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De la sixième demande du Notre Père et de quelques problèmes de traduction

19 février 2018 Contributeurs extérieurs

La nouvelle traduction du verset 6 du Notre Père, en préparation depuis 1996, a été accueillie de manière nuancée. Avec joie, car beaucoup attendaient depuis cinquante ans la révision d’une formule ambiguë : “ne nous soumets pas à la tentation” adoptée en 1966. De manière nuancée, car certains attirent l’attention sur un autre risque dans l’expression choisie et regrettent, comme le père Bandelier [1], qu’on n’ait pas repris l’ancienne tournure « ne nous laissez pas succomber à la tentation » et qu’on n’en n’ait pas profité pour réviser d’autres mots dans la traduction française. Le communiqué de la conférence des évêques de France insiste à juste titre sur la dimension du combat spirituel dans le choix de la nouvelle traduction [2]. S’il est heureux qu’elle reprenne avec le verbe “entrer” le mouvement du combat spirituel, l’imprécision du “en” peut laisser entendre qu’on demande à Dieu de nous éviter la tentation elle-même. La traduction en français contemporain du texte grec doit prendre en compte sa formulation originelle en langue sémitique. Gardons à l’esprit cette remarque de saint Thomas d’Aquin : « Il est du devoir d’un bon traducteur, en énonçant les vérités de foi catholique, de garder le sens tout en changeant les formes du langage selon le génie de la langue dans laquelle il traduit. » [3]

Se plonger dans la richesse de sens des mots du Notre Père ouvre l’appétit de ceux qui cherchent Dieu en vérité dans l’Ecriture et la Liturgie, dont le Notre Père est un concentré sublime. Dans le cadre de cet article, nous aborderons rapidement ces questions ; mais nous renvoyons les lecteurs pour approfondissement aux travaux fondamentaux de l’abbé Carmignac, Recherches sur le Notre Père [4], synthétisés dans un ouvrage facilement accessible, À l’écoute du Notre Père [5].

Le problème du sixième verset

Le problème du verset 6 porte sur trois mots grecs puis latins dont l’interprétation est délicate. On peut s’en étonner, car il n’a pas manqué, dans l’histoire de l’Église, de bons hellénistes ni de bons latinistes pour traduire sans trahir ni la lettre ni l’esprit. Le problème de traduction remonte plus haut.
Revenons d’abord pour l’expliquer à l’origine des évangiles : les deux versions du Notre Père se trouvent en Matthieu 6, 9-13 (notre version longue) et Luc 11, 2-4. Les seules sources que nous ayons sont écrites dans le grec de la Koiné, langue commune à tous à l’époque du Christ. La langue parlée du Christ était l’araméen, l’hébreu étant la langue sacrée. Toutefois, selon Carmignac, le Christ aurait prononcé cette prière très liturgique en hébreu plutôt qu’en araméen. Par ailleurs, Origène, Eusèbe de Césarée, saint Jérôme, pour ne citer qu’eux, affirment l’existence d’une version primitive de saint Matthieu en langue hébraïque, totalement disparue [6].
Ainsi donc, pour comprendre les nombreux sémitismes qui jalonnent le texte grec, des spécialistes ont travaillé sur des rétroversions du grec à l’hébreu (par exemple l’abbé Jean Carmignac) et du grec à l’araméen (par exemple le Père Tournay [7]).
Cela étant admis, abordons le problème technique du verset « καὶ μὴ εἰσενέγκῃς ἡμᾶς εἰς πειρασμόν ». Un calque français littéral mécanique donnerait : « et ne nous emporte pas dans la tentation » (de εἰσφέρω, emporter, au subjonctif aoriste) et en latin : « ne nos inducas » (ne nous conduis pas dans).

En réalité, ces mots grecs traduisent une tournure verbale sémitique qu’on appelle le causatif [8] dont le grec et le latin n’ont pas d’exact équivalent : eisphero sert de causatif à eiserchomai (entrer dans) et signifie donc ici : faire entrer, de même que le verbe latin inducere sert de causatif à intrare (entrer) et signifie ici faire entrer.

