L’infolettre du R&N revient bientôt dans vos électroboîtes.
R&N : Y a-t-il eu une raison précise, un événement, qui vous a poussés, vous ainsi que Peter Boghossian et Helen Pluckrose, à lancer votre opération « études victimaires » il y a trois ans ? Ou était-ce votre intention depuis longtemps ? Que vouliez-vous montrer ?
JL : Si vous voulez savoir ce qui nous a motivés [Peter Boghossian et moi], à tenter le coup du « pénis conceptuel comme construit social » puis a motivé Helen Pluckrose à nous rejoindre lorsque nous avons lancé l’affaire des Études victimaires, c’est une histoire longue et compliquée, que je peux raccourcir.
Pour le dire le plus brièvement possible, nous avons vu des gens se faire harceler et même « annuler » [1] à la manière qu’on appellerait aujourd’hui « woke », au sein du New Atheism Movement, il y a bien longtemps ; nous avons essayé de réagir. Cela nous a valu de nous faire traiter de racistes et de sexistes. Puis nous avons essayé de tenir des conversations publiques avec ceux qui publiaient des les journaux correspondants, et à chaque fois ils ont refusé, et ont fini par nous accuser de les harceler (alors qu’il ne s’agissait que de quelques invitations sur une période d’un an et demi). Ensuite nous avons vu l’article sur la « glaciologie féministe », que le journaliste Matt Ridley disait considérer comme un canular, et nous avons décidé d’essayer d’imiter Alan Sokal [2], et de leur faire le même coup : c’est l’origine du « pénis conceptuel ».
Nous essayions de voir s’il était possible de piéger ces disciplines universitaires. La question était : est-ce que ceux qui travaillent dans ces domaines savent de quoi ils parlent, ou bien n’est-ce que le n’importe quoi habillé de jargon que pressent le profane ? En définitive, ils savent bien de quoi ils parlent, et une fois qu’on est initié, on comprend, et on peut reproduire ce langage. Une fois le constat fait, en novembre 2017, nous avons décidé de changer de méthode, et de reproduire ce langage fidèlement, en exagérant un peu. Nous voulions prouver deux choses : que nous comprenons très bien cette recherche (et ce qu’elle a de vicié), et qu’il y a un grave problème au sein de ces domaines universitaires, auquel on ne fait pas suffisamment attention. A cause de la nature de notre projet, qui a été fortement critiqué pour ne pas être une analyse traditionnelle, le but était aussi de montrer que les analyses traditionnelles ne fonctionnent pas contre cette recherche, et qu’elles ont été essayées et ignorées pendant des décennies. Tout cela a été expliqué lorsque nous avons révélé le projet au grand public il y a deux ans.
R&N : Plus généralement, que faites-vous des nombreuses critiques qui vous ont été adressées concernant votre méthodologie, et ce que vous considérez comme les résultats de votre enquête ?
JL : Voici ce que j’en fais : si j’étais à leur place, moi aussi, je serais en colère. Je ne pense pas que nous ayons utilisé une méthodologie inappropriée, étant donné que ce que nous avons fait est assez commun en termes de contrôle de qualité dans à peu près tous les domaines de la vie économique. Quel problème éthique y a-t-il à vérifier si un commerçant vend des produits à des mineurs sans vérifier leur âge ? Quel problème éthique y a-t-il à vérifier le système de sécurité d’un aéroport, pour voir si le travail est mal fait, et qu’on y laisse passer des substances interdites ? Quel problème éthique y a-t-il à vérifier des systèmes informatiques pour voir s’ils peuvent être piratés ? Ce que nous avons fait relève du même ordre de choses, d’une part, il n’y a donc rien d’éthiquement contestable. D’autre part, ce que nous avons fait consistait à reproduire une culture pour mieux la comprendre, ce que l’anthropologie connait sous le nom d’ethnographie réflexive. Nous avons proposé à ce système culturel divers éléments (nos articles), et demandé à savoir s’ils étaient authentiques ou non ; et nous avons utilisé ces acceptations ou rejets, ainsi que les commentaires que l’on nous a faits, pour parfaire notre connaissance de cette culture, et faire de nouvelles propositions plus fidèles à cette culture que nous étudiions. Ce faisant, nous avons essayé de nous emparer de son contenu, et de connaitre cette culture à la fois de l’intérieur, et de l’extérieur, en faisant attention à percevoir un sens. C’est la définition que le dictionnaire donne de l’anthropologie culturelle, et je vois donc mal comment on peut critiquer l’éthique de cette méthodologie de ce point de vue-là.
