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La charité de sainte Jeanne d’Arc selon Benoît XVI

Le 30 mai 1431, les Anglais brûlaient une sainte. Héroïne de la Patrie, espoir d’une France en proie à "la grande pitié", restauratrice de la légitimité capétienne, la pucelle d’Orléans est aussi un modèle d’abandon et de charité. Voici ce que disait de la sainte le pape émérite Benoît XVI, en 2011, lors d’une audience générale [1]

« Chers frères et sœurs,

Aujourd’hui, je voudrais vous parler de Jeanne d’Arc , une jeune Sainte de la fin du Moyen Age, morte à 19 ans, en 1431. Cette sainte française, citée plusieurs fois dans le Catéchisme de l’Eglise catholique , est particulièrement proche de sainte Catherine de Sienne , patronne de l’Italie et l’Europe, dont j’ai parlé dans une récente catéchèse. Ce sont en effet deux jeunes femmes du peuple, laïques et consacrées par la virginité ; deux mystiques engagées, non pas dans le cloître, mais au milieu des réalités les plus dramatiques de l’Eglise et le monde de leur temps. Ce sont peut-être les figures les plus caractéristiques de ces "femmes fortes" qui, à la fin du Moyen Age, portèrent sans crainte la lumière de l’Evangile dans les événements complexes de l’histoire. On pourrait les rapprocher des saintes femmes qui sont restés près du Calvaire, auprès de Jésus crucifié, et de Marie, sa Mère, tandis que les apôtres avaient fui, et que Pierre lui-même l’avait renié à trois reprises. L’Eglise à cette époque, vivait la crise profonde du Grand Schisme d’occident, qui a duré près de 40 ans. Lorsque Catherine de Sienne est morte en 1380, il y avait un pape et un antipape ; quand Jeanne est née en 1412, il y a un pape et deux antipapes. Avec cette déchirure au sein de l’Église, il y avait des guerres fratricides continuelles entre les peuples chrétiens d’Europe, dont la plus dramatique fut l’interminables "Guerre de cent ans" entre la France et l’Angleterre.

Jeanne d’Arc ne savait ni lire ni écrire, mais on peut la connaître au plus profond de son âme grâce à deux sources de grande valeur historique : les deux procès qui les concernent. Le premier, le procès de condamnation (PCon), contient la transcription des interrogatoires longs et nombreux de Jeanne pendant les derniers mois de sa vie (Février-mai 1431) et rapporte les paroles de la Sainte elles-mêmes. Le second, le procès de nullité de la sentence, ou de « réhabilitation » (PNul), contient les dépositions de 120 témoins oculaires de toutes les périodes de sa vie. (cfr Procès de Condamnation de Jeanne d’Arc, 3 vol. et Procès en Nullité de la Condamnation de Jeanne d’Arc, 5 vol., ed. Klincksieck, Paris l960-1989).

Jeanne est née à Domrémy, un petit village situé sur la frontière entre la France et la Lorraine. Ses parents étaient des paysans aisés, connus de tous comme d’excellents chrétiens. Elle reçut d’eux une bonne éducation religieuse, avec une influence notable de la spiritualité du Nom de Jésus, enseignée par saint Bernardin de Sienne et diffusée en Europe par les Franciscains. Au nom de Jésus est toujours uni le nom de Marie, et ainsi, sur un fond de religiosité populaire, la spiritualité de Jeanne est profondément christocentrique et mariale. Dès l’enfance, elle montre beaucoup d’amour et de compassion envers les pauvres, les malades et tous ceux qui souffrent, dans le contexte dramatique de la guerre.

Selon ses propres paroles, nous savons que la vie religieuse de Jeanne mûrit comme une expérience mystique dès l’âge de 13 ans (PCon, I, p. 47-48). Par la voix de l’archange saint Michel, Jeanne se sent appelée par Dieu à renforcer sa vie chrétienne et à s’engager en personne pour la libération de son peuple. Sa réponse immédiate, son « oui » est le vœu de virginité, avec un nouvel engagement à la vie sacramentelle et dans la prière : participation quotidienne à la messe, confession et communion fréquentes, longs moments de prière silencieuse devant le crucifié ou une image de la Sainte Vierge. La compassion et l’engagement de la jeune paysanne française face aux souffrances de son peuple sont rendus plus intenses par son rapport mystique avec Dieu. Un des aspects les plus originaux de la sainteté de cette jeune femme est justement ce lien entre l’expérience mystique et la mission politique. A ces années de vie cachée et de maturation intérieure succèdent les deux brèves mais intenses années de sa vie publique : une année d’action et une année de passion.