Le deuxième problème porte sur la négation. Comme l’explique Carmignac, en hébreu, la négation d’un verbe causatif peut porter sur la cause (faire) ou sur l’effet (entrer). Ici elle porte sur l’effet (entrer). Le sens exact est donc : “Fais/que nous n’entrions pas” et non pas “Ne nous fais pas/enter”.
La traduction littérale la plus rigoureuse serait donc : “Fais que nous n’entrions pas dans la tentation.”

Le Père Tournay envisage une autre explication, en partant, lui, de l’araméen : le verbe factitif araméen peut prendre deux sens : faire faire (factitif), ou laisser faire (permissif). Ce deuxième sens ici donnerait : "Ne nous laisse(z) pas entrer dans la tentation", traduction qui avait été adoptée par Segond [9], et reprise par Osty-Trinquet en 1973 [10]. Là aussi, le grec n’a pas l’équivalence, mais le traducteur de l’araméen au grec, en calquant l’expression, en comprenait bien la nuance [11].
Dans les deux cas, il est bon de conserver dans la traduction l’image de l’entrée (intrare et ἐρχόμαι) qui souligne la symétrie de l’inclusion sémitique, mettant en relation le 6e verset avec le 2e [12] : pour entrer dans le Royaume (2e verset), il ne faut pas entrer dans celui de Satan (6e verset). Par ailleurs le mouvement d’entrer exprime un acte humain responsable comme nous verrons plus loin. C’est une grâce à demander car nos seules forces humaines n’y suffisent pas.

Dès le II° siècle, on ajoute des gloses explicatives, preuve que le sens exact de ces mots n’est plus perçu clairement. Chez saint Cyprien on trouve « ne nos patiaris induci » (ne souffre pas que nous soyons conduits …) repris pas saint Ambroise, saint Augustin et bien d’autres… Ou encore « ne passus fueris induci » (même sens) qu’on retrouve dans le Codex Bobbiensis au IV° siècle. Saint Jérôme lui-même, dans son commentaire de saint Matthieu, écrit : « Dans l’oraison dominicale nous disons : « ne nos inducas in tentationem quam ferre non possimus » ("ne nous laisse pas entrer dans une tentation que nous ne puissions pas supporter"). Cette glose reprend le verset 1 Cor, 10. 13 de Saint Paul : « Qui [Deus] non patietur vos tentari supra id quod potestis » (Dieu ne souffrira pas que vous soyez tentés au-delà de ce que vous pouvez). Saint Hilaire, vers 365, transpose aussi : « Ne derelinquas nos. » (Ne nous abandonne pas). Le plus ancien ordo baptismal parvenu jusqu’à nous, daté du VII° siècle, reprend la glose « ne patiaris nos induci » dont on trouvera l’écho dans les manuscrits médiévaux.

L’Église, à travers ses Pères et ses Docteurs, sa liturgie et sa catéchèse, ne s’est jamais trompée sur l’interprétation de ce verset difficile, grâce au sensus fidei, bien avant les recherches exégétiques modernes.

Ainsi saint Thomas anticipe-t-il toutes les questions : « Dans la sixième demande, le Christ nous apprend à demander la grâce d’éviter le péché, c’est-à-dire que nous ne soyons pas conduits dans la tentation par laquelle nous tombons dans le péché. Et il convient d’examiner ce qu’est la tentation : tenter un homme, c’est éprouver sa vertu [13] ». Sa vertu peut être mise à l’épreuve de deux façons :
1. Dieu peut nous éprouver au bien (Provocando ad bonum) pour faire connaitre cette vertu - ainsi Abraham ou Job. C’est donc de cette manière seulement que Dieu tente l’homme, à savoir, en l’excitant à faire le bien.
2. La deuxième consiste à inciter l’homme au mal. « Jamais Dieu ne tente qui que ce soit de cette manière [14] » dit saint Thomas, et il reprend la Lettre de Saint Jacques : « Deus intentator malorum est : ipse autem neminem tentat [15] » (Dieu, en effet, ne peut être tenté de faire le mal, et lui-même ne tente personne.). « Sa propre chair, le diable et le monde, voilà les tentateurs de l’homme [16] ».
Saint Thomas qui ne laisse rien au hasard, prévoit l’objection de la responsabilité de Dieu dans la formulation « ne nos inducas », et répond : « C’est uniquement en permettant et en n’y mettant pas d’obstacle que Dieu, si on peut dire, achemine l’homme au mal [17] ».