R&N : Comment a-t-il été possible, alors, selon vous, pour qu’une telle culture de l’imposture intellectuelle s’impose dans les humanités au sein de l’université ? Est-elle née au sein du New Atheism Movement ?
JL : La réponse est beaucoup plus simple, ici : presque personne n’avait envie de la critiquer, et les chercheurs dans ce domaine se sont empressés d’ignorer les rares qui s’y sont essayés.
R&N : Alors, y a-t-il vraiment un discours scientifique authentique sur ces sujets, ou peut-il y en avoir un ? Ou pensez-vous qu’ils sont au fond condamnés à l’imposture, par leur essence-même ?
JL : Bien sûr qu’il pourrait y avoir une approche scientifique sur ces sujets, et il y a des gens qui essayent de travailler dans ce sens. C’est un domaine multidisciplinaire par essence, mais il est toujours possible de prendre en compte ce que dit la science idoine, que ce soit la biologie ou la psychologie et la sociologie (si elles sont rigoureuses et empiriques), en attendant que ces études soient répliquées, lorsque leur méthodologie est encore un peu instable. Une étude rigoureuse de sujets comme le genre ou la sexualité, notamment, qui se rattacherait autant que possible à la science, serait une très bonne nouvelle, et mériterait d’être appelée « étude du genre » ou « étude de la sexualité ».
R&N : Pouvez-vous identifier une chose, par ailleurs, qui fait que la recherche woke n’est pas de la vraie recherche, d’après votre étude du sujet ?
JL : Je dirais que le principal défaut des études woke est qu’elles ont tendance à partir d’une conclusion et à chercher à la prouver au moyen d’outils théoriques. Elles remplacent aussi l’enquête intellectuelle classique, qui implique une argumentation raisonnée et une analyse empirique, par du commentaire social qui ne s’appuie pas du tout sur ces outils habituels. Au lieu de ça, la méthode principale consiste à mettre en avant l’expérience vécue, à trouver des « problèmes » dans les autres idées que l’on veut discréditer, et à utiliser l’art et la poésie. Bien évidemment, rien ne s’oppose à ce qu’on fasse de l’art ou de la poésie, mais pas pour opérer une étude sociale comme si c’était de la sociologie. Oui à l’art et la poésie, mais pas comme méthodes sociologiques.
R&N : La violence, comme vous l’avez dit, est de plus en plus centrale dans les stratégies woke. Pouvez-vous décrire les diverses manières dont elle est mise en œuvre, et ce qu’elle révèle sur vos opposants ?
JL : La violence est quelque chose de visible. Et on peut bien l’appeler comme on veut, cela reste de la violence. De ce que j’en comprends, la stratégie des adeptes du woke, concernant la violence, consiste à la provoquer contre eux-mêmes et ensuite à s’en servir comme prétexte à leur propre violence. Dans les « manifestations » qu’ils organisent, ils cherchent clairement à provoquer la violence, par exemple en cherchant la bagarre, en empêchant la circulation d’une voiture, ou en faisant des dégâts chez des gens. Le but de tout cela est de faire passer les autres pour des agresseurs, en inversant les rôles. Tout ça est expliqué minutieusement dans leurs manuels de formation à l’activisme, comme le livre de Bray sur l’antifascisme [3], et Black Bloc, White Riot, publié par AK Press [4]. C’est une stratégie délibérée. Ce qu’elle révèle sur ces activistes est qu’ils sont prêts à aller très loin dans la création de troubles pour arriver à leur but, et ils ont une stratégie pour ce faire. Ce n’est pas fait au hasard, c’est voulu.
