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Le décès d’un grand sociologue

Le grand sociologue Raymond Boudon est décédé mercredi 10 avril. On l’a souvent présenté comme l’adversaire majeur de Bourdieu, ce qu’il fut. Dans le domaine de l’éducation, leurs analyses et leurs conclusions étaient en effet radicalement différentes. Son œuvre est cependant beaucoup plus riche. Il suffit de jeter un œil sur son abondante bibliographie pour s’en convaincre. Son apport principal est d’avoir explicité et prolongé un courant naguère fécond, celui de la sociologie de la connaissance. Fervent défenseur de la rationalité cognitive, il s’est toujours attaché à trouver une troisième voie entre les deux théories hégémoniques en sciences sociales, celles de l’homo sociologicus et de l’homo œconomicus. Là où la première ravale l’individu à l’état de pâte molle, en fait un être ployable à tous sens et profondément déterminé par son milieu social, la seconde le réduit à un calculateur égoïste ne vivant que dans le monde des intérêts bien compris.

Sa théorie de l’individualisme méthodologique a ainsi permis de dégager cette expression de l’ornière utilitariste dans laquelle elle s’était fourvoyée. En guise d’hommage, et pour vous donner envie de vous plonger dans ses livres passionnants, en voici une brève présentation [1].

L’individualisme méthodologique est, comme le dit Boudon, un modèle ou un paradigme qui se définit par trois postulats.

  • 1) Le postulat de l’individualisme : tout phénomène social repose sur l’action des individus.
  • 2) Le postulat de la compréhension : comprendre le comportement d’un individu, c’est en reconstruire le sens qu’il a pour lui, cette opération étant supposée être toujours possible en principe.
  • 3) Le postulat de la rationalité : l’individu adopte un comportement parce qu’il a des raisons de le faire. Ce postulat, poursuit-il, « n’implique pas que l’individu soit clairement conscient du sens de son comportement. Il reconnaît d’autre part que le comportement de l’individu dépendent de données s’imposant à lui, telles que ses ressources cognitives et sociales. »

Boudon explique ensuite que sous l’influence des économistes, au premier rang desquels Joseph Schumpeter, l’individualisme méthodologique a été progressivement assimilé à l’utilitarisme de la tradition benthamienne (le fameux calcul des plaisirs et des peines) et de sa déclinaison moderne (le bilan avantages-coût).

Ces auteurs ont en fait opéré une restriction de l’individualisme méthodologique. Trois nouveaux postulats peuvent s’ajouter aux premiers.

  • 4) Le postulat du conséquentialisme : le sens de l’action de l’individu réside toujours dans ses conséquences. C’est la version conséquentialiste ou instrumentale de l’individualisme méthodologique.
  • 5) Le postulat de l’égoïsme : de surcroît, parmi les conséquences de son action, intéressent l’individu en priorité celles qui le concernent personnellement.
  • 6) Le postulat du calcul avantages-coûts : plus restrictivement encore, on peut admettre que toute action comporte des coûts ou des avantages et que l’acteur social se décide toujours pour la ligne d’action maximisant la différence entre les deux.

Et Boudon de conclure malicieusement qu’avant même certains économistes, « des moralistes français classiques, comme La Rochefoucauld avaient annoncé la théorie du choix rationnel [postulat 1 à 6] en proposant d’ériger l’amour propre en théorie générale du comportement. »


[1Je reprends quasi telle quelle celle de Raymond Boudon issue de La rationalité, P.U.F., coll. Que sais-je ?, pp. 29 à 31

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