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Laurent Lafforgue 3/5 : Les mathématiques et l’enseignement

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Cet entretien avec le mathématicien Laurent Lafforgue, professeur à l’Institut des hautes études scientifiques (IHÉS), et lauréat de la médaille Fields en 2002, est divisé en cinq parties :
1. Les chrétiens et les mathématiques
2. Les mathématiques et le Logos
3. Les mathématiques et l’enseignement
4. La découverte en mathématiques
5. Les mathématiques et l’apostolat

Nicolas d’Eschaud : Vous avez expliqué que la plupart des grands mathématiciens des siècles précédents avaient été formés aux études classiques. Est-il possible de mesurer l’influence de cette formation sur l’édification des mathématiques ? Est-ce que la langue dans laquelle ils ont été formés ou élevés a donné une direction particulière aux mathématiques au moment de définir des termes ou de créer le langage mathématique ?

 

Laurent Lafforgue  : Je pense que oui. Une hypothèse qui a été faite par certains est que l’apprentissage du latin, extrêmement présent au XVIIe siècle, et encore aux XVIIIe et XIXe siècles, a beaucoup facilité l’invention et le développement du langage symbolique. Pour ces personnes qui recevaient leur éducation en grande partie par le latin, le rapport au langage devenait plus abstrait, plus distant, du simple fait que le langage dans lequel ils apprenaient n’était pas le langage de tous les jours. C’est une hypothèse que certains historiens des sciences ont faite. Pour ce qui est de la diversité linguistique, effectivement, je suis persuadé qu’on ne pense pas tout à fait de la même façon dans les différentes langues. Donc, ne serait-ce que pour cette raison, je suis très attaché à la diversité linguistique. Je pense que le monolinguisme vers lequel les mathématiques et les autres sciences tendent est une catastrophe pour la pensée. C’est un fait en tout cas, qu’il a existé dans le monde, encore récemment, ce que nous, mathématiciens, appelons des grandes écoles mathématiques, des lieux en quelque sorte où on cultivait les mathématiques d’une manière spécifique. Donc il a certainement existé une école française, mais également une école russe, une école japonaise, une école allemande, et même une école anglaise, américaine dans une certaine mesure, ayant chacune ses spécificités et contribuant chacune à la science universelle que sont les mathématiques. Je suis attaché à cette diversité, et je pense que dans les dernières décennies, nous l’avons en grande partie perdue. Cela est un grand mal pour les sciences, pour la créativité, pour la pensée. Aujourd’hui, j’en suis au point – je vais peut-être vous choquer – où je dis que je regrette l’Union Soviétique, ne serait-ce que sur le plan mathématique. Je ne veux pas défendre le système soviétique, mais dans l’Union Soviétique, il existait une école mathématique extraordinaire, ou peut-être même deux écoles mathématiques extraordinaires, l’une à Moscou, l’autre à Saint-Pétersbourg. Malheureusement, quand l’Union Soviétique a cessé d’exister, que la Russie s’est trouvée plongée dans la libéralisation des années 90, les scientifiques n’ont alors plus été payés à un niveau qui leur permettait de vivre. Ces écoles se sont donc dispersées et ont été perdues en grande partie. C’est une perte énorme pour la science. Ces gens aussi avaient pour habitude de faire des mathématiques en russe, de publier en russe la plupart du temps. Mon collègue Gromov [1], qui a franchi cette porte tout à l’heure, vient de l’école mathématique de Saint-Pétersbourg. Il a d’ailleurs beaucoup souffert du système soviétique, qu’il a voulu quitter à tout prix, mais il n’empêche qu’il est quand même le produit de ce système. Les choses sont compliquées.

Cours à l’IHÉS

Il y a certainement un lien entre le triomphe de ce modèle américain après la fin de l’Union Soviétique et le triomphe de l’idéologie des résultats, la prégnance du critère des résultats. En Union Soviétique on avait l’habitude de voir les choses d’une manière différente, c’est-à-dire que ce qui était privilégié était le fait de développer des théories originales, les résultats venaient après. Mais d’abord, il fallait avoir une pensée et des jeunes qui avaient une théorie originale étaient systématiquement encouragés par leurs aînés, ce qui n’est absolument pas le cas aujourd’hui. Le monde mathématique a en quelque sorte muté, il a grandi en taille, il s’est uniformisé et aujourd’hui il est devenu un peu un monde industriel. On ne demande pas, on n’attend pas des personnes, en particulier des jeunes, qu’elles fassent vraiment preuve d’originalité.

 

N.E. : Est-ce que l’un des problèmes, justement, de ce monde mathématique qui devient un monde industriel est qu’aujourd’hui un étudiant ou même un chercheur ne se pose plus de questions épistémologiques, ne cherche plus à donner un sens à ses recherches, à se donner une méthode, sachant que toutes les méthodes ne se valent pas forcément ?