Ceci étant dit, il est très important de comprendre, et c’est plus proche de mes centres de préoccupation, que c’est aussi en cohérence avec la vision théorique du monde dont ils partent. La perspective « woke » considère tout ce qui alimente, crée ou permet ce qu’ils appellent « l’oppression systémique » comme une forme de violence qui doit être combattue par la violence. Cette idée est particulièrement explicite dans l’œuvre d’Herbert Marcuse, notamment Repressive Tolerance (1965) [5], et aussi chez le postcolonialiste Frantz Fannon, qui disait que la violence était un moyen nécessaire pour que le colonisé efface l’humiliation de la colonisation. Vous verrez dans les deux livres que j’ai cités plus haut que ces deux penseurs ont une place centrale dans le monde de l’antifascisme, à tout le moins, qui est un groupe extrémiste au service de ce mouvement idéologique plus large, et plus savant ; cette division entre extrémistes et universitaires est aussi calculée, d’ailleurs : on peut le lire dans des écrits comme ceux de The Weather Underground [6], notamment le Prairie Fire [7] de sinistre mémoire. La théorie s’est développée en rendant toujours plus floues les limites entre les concepts qui ont du sens, de sorte que désormais, tout ce qui soutiendrait un état fonctionnel, ordonné et légal est considéré comme du « fascisme », et à peu près tout ce qui n’est pas fait par les radicaux eux-mêmes est dénoncé comme créant et maintenant l’oppression systémique. La théorie enseigne donc que la violence est la réponse obligée à la violence inhérente à ces systèmes, pour éviter l’installation du fascisme. Ce que cela révèle sur ses adhérents est qu’ils sont aussi manipulateurs et menteurs dans la poursuite de leur but, et qu’ils sont prêts à justifier leur propre violence en tordant à l’extrême les faits et la vérité ; ces mêmes faits et vérité sont d’ailleurs considérés comme une violence qui doit être combattue par la violence « révolutionnaire », comme aurait dit Marcuse.
R&N : Cette violence a-t-elle été l’outil principal de leur montée en puissance au sein des universités ? Ou leur stratégie a-t-elle été plus subtile ? Aujourd’hui, et cela commence à être le cas en France, il y a certains postes qu’on ne peut pas espérer obtenir si on ne confesse pas les dogmes autorisés.
JL : Non, la violence n’a pas fait partie de leur stratégie pour s’introduire dans l’université. Ils sont passés par les sciences sociales et les humanités. Ils ont simplement commencé à fabriquer leurs absurdités théoriques dans des départements qui n’avaient pas de comptes à rendre, principalement parce que les universités voulaient avoir l’air d’être en pointe de la pensée progressiste venue des années 60. Comme personne ne critiquait ce travail, parce que peu de monde s’en souciait et que personne ne voulait y mettre un terme, ils se sont développés jusqu’à gagner assez de pouvoir pour contrôler leurs propres départements, puis les structures administratives. Ç’a été une longue marche à travers les institutions, et ça a marché.
R&N : Les jeunes étudiants semblent être très faciles à gagner à l’idéologie woke : comment pensez-vous que cela s’est produit ?
JL : Pour tout un tas de raisons, je pense. Les lycées, notamment en Amérique du Nord, font des cours sur ces thématiques depuis très longtemps. Ces questions sont aussi très populaires dans cette tranche d’âge car l’idéologie sous-jacente touche à des choses très importantes dans la vie d’un adolescent. On peut devenir intéressant simplement en étant soi-même, si l’on a telle ou telle identité. On peut juger ses amis et camarades en fonction de leur adaptation ou non à la mode du moment. Les adolescents sont terriblement conformistes, car ils n’ont pas encore acquis une identité adulte ; cette idéologie marche à plein régime dans ce cadre-là.
