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[Ex-Libris] Michel Onfray : de l’idéal monastique à la raison moderne

Recension de l’ouvrage de Michel Onfray, La stricte observance. Avec Rancé à la Trappe, paru chez Gallimard en octobre 2018, 128 pages.

Michel Onfray, bien qu’athée virulent, se veut bon philosophe. C’est dans l’intention de « toucher du doigt l’expérience deux fois millénaire d’une vie philosophique  » que le philosophe hédoniste s’est rendu à l’abbaye Notre-Dame de la Trappe, dans l’Orne, pour y lire la vie de son réformateur, l’abbé de Rancé.

Plongé ainsi dans le silence, l’oraison, la prière et la lecture, Michel Onfray a dans son petit ouvrage La stricte observance : avec Rancé à La Trappe , des propos dignes d’un traité de spiritualité : « Si l’on pense qu’au commencement était le Verbe, il faut bien l’économiser dès lors que l’on veut qu’il signifie encore et qu’il ne soit pas dilué dans le bavardage du monde [1] ». L’auteur du Traité d’athéologie confie même que lors des prières avant et après les repas et lors des offices, il a fait son signe de croix, faisant ainsi entrer la croix dans sa chair : « Se signer c’est se saigner [2] ". Immergé au cœur de la rude vie cistercienne pour laquelle il éprouvait jadis tant d’admiration, Onfray médite sur la clôture, ce « remède contre l’errance [3] » où l’on entre « avec soi, c’est-à-dire avec rien [4] ».

Cette vie religieuse hors du monde, silencieuse, ritualisée, solitaire, dépouillée, austère, est finalement proche des idées de certains philosophes de l’Antiquité : Diogène, Épicure, Cicéron, Plutarque, Pythagore, Antisthène, Marc-Aurèle. « Les moines portent cette sagesse antique dans notre modernité [5] » écrit Onfray. Et si cette vie hors du monde est à ce point austère, c’est parce qu’un ancien mondain devenu moine, découvrant le relâchement de cette abbaye normande plusieurs fois pillée au Moyen Âge et depuis la Renaissance sous le régime de commende, a décidé d’y imposer le retour à la règle de saint Benoît : la stricte observance.

L’abbé de Rancé : un libertin devenu moine

Armand Jean Le Bouthillier de Rancé, né en 1626 à Paris, est un contemporain de Descartes et de Spinoza. Quant est publié le Discours de la méthode de Descartes, Rancé a onze ans et il est déjà chanoine de la cathédrale Notre-Dame de Paris et abbé commendataire de cinq monastères. L’année de publication de L’Éthique de Spinoza, en 1677, Rancé a cinquante-et-un ans, il est moine, et l’austère réforme imposée par lui à La Trappe est enfin approuvée par le Saint Siège. Dans sa jeunesse, Rancé baigne dans un univers mondain et intellectuel. Filleul du cardinal de Richelieu, il poursuit de brillantes études en compagnie de Bossuet, avec qui il se lie d’amitié et qui le visitera à plusieurs reprises à l’abbaye.

Sa mère morte, sa sœur entrée au couvent et son père mort également, il rencontre Marie d’Avaugour, duchesse de Montbazon, de quatorze ans plus âgée que lui. Le cardinal de Retz dira à propos de la duchesse qu’il n’a jamais vu une personne « qui eût conservé dans le vice si peu de respect pour la vertu [6] ». Il semble que l’amour entre la duchesse de Montbazon et l’abbé de Rancé n’ait pas été que platonique, mais qu’ils ont été amants. À la mort de la duchesse, Rancé, profondément bouleversé tant il aimait cette femme mondaine et libertine, se retire d’abord dans la propriété familiale avant de se consacrer à la vie monastique. « Le libertin meurt avec la libertine, écrit Onfray, et donne naissance au trappiste [7] ». Désormais Rancé vit dans le jeûne, les veilles, la prière, le froid et le travail.