Au début de l’année 1429, Jeanne commence son œuvre de libération. Les nombreux témoignages nous montrent cette jeune femme de seulement 17 ans comme une personne très forte et décidé, capable de convaincre ses hommes peu sûrs, et découragés. Surmontant tous les obstacles, elle rencontre le Dauphin de France, le futur roi Charles VII, qui à Poitiers la soumet à un examen de plusieurs théologiens de l’université. Leur jugement est positif : en elle, ils ne voient rien de mal, seulement une bonne chrétienne.

Le 22 Mars 1429, Jeanne dicte une lettre importante pour le roi d’Angleterre et ses hommes qui assiègent la ville d’Orléans (ibid., p. 221-222). Il s’agit d’une proposition pour une paix véritable dans la justice, entre les deux peuples chrétiens, à la lumière des noms de Jésus et Marie, mais cette proposition est repoussée, et Jeanne doit s’engager dans la lutte pour la libération de la ville, qui aura lieu le 8 mai. L’autre point fort de son action politique est le couronnement du roi Charles VII à Reims, 17 Juillet 1429. Pendant une année entière, Jeanne vit avec les soldats, portant parmi eux une véritable mission d’évangélisation. Nombreux sont leurs témoignages sur sa bonté, son courage et son extraordinaire pureté. Elle est appelée par tous, et se définit elle-même comme "la pucelle", c’est-à-dire la vierge.

La Passion de Jeanne commence le 23 mai 1430, quand elle tombe prisonnière entre les mains de ses ennemis. Le 23 Décembre, elle est menée dans la ville de Rouen. Là, se tient le long et dramatique Procès de Condamnation, qui débute en Février 1431 et se termine le 30 mai sur le bûcher. C’est un grand et solennel procès, présidé par deux juges ecclésiastiques, l’évêque Pierre Cauchon, et l’inquisiteur Jean Le Maistre, mais en réalité entièrement mené par un groupe nombreux de théologiens de renom de la célèbre Université de Paris, qui participent au procès comme assesseurs. Ce sont des ecclésiastiques français qui, ayant fait le choix politique opposé à celui de Jeanne, on a priori un jugement négatif sur sa personne et sur sa mission. Ce procès est une page bouleversante de l’histoire de la sainteté et aussi une page éclairante du mystère de l’Église qui, selon les paroles du Concile Vatican II, est "à la fois sainte et a toujours besoin de purification" (LG 8). C’est la rencontre dramatique entre cette Sainte et ses juges, qui sont membres du clergé. Jeanne est accusée par eux et jugée, jusqu’à être condamné comme hérétique et envoyé à la mort terrible du bûcher. A l’inverse des saints théologiens qui avait illuminé l’Université de Paris, comme saint Bonaventure, saint Thomas d’Aquin et le Bienheureux Duns Scot, dont j’ai parlé dans plusieurs catéchèse, ces juges sont des théologiens à qui manquent la charité et l’humilité de voir dans cette jeune fille l’action de Dieu. Viennent à l’esprit les paroles de Jésus selon lesquelles les mystères de Dieu sont révélés à ceux qui ont le cœur des enfants, tout en restant cachés aux savants et aux sages (cf. Lc 10:21). Ainsi, les juges de Jeanne sont radicalement incapables de la comprendre, de voir la beauté de son âme : ils ne savaient pas qu’ils condamnaient une Sainte.

L’appel de Jeanne au jugement du Pape, le 24 mai, est rejeté par le tribunal. Dans la matinée du 30 mai, elle reçoit pour la dernière fois la sainte communion en prison, et est été immédiatement conduite au supplice sur la place du Vieux marché. Elle demande à l’un des prêtres de tenir devant le bûcher une croix de procession. Ainsi, elle meurt en regardant Jésus Crucifié et répète à haute voix à plusieurs reprises le nom de Jésus (PNul, I, p. 457, voir Catéchisme de l’Église catholique, 435). Environ 25 ans plus tard, le procès de nullité, ouvert sous l’autorité du pape Calixte III, se termine par une décision solennelle déclarant nulle la déclaration de culpabilité (7 Juillet 1456 ; PNul, II, p 604-610). Ce long procès, qui recueillit les dépositions de témoins et les avis de nombreux théologiens, tous en faveur de Jeanne, met en évidence son innocence et une parfaite fidélité à l’Eglise. Jeanne d’Arc sera canonisée par Benoît XV en 1920.

