange non négligeable de la sociologie, ce paradoxe est souvent résolu de la même manière, à savoir en imputant à l’individu un comportement irrationnel. C’est ainsi que l’anthropologue Lévy-Bruhl a pu interpréter le mode de vie de tribus primitives : en leur attribuant une mentalité prélogique. Tout l’intérêt de la sociologie de Raymond Boudon, et de ce livre en particulier, est de prendre le contre-pied de ce type d’interprétations irrationalistes. Fidèle à Max Weber, un de ses maîtres, il estime qu’un phénomène social doit être rapporté aux comportements individuels, et que ceux-ci doivent à leur tour être expliqués par des raisons compréhensibles. Ce n’est que lorsque toutes les hypothèses rationnelles ont été épuisées qu’il est possible de poser des composantes irrationnelles dans l’explication des comportements. Dans L’Idéologie, il ne s’agit pas tant, cependant, de voir comment un phénomène social macroscopique peut s’expliquer par l’agrégation de raisons individuelles, que de comprendre comment on peut avoir de bonnes raisons d’adhérer à des idées fausses.
L’Idéologie comprend trois parties. La première dresse un panorama succinct mais particulièrement éclairant des différentes conceptions de l’idéologie. Ce panorama est éclairant non seulement parce qu’il répertorie les idéologies qui s’inscrivent dans la tradition marxiste et celles qui s’en éloignent, mais aussi parce qu’il les classe selon qu’elles se réfèrent ou non au critère de la vérité ou selon qu’elles fournissent des explications de type rationnel (par des raisons compréhensibles) ou irrationnel (par des forces qui échappent au contrôle de l’individu). Plusieurs tableaux permettent ainsi de mettre en lumière des rapprochements et des retournements inattendus. On voit par exemple que Raymond Aron propose de l’idéologie une explication irrationnelle, puisqu’elle est pour lui le produit du fanatisme et des passions, alors que Marx fournit parfois des interprétations rationnelles de l’idéologie puisque, dans certaines de ses analyses, il la considère comme une adhésion consciente à des croyances utiles.
La deuxième partie du livre propose une théorie restreinte de l’idéologie : restreinte car « elle ne recouvre pas l’ensemble des phénomènes résumés par l’idéologie ». Il ne faut pas s’attendre à y trouver, par exemple, les raisons de la montée du nazisme en Allemagne dans les années trente, car il faudrait pour cela parler de l’accession au pouvoir d’Hitler, ce qui relève de la compétence de l’historien. D’autre part, et comme l’écrit Boudon dans sa préface, il ne s’agit pas de donner « une réponse générale à la question de l’origine des croyances non fondées objectivement. » Il lui paraît en effet peu vraisemblable que, « ni sur ce sujet ni sur d’autres, une théorie unique puisse tout embrasser. » (p.II)
La théorie de Boudon prend en compte ce qu’il appelle des effets de situation. Sous l’influence de ces effets de situation, nous percevons la réalité de manière déformée et partielle, en raison de notre point de vue ou de nos ressources cognitives. Si l’on n’en tient pas compte, on peut aisément imputer des causes irrationnelles à un comportement qui est en réalité tout à fait compréhensible. Un des exemples est celui du faiseur de pluie dans les tribus primitives. Nous peinons à comprendre pourquoi le primitif attribue une efficacité aussi grande au faiseur de pluie qu’au faiseur de feu. De là, on peut être tenté de lui attribuer une « mentalité primitive ». Mais l’opacité de son comportement s’estompe si l’on s’avise qu’il ignore les lois de la transformation de l’énergie. Par conséquent, il n’a aucune raison de ne pas se fier au rituel qui fait tomber la pluie. On pourrait objecter que le primitif devrait se rendre compte que le faiseur de feu produit plus souvent du feu que le faiseur de pluie ne déclenche des averses. Mais, comme le montre Boudon, ce serait exiger de lui un pré-savoir statistique dont bien des sujets cultivés sont dépourvus.
Un autre exemple est celui du mouvement luddite dans l’Angleterre du XVIIe siècle. Le machinisme entraîne pour le manufacturier d’importants gains de productivité. Mais il provoque aussi de nombreux licenciements d’ouvriers. Ces derniers réagissent en cassant les machines de leurs entreprises. Comme il a été prouvé que, à long terme, les machines ne détruisent pas d’emploi, des historiens et des sociologues ont interprété cette réaction des ouvriers comme une « résistance au changement ». En réalité cette interprétation irrationnelle ne tient pas compte d’un effet de position, à savoir que, si l’observateur sait que les machines introduisent des gains de productivité, l’ouvrier constate, lui, qu’elles sont responsables de sa mise à pied. Il n’y a donc pas lieu d’expliquer son comportement de manière irrationaliste.
Boudon étudie également dans cette deuxième partie, ce qu’il appelle des effets de communication et des effets épistémologiques, qui, dans chacun des cas, nous rendent plus fragiles face aux idées fausses.
La troisième partie du livre, la plus brève, s’attaque enfin à deux idéologies qui étaient en vogue dans la deuxième moitié du XXe siècle : le développementalisme et le tiers-mondisme. « Selon la première, l’Occident aurait la capacité exclusive et la responsabilité de conduire au développement les pays sous-développés. Selon la seconde, les pays pauvres devraient au contraire se prendre en main et se méfier d’un Occident toujours suspect de colonialisme. » (p.247) À travers l’étude de ces deux cas, Boudon trouve l’occasion d’appliquer son modèle et de manifester les mécanismes qui ont contribué à la diffusion de ces idéologies.
En résumé, L’Idéologie est un livre riche et passionnant dont le mérite, loin de tout jargon sociologique, est de nous éclairer sur ce grand paradoxe : comment peut-on avoir de bonnes raisons d’adhérer à des idées fausses ?
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