R&N : Quelle serait alors la stratégie pour combattre cette idéologie avant qu’elle ne s’empare des jeunes esprits ?
JL : C’est déjà le cas. Cela s’est fait il y a déjà quelques années, et nous avons attaqué le sujet bien trop tard. Peut-être n’est-ce pas le cas hors du monde anglophone, mais partout où l’anglais est la langue majoritaire, c’est clairement le cas. Il y a aussi, cependant, des esprits plus jeunes, qui ne sont pas aussi amateurs de cette idéologie. Il faut leur apprendre les vraies règles civiques à nouveau. Il faut leur montrer la valeur du travail, et les aider à voir à quel point il est nécessaire pour s’orienter dans les mondes nouveaux, toujours plus virtuels. On dit parfois que ceux qui ont grandi les premiers avec internet se sont fait avoir, mais il n’y a aucune raison de penser que les générations futures seront épargnées, à mesure que les problèmes que pose la technologie seront plus durs à résoudre. Il faut leur montrer l’expérience libérale, aussi lente soit-elle, en contraste avec ce ratage complet ; il faut les guider vers ce qui fonctionne, et loin des facilités qui sont faites pour échouer. La comparaison n’est pas difficile à faire, donc si on peut se permettre de les faire, c’est une opération qui peut réussir assez rapidement.
R&N : En sus de Sokal squared [8] que faites-vous pour combattre ce mouvement au sein de la société américaine ?
JL : Principalement, j’écris, je parle et je fais un travail de consultant sur l’idéologie que nous avons cherché à démasquer avec l’affaire des études de doléances. Helen et moi avons continué de travailler pour publier un livre, Cynical Theories [9], qui tente de faire ce travail, et qui vient de sortir. Il est enraciné dans les recherches que nous avons faites pendant l’affaire, et depuis. J’ai aussi créé une plateforme sur internet, intitulée New Discourses (newdiscourses.com), pour expliquer en profondeur cette idéologie, ses racines, son mode de pensée, et, dans la mesure où elles peuvent être comprises, ses intentions. Je passe plus ou moins tout mon temps depuis l’Affaire à en apprendre sur cette idéologie, et à communiquer dessus, aussi vite et clairement que je le peux.
R&N : Notamment dans le contexte des émeutes BLM et de l’élection de novembre, vous semble-t-il que, lorsque vous leur parlez ou qu’ils découvrent ce qui se passe, les gens s’ouvrent à vos arguments et commencent à rejeter les opinions woke telles qu’elles sont présentées quotidiennement dans les médias ?
JL : Clairement, oui. Mon compte twitter a triplé son nombre d’abonnés depuis le début des émeutes et on me demande d’écrire, faire du conseil et parler partout dans le pays et dans le monde.
R&N : Un conseil aux Français qui doivent désormais affronter les mêmes forces subversives qui ont déjà obtenu tant de pouvoir aux Etats-Unis ?
JL : Vous pensez que ça ne pourra pas avoir lieu en France ? Cela peut, et cela va avoir lieu en France. Faites face dès maintenant.
[1] Traduction de l’anglais cancel qui dans ce contexte désigne la pratique commune aux milieux progressistes qui consiste à concentrer les attaques contre une personne idéologiquement incorrecte pour la faire disparaitre du débat public
[2] Physicien américain qui avait déjà démontré pouvoir faire publier un article vide de sens dans une revue universitaire de sciences sociales
[3] Mark Bray, L’Antifascisme, traduit par Sébastien Fontenelle, Lux, 2018
[4] A. K. Thompson, 2010
[5] In A Critique of Pure Tolerance Beacon Press, 1969 pp. 95-137
[6] Collectif antifasciste qui pratiqua l’action violente dans les années 1970
[7] Manifeste antifasciste édité par The Weather Underground
[8] Le nom communément donné à l’opération dévoilée en 2018, littéralement « Sokal au carré »
[9] Pitchstone Publishing, 2020
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