Il est vrai que le problème de la traduction française ne se pose guère pendant longtemps, que ce soit dans la liturgie ou dans les patenôtres. Il va se poser dans les traductions de la Bible [18]. La plus vieille traduction biblique manuscrite conservée date de 1226. Elle rend ainsi le 6e verset : « ne nos maine mie en temptacion, ce est adire ne sueffre mie que nos soions mené en temptacion ». [19] On retrouve donc la glose « ne patiaris nos induci » [20]. Dans les manuscrits des XIII° au XV° siècle, on retrouve à peu près la même formule avec ou sans glose.

En 1524, Lefèvre d’Etaples propose « ne nous induis pas » calqué sur le latin inducas, qui sera repris en 1534 dans la fameuse Bible de Louvain, et désormais dans la plupart des éditions imprimées, majoritairement protestantes.

En 1666, l’oratorien Denys Amelote propose « ne permettez point que nous soyons tentés » et en 1667 Lemaistre de Sacy donne la traduction qui aura une influence considérable chez les catholiques « ne nous laissez pas succomber à » ; « on trouve aussi « ne nous abandonnez pas à ... ». [21] Dans les siècles suivants, les deux positions alternent, s’influencent ou s’affrontent dans les éditions bibliques. Cependant la prière liturgique reste latine. Ce n’est qu’en 1922 qu’apparaît l’expression « ne nous soumets pas à la tentation » sous une plume protestante anonyme [22], reprise en 1928 par Maurice Goguel (Bible du centenaire) [23], traduction accompagnée d’une note : « On peut aussi traduire tentation par épreuve » [24]. Elle sera reprise dans les années 1950 par la Bible de Jérusalem et en 1966 par la version œcuménique adoptée pour la liturgie catholique.

À travers ce rapide historique simplifié, nous voyons bien que les « échappatoires » comme disait Carmignac [25], ont été multiples pour éviter qu’on attribue à Dieu une causalité positive dans la tentation. On pressent le problème, mais les mots latins et grecs semblent là … Les traducteurs butent tous sur le même problème d’interprétation. A moins de les interpréter de manière résolument calviniste : « Dieu induit en tentation », écrivait Calvin, « ceux qu’il a rejetés … Il condamne ceux qu’Il a délaissés et les livre à Satan comme bourreau et exécuteur de Sa justice ». [26] Dans l’Église catholique, pour le catéchisme, on maintiendra « ne nous laissez pas succomber à la tentation » jusqu’en 1966 où la traduction œcuménique, qui est alors loin de faire l’unanimité, est imposée.