Pourquoi Rancé va-t-il imposer une réforme si austère à La Trappe ? Pour Michel Onfray, qui essaie de comprendre le mécanisme de la croyance, c’est la confrontation à la mort qui souvent nous fait passer « d’un temps libertin et insouciant à un temps croyant et pratiquant [8] ». Lui-même ayant été confronté à la mort de sa compagne puis à celle de son père, il est convaincu que l’expression « faire son deuil » est fausse : c’est le deuil qui nous fait. Pour Onfray, l’abbé de Rancé, effondré par la mort de sa bien-aimée, s’est adonné à la vie cistercienne comme pour se suicider lentement, par « consumation ascétique [9] ». Vivant désormais dans une stricte pénitence, contre la chair, Rancé est devenu « un tombeau pour y ensevelir sa morte [10] ».

L’esprit et la chair

Michel Onfray s’étonne de cette vie si austère, si épuisante, où l’on épuise son corps, où l’on martyrise sa chair, où l’on mange peu et de mauvaises nourritures, où l’on dort dans le froid et où l’on souffre du manque de sommeil. Il est surpris que ce renoncement au monde attire autant de vocations. Il nous semble qu’Onfray juge un peu sévèrement La Trappe de l’époque, qu’il qualifie d’« usine de mort [11] ». Onfray note lui-même qu’aujourd’hui l’abbaye est chauffée, les repas sont corrects, la salle de bains est propre, la température de l’Église est douce. Si la rudesse de l’époque n’est plus de mise aujourd’hui, le confort relatif de l’abbaye a-t-il pour autant changé l’esprit pénitent et l’amour de Dieu qui animent le moine ? De même, la vie du saint Curé d’Ars n’était-elle pas plus rude que celle d’un curé de province aujourd’hui ?

À l’opposé d’une vie de travail manuel harassante, le philosophe hédoniste célèbre le travail intellectuel édifiant. C’est selon lui l’enjeu de la lutte entre le cistercien Rancé et le bénédictin Jean Mabillon. L’abbé de Rancin, aristocrate qui compte dans sa famille des prélats, des évêques, des hommes d’État, rest un rentier qui va abandonner salons et châteaux pour mener une vie ascétique et s’opposer farouchement au travail intellectuel, à l’étude. A l’inverse Mabillon, issu de la paysannerie champenoise, promeut la philosophie, la théologie et fonde la diplomatique, cette science qui permet d’étudier avec précision ce qu’on appelait autrefois les diplômes, les documents officiels. Pourtant, l’abbé Rancé et dom Mabillon sont deux fervents religieux. « L’un croit à la nécessité d’un autodafé avant de vivre à genoux dans l’oraison ; l’autre à l’exigence de livres entendus comme une voie royale qui mène à la lumière divine  » écrit Onfray. « Rancé brûle les livres ; Mabillon brûle de lire [12] ».

Pour Onfray, cette épistémologie humaine des choses divines éloigne de la transcendance et conduit à l’immanence. Autrement dit, l’étude et la raison éloigneraient de Dieu et rapprocheraient des hommes et du monde. Au contraire Rancé, qui jouissait pourtant de tous les attributs de la richesse, contrairement à Mabillon, renonce à tout. « […] le premier va de la souffrance à la joie par le travail de l’esprit, l’autre, de la joie à la souffrance par le mépris du corps [13] ». L’auteur du Traité d’athéologie va même plus loin : si Rancé est tourné vers le passé, s’il est « un contemporain du Christ aux outrages », un contemplateur du Christ crucifié et souffrant, Mabillon ne serait quant à lui rien de moins qu’un « précurseur des Lumières [14]. » !

Foi et raison

« Le triomphe de Mabillon, écrit Onfray, montre que le judéo-christianisme va vers sa laïcisation, sa rationalisation, son humanisation [15] ». Pour Onfray, Rancé témoigne du catholicisme ancien, paulinien, qui sent le sang, le bois mort et le clou rouillé, tandis que Mabillon prépare « la modernité du christianisme », lui qui aspirait à « la sainteté de l’immanence [16] ». Ici nous ne pouvons suivre Michel Onfray. Certes, nous n’ignorons pas la méfiance d’un saint Bernard, animé par une foi vive, envers l’intellectualisme d’Abélard, qui préconisait d’abord l’usage de la raison. Mais saint Bernard, quand il qualifie des écoles profanes de Babylone, ne condamne pas la connaissance en soi, il met en garde contre les dangers et les excès. Son intention est d’abord d’empêcher la profanation des saints Mystères, de promouvoir la prière et non la dispute. Cistercien, saint Bernard n’en demeure d’ailleurs pas moins un grand écrivain.

