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Cathédrales françaises : un patrimoine unique au monde [Partie II]

L’âge obscur

Si la cathédrale s’impose dès le IVe siècle, de Rome à Ravenne, de Lyon à Genève, il ne reste de ce premier règne que des traces indirectes. La situation est à peine meilleure pour la cathédrale carolingienne, du VIIIe au Xe siècle, la disparition des édifices de Metz, Reims ou Milan n’étant que très partiellement compensée par la survie de la chapelle palatine d’Aix, source précieuse mais altérée de ce premier art impérial. En réalité, des premières cathédrales de l’histoire chrétienne, il ne nous est guère parvenu d’autres indices que littéraires. Encore les sources écrites n’usent-elles pas de ce terme, mais de celui d’ecclesia, forme latinisée du terme grec εκκλησια (littéralement, « assemblée ») par lequel les auteurs du Bas-Empire ont très tôt désigné les premières communautés chrétiennes.

Ce qu’ont vraiment été les premiers édifices du culte chrétien, il est probable que nous ne le saurons jamais complètement. Les sources littéraires restent imprécises en la matière et les performances de l’archéologie contemporaine ne peuvent éclaircir tous les mystères de cette genèse. Tout au plus peut-on tenir pour acquis que les propriétaires de vastes résidences privées convertis à la religion chrétienne ont mis très tôt une partie de ces résidences au service de l’ecclesia lorsque la nécessité de construire un bâtiment collectif n’était pas encore manifeste. L’hypothèse demeure, cependant, que cette nécessité ait été à l’origine de chantiers au nombre indéterminé dont l’histoire n’aurait pas transmis la mémoire. Le premier millénaire de l’ère chrétienne se décline en trois volets bien distincts : les trois premiers siècles, placés sous le signe de la clandestinité, les deux suivants, marqués par la reconnaissance officielle de l’empire romain, les cinq derniers, ère du triomphe sans partage de la religion chrétienne. Le temps de la clandestinité ne fut évidemment pas celui de la construction monumentale, les Chrétiens se réunissant de façon aléatoire, au gré des lieux et des circonstances. Quant à la période du triomphe chrétien, qui s’étend du VIe au Xe siècle, elle a tout de même laissé suffisamment de traces pour que son histoire architecturale puisse être correctement restituée. C’est entre ces deux périodes donc, aux IVe et Ve siècles, que sont nés ces premiers édifices religieux dont la forme et la structure sont si mal connues.

Il reste certain que le premier monument cultuel chrétien trouve son modèle non dans le temple antique mais dans la très profane basilique romaine, lieu de rencontre et de réunion, à l’abri des désordres climatiques (chaleur, vent, pluie) et à l’extrémité de laquelle une abside servait de tribune pour les acteurs de la vie publique s’adressant à la foule. Construit en ville, dans l’espace clos par les murailles de la cité, cet édifice chrétien exige l’intervention du pouvoir temporel et l’engagement de frais considérables, ne fût-ce que pour l’acquisition du terrain. Car, à la différence du temple antique, le monument cultuel chrétien est propriété de l’Église et non de l’état. À Bordeaux, comme à Rouen, Clermont, Rodez ou Narbonne (dont la première cathédrale a été érigée de 441 à 445), les sources écrites attestent cette particularité à l’origine d’une double contrainte, politique et économique. D’autant plus que la proto-cathédrale, maison du Seigneur, n’est jamais trop belle : indépendamment du coût de la construction monumentale, sa décoration (mosaïque, fresque, tenture, sculpture, pavement) et son éclairage artificiel sollicitent de façon pressante tous les donateurs de la nouvelle religion. Parmi les autres marques de somptuosité caractérisant la cathédrale primitive, les objets liturgiques, les vêtements sacerdotaux et la musique chorale étaient, si l’on en croit les sources manuscrites, particulièrement soignés ; mais toute trace en a disparu.