 

L.L.  : La réponse est oui : il y a un manque de recul, mais le problème n’est pas causé par les jeunes. Ce manque de recul existe d’abord par manque de formation, manque de culture, notamment classique, mais aussi à cause de la pression énorme qui est exercée sur les jeunes pour se couler dans un moule, pour publier le plus possible. Quand on cherche à publier le plus possible, évidemment, on réfléchit moins. On n’est pas du tout encouragé à réfléchir. Donc, oui, ce sont des réalités, mais les jeunes mathématiciens ou scientifiques ne sont pas du tout les responsables de cette situation. Ce que j’attendrais de la jeunesse, c’est un peu plus de révolte.

Par exemple en France, vous voyez bien depuis quelques années, qu’une partie au moins de la jeunesse remet davantage en cause ce monde qu’on lui impose.

Gauthier Boisbay : En sus du rétablissement des lettres classiques, pensez-vous pertinent d’ajouter, dans la formation des futurs mathématiciens, des cours d’histoire des mathématiques, d’épistémologie – à l’image de ceux qui existent peut-être plus fréquemment dans les autres disciplines scientifiques ?

 

L.L.  : Pour moi, la confrontation avec des choses totalement différentes des mathématiques est encore plus importante : les études classiques, la littérature, la philosophie. Il y a d’autres choses, qui sont souvent importantes chez les mathématiciens comme par exemple le fait d’être musicien. Beaucoup de mathématiciens sont musiciens. En particulier dans les anciennes générations, ce n’est pas mon cas, mais parmi mes collègues, plusieurs sont musiciens, y compris à de très bons niveaux.

L’IHÉS en hiver

Si j’essaie de faire une comparaison avec mes collègues russes, c’est parce qu’ici nous sommes autant de russe que de français et je constate qu’eux, dans l’ancienne Union Soviétique ont reçu une formation beaucoup plus diversifiée. Mes collègues russes, si moi-même ou d’autres posons la question « Quelle est votre spécialité ? Qu’est-ce que vous êtes ? », ils vont répondre «  Je suis mathématicien. » . Si vous posez la question à un mathématicien occidental, il va dire, « Je fais de la géométrie différentielle  » ou « Je fais de la topologie  ». Les russes sont des gens qui ont appris beaucoup, à un niveau en fait très approfondi, dans des parties très diverses des mathématiques et au-delà. Tous mes collègues russes connaissent beaucoup de physique à un niveau très poussé. Certains d’ailleurs, pour cette raison-là, ont brillé particulièrement à la frontière des mathématiques et de la physique [2], parce qu’en quelque sorte, dans le monde, ils sont les seuls à pouvoir faire ça. Autrement dit, je pense que, effectivement, la spécialisation est un problème. Toutefois, on ne lutte pas contre cette tendance par une réflexion générale sur la diversité, mais par le contenu, en essayant de diversifier ses connaissances. Je trouve que le modèle de formation qui a existé en Union Soviétique – et qui a perduré dans une certaine mesure en Russie – mérite vraiment d’être considéré. En « Occident » comme on dit, en France en particulier, on a tendance à toujours dire du mal de la Russie, alors que le modèle russe vaut vraiment la peine d’être étudié, notamment sur ce point.

 

G.B. : Si le modèle russe cherchait à diversifier les connaissances, le monde actuel nous pousse plutôt à la spécialisation, en particulier en France où les domaines de la connaissance sont très cloisonnés : pensez-vous que des génies universels, comme Pascal ou Leibniz, se tourneraient aujourd’hui vers les mathématiques ?

 

L.L. : Aujourd’hui, il est particulièrement difficile d’être un génie universel étant donné la somme de connaissances que l’on doit avoir. Mais il existe toujours des personnes qui s’intéressent à des sujets très divers, et qui s’y intéressent de manière très profonde. Mon collègue Misha Gromov, que vous avez vu tout à l’heure, s’intéresse depuis quelques années à la biologie, parce que lui-même est un esprit scientifique universel. Lui-même dit que si l’on est mathématicien et que l’on veut s’intéresser à la biologie, la première chose à faire en entrant dans une salle de séminaire de biologie est d’oublier tout ce que l’on a appris en mathématique, et de ne surtout pas essayer de plaquer sur la biologie nos connaissances mathématiques. Gromov pense que la biologie nécessitera des mathématiques nouvelles, et certainement pas celles qui ont été forgées au cours des derniers siècles et qui pour une part importante ont été forgées avec la physique. La biologie n’est pas la physique.


[1Mathématicien russe naturalisé français récompensé en 2009 par le prix Abel pour ses « contributions révolutionnaires à la géométrie » (1943-).

[2On peut penser au scientifique russe naturalisé français Maxim Kontsevitch, professeur permanent à l’IHÉS et médaillé Fields (1964-).

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