Chers frères et sœurs, le nom de Jésus, invoquée par notre Sainte jusqu’aux derniers instants de sa vie terrestre, était comme le souffle continu de son âme, comme le battement de son cœur, le centre de toute sa vie. Le "Mystère de la Charité de Jeanne d’Arc", qui avait tant fasciné le poète Charles Péguy, c’est cet amour total de Jésus, et du prochain en Jésus et pour Jésus. Cette Sainte avait compris que l’Amour embrasse toute la réalité de Dieu et l’homme, du ciel et de la terre, de l’Eglise et du monde. Jésus est toujours à la première place dans sa vie, selon sa belle expression : "Notre Seigneur, premier servi" (PCon, I, p. 288, voir Catéchisme de l’Église catholique, 223). L’aimer signifie toujours obéir à sa volonté. Elle affirme avec une totale confiance et un total abandon : "Je me confie à Dieu mon créateur, je l’aime de tout mon cœur" (ibid., p. 337). Avec le vœu de virginité, Jeanne consacre de manière exclusive tout son être à l’unique amour de Jésus : c’est "sa promesse faite à notre Seigneur de garder sa virginité de corps et d’âme" (ibid., p. 149 -150). La virginité de l’âme est l’état de grâce, valeur suprême, pour elle plus précieuse que la vie ; c’est un don de Dieu qui doit être reçu et gardé avec humilité et confiance. Un des textes les plus célèbres du premier procès se réfère justement à cela : "Interrogée si elle sait être dans la grâce de Dieu, elle répond : Si je n’y suis pas, Dieu veuille m’y mettre ; si j’y suis, Dieu veuille m’y garder" (ibid. , p. 62, voir Catéchisme de l’Église catholique, 2005).

Notre Sainte vit la prière sous la forme d’un dialogue continu avec le Seigneur, qui éclaire aussi sur son dialogue avec ses juges et lui donne paix et sécurité. Elle demande avec confiance : "Mon doux Dieu, en l’honneur de votre sainte Passion, je vous demande, si vous m’aimez, de me dire comment je dois répondre à ces hommes d’Église" (ibid., p. 252). Jésus est contemplée par Jeanne comme le "Roi du Ciel et la Terre." Ainsi, sur son étendard, Jeanne avait fait peindre l’image de "Notre-Seigneur, qui tient le monde" (ibid., p. 172) : icône de sa mission politique. La libération de son peuple est une œuvre de justice humaine, que Jeanne accomplit dans la charité, par amour de Jésus. Son exemple est un bel exemple de sainteté pour les laïcs engagés dans la vie politique, en particulier dans les situations les plus difficiles. La foi est la lumière qui guide toutes les décisions, comme en témoignera, un siècle plus tard, un autre grand saint, l’Anglais Thomas More. En Jésus, Jeanne contemple également toute la réalité de l’Eglise, l’"Eglise triomphante du ciel, comme l’Église militante" sur la terre. Selon ses paroles, "notre Seigneur et l’Église sont un" (ibid., p. 166). Cette affirmation, citée dans le Catéchisme de l’Église catholique (n ° 795), a un caractère véritablement héroïque dans le contexte du Procès de condamnation, face à ses juges, hommes d’Eglise, qui l’ont persécutée et condamnée. Dans l’amour de Jésus, Jeanne trouve la force d’aimer l’Eglise jusqu’à la fin, même au moment de sa condamnation.

Je voudrais rappeler que sainte Jeanne d’Arc a eu une profonde influence sur une jeune Sainte de l’époque moderne : Thérèse de l’Enfant-Jésus. Dans une vie totalement différente, passée au cloître, la carmélite de Lisieux se sentait très proche de Jeanne, vivant dans le cœur de l’Eglise, et participant aux souffrances du Christ pour le salut du monde. L’Eglise les a réunies comme patronnes de la France, après la Vierge Marie. Sainte Thérèse avait exprimé son désir de mourir comme Jeanne, en prononçant le nom de Jésus (Manuscrit B, 3r), et était animée par le même grand amour pour Jésus et le prochain, vécu dans la virginité consacrée.

Chers frères et sœurs, avec son témoignage lumineux, Sainte Jeanne d’Arc nous invite à une mesure élevée de la vie chrétienne : faire de la prière le fil conducteur de nos journées ; avoir pleinement confiance en accomplissant la volonté de Dieu, quelle qu’elle soit ; vivre la charité sans favoritisme, sans limite, et atteignant comme elle, dans l’amour de Jésus, un profond amour pour l’Eglise. »


[1Le texte de cette audience générale du 26 janvier 2011 a été traduit en français grâce au site Benoît-et-moi

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