S’il ne reste à peu près rien de ces premières constructions, les baptistères qui leur étaient adjoints, à Aix-en-Provence, Fréjus ou Poitiers, ont mieux traversé l’épreuve des siècles. À Fréjus, par exemple, le baptistère, vraisemblablement édifié au Ve siècle, a été restauré en 1925 par l’architecte Formigé. De l’extérieur, la superposition de ses plans est lumineuse : carré à la base pour le socle aveugle, octogone au niveau des fenêtres, avec une baie en plein cintre pour chaque face, cylindre pour la partie supérieure, couverte d’un toit conique de tuiles. Dans le Poitou gallo-romain, la vie chrétienne a été officialisée vers le milieu du IVe siècle par l’élection de saint Hilaire à l’épiscopat. De cette époque nous est parvenue la partie basse des murs du baptistère Saint-Jean de Poitiers ainsi que sa piscine octogonale. Avec son plan tréflé et son élévation, l’édifice se présentait comme une salle rectangulaire couverte d’un toit à double pan, dotée d’une abside polygonale et de deux chapelles latérales. D’autres sites très anciens transmettent quelques fragments de cette mémoire lointaine, la basilique de Cimiez, le baptistère quadrilobé de Venasque conçu au VIe ou au VIIe siècle, Saint-Victor de Marseille, Saint-Pierre-aux-Nonnains de Metz… Cependant, il reste malaisé d’établir un système étroit de renvois du baptistère à la cathédrale, du fait que le premier use le plus souvent du plan centré et la seconde du plan basilical. En de nombreuses autres cités (Reims, Marseille, Tournai, Paris), l’archéologie a été en mesure d’attester l’importance du groupe épiscopal, tout en soulignant qu’il n’existe pas encore de schéma-type de cet édifice, lequel reste soumis aux variations des exigences locales.

Le baptistère de la cathédrale Saint Léonce de Fréjus

Mutations carolingiennes : de l’évêché à l’archevêché

Menacé par les Lombards, le pape Étienne II se tourne vers le Franc Pépin le Bref en 754, obtenant de lui un secours victorieux et acceptant, en retour, de le sacrer avec ses deux fils dans l’abbatiale de Saint-Denis. Ainsi naît la dynastie carolingienne, appelée à un magistère européen durable, notamment sous la direction de Charlemagne (771-814). Ce dernier comprend rapidement quel parti il peut tirer de l’autorité morale conférée par le Saint-Siège et place ses conquêtes sous le signe de la conversion des peuples soumis. La multiplication des évêchés est telle, au gré de ses conquêtes, que le risque de dispersion hiérarchique et d’affaiblissement de l’autorité papale devient pressant ; pour y parer, un nouveau personnage apparaît dans les couches supérieures du clergé, l’archevêque qui, à la tête d’un évêché majeur, gouverne l’épiscopat régional. De ces archevêques, le souverain franc fait ses alliés et ses subordonnés, au service du rêve qui gouverne son action : la renaissance de l’empire romain sous la forme d’un empire chrétien. Sacré empereur par le pape à l’occasion des fêtes de Noël de l’an 800, Charlemagne peut ainsi transmettre à son fils, Louis le Pieux, une mosaïque immense d’états fédérés sous la férule chrétienne. En dépit du démembrement de cet empire par le Traité de Verdun en 843, de la rudesse des assauts subis de l’extérieur (Normands, Slaves, Musulmans) et de la dislocation du pouvoir central au temps de la féodalité, une certaine Europe est née qui fonde sa légitimité sur le socle chrétien.

De tous les évêques de ce temps, le plus important reste sans conteste Chrodegang (vers 712-766) qui, officiant à Metz au cœur du VIIIe siècle, transforme l’administration épiscopale et la règle du chapitre cathédral ; si le modèle choisi est celui du monastère, les chanoines participent activement à la vie du diocèse. L’influence de Chrodegang joue jusque dans la conception de l’édifice cultuel, au sein duquel il prône une séparation mieux marquée entre le clergé et les fidèles ; ainsi le chœur et l’abside, généralement dressés au-dessus d’une crypte, sont-ils souvent surélevés et isolés par une clôture, paroi ajourée ou simple tenture. Animant toutes les formes des arts précieux (orfèvrerie, émail, mobilier, enluminure), le goût pour la rutilance décorative conserve sa dimension monumentale : les mosaïques, pavements, fresques et figures sculptées continuent d’orner la maison de Dieu et c’est au sein des édifices carolingiens qu’apparaissent les premiers vitraux historiés, foyers lumineux dont les scènes colorées, d’une lecture aisée, irradient l’espace sacré.

Gérard Denizeau

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