Nous n’ignorons pas non plus, comme le dit saint Augustin, que « de la sagesse relève la connaissance intellectuelle des réalités éternelles ; de la science la connaissance rationnelle des réalités temporelles [17] ». Autrement dit, foi et raison ne s’opposent pas. Qu’on lise les écrits de la patristique, qu’affectionnait particulièrement dom Mabillon. Qu’on examine la philosophie latine au Moyen Âge. Ainsi saint Anselme de Cantorbéry, auteur d’un Monologion et d’un Proslogien qui traitent du mystère de Dieu, prône-t-il au XIe siècle le fides quaerens intellectum, la foi qui cherche l’intelligence. Michel Onfray semble penser que toute croyance est abdication de l’intelligence. C’est ignorer que saint Anselme cherchait à établir les vérités de la foi chrétienne par la seule raison.

C’est ignorer la pensée élaborée – puisée à la fois chez Aristote et Platon mais aussi chez les penseurs de l’Antiquité, chez Boèce et les Pères de l’Église – d’un saint Thomas d’Aquin, dont Michel Onfray dit fort peu de choses dans son ouvrage consacré au judéo-christianisme, Décadence, si ce n’est qu’il est le théoricien de la guerre juste [18]. Thomas d’Aquin célèbre la raison, lumière naturelle et la foi, lumière surnaturelle, toutes deux indispensables pour accéder à Dieu. Considérer la foi comme un renoncement à l’intelligence, comme un saut dans l’irrationnel, irait à l’encontre de l’apologétique chrétienne et à l’encontre des Écritures : « Acquiers la sagesse, acquiers l’intelligence » (Proverbes IV, 5). Que serait un Dieu qui exigerait de sa créature une adhésion sans lui donner de motifs de crédibilité ?

Nous partageons toutefois la conclusion de Michel Onfray sur l’abbé de Rancé. Ceux contre qui il s’acharnait : Mabillon, Fénelon, Mme Guyon, Jansénius, n’étaient pas les ennemis de la catholicité. Les ennemis se trouvaient en face, chez Descartes et les cartésiens, chez les promoteurs de la « Raison moderne [19] ». C’en en effet le catholique Descartes qui rendra possible l’avènement de la raison laïque. Rancé ne voit guère que loin des polémiques religieuses et théologiques de son temps, c’est le Discours de la méthode qui « révolutionne la civilisation en montrant qu’on peut faire l’économie de Dieu dans une vision du monde ». Pour Onfray, cela revient à « pinailler sur la poussière dans l’église quand la catholicité s’effondre par pans entiers [20] ».

À plusieurs reprises dans La stricte observance, Michel Onfray rappelle qu’il est athée. Pourquoi n’a-t-il pas la foi ? Pourquoi ne la souhaite-t-il pas ? « Affaire de grâce [21] » répond-il. Ce serait en revanche une faute intellectuelle de ne pas souligner la qualité de sa pensée, la puissance de certaines de ses intuitions. Onfray est un authentique chercheur de vérité. C’est trop rare à notre époque pour ne pas le souligner.

Augustin Tricasse

[1Michel Onfray, La stricte observance. Avec Rancé à la Trappe, Gallimard, 2018, p. 12.

[2Ibid, p. 23.

[3Ibid, p. 26.

[4Ibid, p. 13.

[5Ibid, p. 37.

[6Mémoires du cardinal de Retz, de Guy Joli et de la duchesse de Nemours, Tome Premier, Paris, Furne, p. 225.

[7Michel Onfray, La stricte observance. Avec Rancé à la Trappe, Gallimard, 2018, p. 46-47.

[8Ibid, p. 48.

[9Ibid, p. 54.

[10Ibid, p. 57.

[11Ibid, p. 63.

[12 Ibid , p. 82.

[13Ibid, p. 79.

[14Ibid, p. 88

[15Ibid, p. 87.

[16Ibid, p. 88.

[17Saint Augustin, De la Trinité, XII, chap. 15, n° 25 (Bibliothèque Augustinienne, p. 258-259).

[18Michel Onfray, Décadence. Vie et mort du judéo-christianisme, Flammarion, Collection « J’ai lu », p. 622.

[19Michel Onfray, La stricte observance. Avec Rancé à la Trappe, Gallimard, 2018, p. 106.

[20Ibid, p. 107.

[21Ibid, p. 92.

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