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L’industrialisation, l’utilisation de moyens de communication de masse et l’expansion de la scolarisation (et donc de l’alphabétisation qui multiplie les lecteurs potentiels) ont profondément modifié au XXe le rapport entre société et culture.
A travers quatre études (arts plastiques de masse, musique de masse, littérature de masse, liturgies de masse), Étienne Gilson analyse la naissance de cette culture de masse et comment celle-ci modifie l’expérience esthétique et les arts dans lesquels elle se déploie.
L’industrialisation des arts plastiques et celle de la musique ont ceci de commun qu’elles substituent à l’œuvre d’art réelle un objet culturel (reproduction, photographie, ...).
Distinguant le beau artistique du beau industriel (et le beau de l’utile), Gilson note qu’« une œuvre d’art ne fait rien qu’être belle » [1] et que l’utilisabilité n’est pas le critère du beau. « Il est malheureusement de l’essence de l’œuvre d’art véritable d’être unique » [2]. Et prétendre que posséder une copie, une reproduction ou des photos de l’œuvre serait équivalent (voir mieux) que posséder l’œuvre est une tromperie. Ce ne sont pas des statues ou des tableaux que l’on imprime, ce sont des images ou des reproductions de ces statues et de ces tableaux. On pourrait toutefois objecter qu’il existe pour certaines œuvres plusieurs « originaux » signées de l’artiste, numérotées et ayant malgré tout une vraie valeur.
Les catalogues d’œuvres d’art, tout utiles et excellents qu’ils sont en tant que source incomparable d’information ne sont pas des “musées de papier” car ils ne sont tous simplement pas des musées : ce qu’ils montrent ne sont pas des œuvres, mais des reproductions d’œuvres véritables. Une collection de photographies n’est pas une collection de tableaux, et encore moins une collection de sculptures. Le risque que fait courir cette confusion est de finir par croire qu’ayant découvert l’œuvre à travers ses photographies ou une reproduction, l’on peut désormais se passer de voir l’œuvre elle-même.
L’autre aspect de cette massification des arts plastiques est de multiplier les sujets de cette culture : soit en faisant venir le public aux œuvres, soit en faisant venir les œuvres au public. Certaines œuvres d’art sont ainsi transformées en “attractions” [3] et se déplacent à travers le monde, exposées parfois d’une manière qui en change profondément la perception esthétique. Ces deux façons de multiplier l’expérience esthétique modifient aussi le rapport à l’art dès lors que l’on transforme ces outils de massification de l’expérience culturelle en moyens industriels pour en faire des sources de revenus financiers.
Il s’agit en réalité d’une industrialisation de l’expérience musicale et non de la musique note Étienne Gilson (même si le nombre de performances musicales et de créations ont pu croitre considérablement). Un enregistrement, en effet, restitue une information sonore. Il ne restitue pas l’expérience d’une performance musicale. Les musiciens ne reproduisent pas une nouvelle fois le concert et chaque écoute de l’enregistrement produira exactement le même résultat que la précédente.
La critique des imperfections techniques des enregistrements de l’époque (années 1960) a quelque peut vieilli, mais les débats récurrents sur la qualité des formats musicaux (CD, mp3, ...) et de leurs pertes d’information montre à quel point le débat est toujours ouvert.
Comme pour la massification des arts plastiques, Gilson reconnait les aspects bénéfiques de cette industrialisation qui permet de faire découvrir un nombre incalculable d’œuvres musicales. Cependant, le rapport entre l’écoute d’un enregistrement et d’un concert est le même qu’entre observer une photo d’un tableau et le tableau réel. « La réalité musicale et son image sonore ne sont pas du même ordre » [4].
La musique n’avait jusqu’aux enregistrements sonores d’existence réelle (puisque les partitions ne sont pas de la musique en soi mais une notation) que lors des concerts. La performance musicale était alors la seule manière d’accéder à l’expérience musicale. Il fallait faire un effort, même minime, pour se rendre à un concert et l’écouter. Cette ferveur avec laquelle on assiste à un concert ne se retrouve pas dans l’écoute solitaire d’un cd. De fait, la musique est un art social. « Le concert est une cérémonie sociale d’une complexité à confondre l’imagination » [5].
Il suffit désormais d’appuyer sur sa télécommande pour écouter un enregistrement. Et cela a modifié notre rapport à la musique. L’attention avec laquelle on suit un concert est fort différente de celle avec laquelle l’on écoute la radio ou un cd. La musique devient un bruit de fond que l’on finit par baisser voir éteindre quand il devient gênant. Mozart peut devenir de la musique de table [6] et il peut même devenir un gêneur auquel l’on va couper le sifflet.
« Un tableau imprimé, une symphonie imprimée ne sont plus un tableau ni une symphonie ; au contraire, l’œuvre littéraire manuscrite ne change pas de nature quand on l’imprime » [7]. En effet, la nature de l’œuvre et de l’expérience littéraire ne changent pas que l’on lise un manuscrit ou un livre imprimé en 100 ou en 10 millions d’exemplaires. La reproduction d’un texte littéraire n’en change pas la nature. Les conséquences de la littérature de masse sur la littérature sont ailleurs : cette massification suit les lois générales de la production de masse : on essaie désormais « de produire des livres lisibles par beaucoup de lecteurs, à un prix de plus en plus bas » [8].
La première conséquence de cette littérature de masse est l’apparition d’écrivains de métier qui, pour vivre, doivent faire en sorte qu’une fois imprimées, leurs œuvres se vendent. Des siècles d’œuvres littéraires nous montrent que la littérature n’a pas eu besoin du moteur financier pour se développer, exister et prospérer. Mais « à partir du moment où le livre s’est multiplié, il est devenu possible de le vendre en plus ou moins grand nombre, et par conséquent de s’en servir pour gagner de l’argent » [9]. Le rapport au livre, et par conséquent à la littérature, en a été profondément changé, ainsi que le rapport de certains auteurs à leur propre production littéraire : on peut désormais rechercher non la gloire mais le succès.
Cette massification de la littérature a conduit à l’explosion d’un genre littéraire particulier qui a pris une place démesuré : le roman. « La primauté du roman dans la production littéraire des pays modernes de civilisation occidentale est évidente. [...] Il n’existe qu’un seule genre littéraire capable de trouver des acheteurs chez tous ceux qui savent lire, même s’ils ne savent rien d’autre, c’est le roman » [10]. Les conséquences en sont nombreuses : certains romans sont désormais écrit pour en préparer directement leur adaptation cinématographique : la critique littéraire ne traite désormais quasi plus qu’exclusivement du roman ; le rapport des autres genres littéraires (dont les ventes sont beaucoup plus faibles) avec les éditeurs est lui aussi modifié. L’on est en droit de se demander quels risques fait courir le roman aux autres genres et à lui-même en déséquilibrant ainsi la production littéraire [11].
L’autre élément qui change profondément la production littéraire est la place de plus en plus importante de la publicité pour faire la promotion d’ouvrages, prenant rapidement les proportions que l’on connait, l’éditeur devant de plus en plus une machine à faire la promotion de livres, plutôt qu’à les imprimer. De même, Gilson maudit cette « dernière invention publicitaire qui se soit mise au service du livre », le “prix littéraire” qui « porte chaque année à son point d’exaspération maximum les diverses influences corruptrices qui menacent les belles-lettres ».
Si Gilson s’inquiète de ces dérives (déséquilibre entre genres littéraires, rôle de plus en plus important des aspects financiers et publicitaires), il reste toutefois persuadé que « la petite flamme gratuite ne sera sans doute jamais étouffée sous la masse matérielle qui menace de l’éteindre. Il naîtra toujours, de temps à autre, des œuvres écrites par des auteurs incertains et doutant d’eux-mêmes, mais voulues par eux pour leur seule beauté [12] ».
La quatrième et dernière analyse porte sur l’Église post-conciliaire mais élargit aussi sa réflexion à la nature des sociétés de masse et à la légitimité d’une culture de masse.
On en relèvera plusieurs points majeurs :
Ces études ne prétendent pas apporter de réponses aux enjeux soulevés par la massification de la culture et des moyens de communication, mais elles s’attachent à en soulever point par point les différents problèmes philosophiques qu’elle pose.
S’il aborde ces problèmes avec rigueur, la méfiance d’Étienne Gilson face à cette culture de masse est clairement visible, mais, - et l’on voit bien qu’il n’y consent qu’à regret -, il n’en nie cependant pas la légitimité à exister : « l’usage des techniques de masse posera partout des problèmes inévitables. Il est chimérique d’imaginer, en aucun ordre, que les élites élèveront les masses à leur art ; il n’est même pas sain de souhaiter que, faute d’y réussir, les élites puissent essayer de limiter l’envahissement de tous les ordres d’activité intellectuelle, artistique et morale par les moyens de masse qui tendent de plus en plus à les asservir à leurs propres fins. Ce ne serait pas juste. Les masses ont droit à leur propre culture et aux moyens qui lui conviennent » [20].
[1] p.24.
[2] p.30.
[3] p.40.
[4] p.59.
[5] p.66.
[6] p.70.
[7] p.74.
[8] p.79.
[9] p.82.
[10] p.92.
[11] p.96.
[12] p.106.
[13] p.109.
[14] p.113.
[15] p.143.
[16] p.116-117.
[17] p.131-131.
[18] p.144.
[19] p.149.
[20] p.139.
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