La nouvelles traduction du sixième verset

Venons-en à la nouvelle traduction du verset 6. Accueillie avec bienveillance et soulagement, elle ne fait pas non plus l’unanimité. « Ne nous fais pas entrer en tentation » peut suggérer qu’on demande à Dieu de nous éviter la tentation. La nuance est subtile, mais « entrer en tentation » n’a pas le même sens que « entrer dans la tentation ». Dans le premier cas, on est sur le seuil, dans le deuxième, on est entré, on a fait le pas, on a consenti. D’ailleurs, la construction grecque ne serait pas la même. Nous avons ici la construction eis + accusative, attestée 130 fois derrière ce verbe dans le Nouveau Testament au sens “entrer dans”, “pénétrer à l’intérieur”. On pourrait ainsi traduire par : “Ne nous laisse pas entrer dans la tentation” ou “Ne nous laisse pas consentir à la tentation”. Dieu ne nous soumet pas à une tentation mauvaise, mais il la permet, il permet le combat spirituel, gage de notre liberté. « Le Christ nous enseigne à demander au Père, non pas la grâce de ne pas être tentés, mais celle de ne pas être vaincus par la tentation, ce qui est être conduits dans la tentation » (non ut tentemur, sed ut a tentatione non vincamur, quod est in tentationem induci). [27] Origène le disait déjà : « Aussi demandons-nous, non pas de n’être pas tentés, ce qui est impossible, mais de ne pas succomber lorsque nous sommes tentés » [28] et Denys d’Alexandrie : « Quelle est la différence, diras-tu : est-ce la même chose d’être tenté [entrer en tentation], et de tomber ou entrer dans la tentation ? […] Celui qui a été vaincu par le Malin est tombé dans la tentation, il est entré dans la tentation, il se trouve en elle et sous elle comme un prisonnier ; celui au contraire qui a résisté, a certes été tenté, mais il n’est pas entré ou tombé dans la tentation ». [29] Enfin saint Jérôme dans son commentaire de saint Matthieu évoque le passage de Gethsémani : « Au fond nous ne refusons pas la tentation, mais nous demandons la force de résister dans la tentation. Ainsi le Christ n’a pas dit : « Veillez et priez pour ne pas être tentés » mais « pour ne pas entrer dans la tentation » c’est-à-dire pour que la tentation ne triomphe pas et ne nous retienne pas dans ses rêts. » [30]

Ce passage où le Christ demande à ses disciples à Gethsémani « Veillez et priez afin de ne pas entrer dans la tentation » [31] offre un parallèle saisissant, au mot à mot, avec notre verset 6, puisque le même verbe grec est employé dans ce passage. Comme on l’a vu, εἰσέλθητε, subjonctif aoriste de εἰσέρχομαι, entrer, correspond à la forme causative du Pater, faire entrer. Il s’agit là aussi non pas d’éviter la tentation qui est déjà là, mais de ne pas y consentir. On peut ajouter un autre argument linguistique : l’aoriste εἰσέλθητε de ce passage de Gethsémani, comme le εἰσενέγκῃς du verset 6 du Notre Père indiquent la ponctualité de la chute (Nuance de sens du verbe grec appelé aspect [32]) alors que « entrer en » appellerait un présent inchoatif [33].

Sainte Thérèse d’Avila disait : « Ceux qui recherchent la perfection ne demandent pas au Seigneur d’être délivrés des tentations. Au contraire les bons soldats attendent avec impatience l’heure du combat. » [34]
Mais d’abord « veillez et priez » car « si nous succombons, » écrit Monseigneur Chauvet dans son Notre Père [35] , « c’est que nous ne veillons pas assez de tout notre être par l’Esprit Saint ».

La meilleure solution serait-elle de revenir à l’ancienne traduction “Ne nous laissez pas succomber à la tentation” ? Cela n’est pas sûr, car, le verbe “succomber” suggère une attitude passive de l’homme et illustre la chute morale par faiblesse, ce qui risque de restreindre la responsabilité de l’homme ; l’originel “entrer dans” traduit mieux le fait que nous choisissons librement d’entrer dans le pacte avec le Malin et souligne l’opposition avec “entrer dans l’Alliance” et “entrer dans le Royaume”. Carmignac proposait la traduction “Garde-nous de consentir à la tentation”. L’expression “garder de” a une résonance johannique [36]. Saint Augustin disait : « Qui donne son consentement au Tentateur entre dans la tentation. » [37]

On aura compris l’enjeu de toute traduction pour la vie spirituelle, et l’approfondissement que permet un travail de traduction pour tout texte, mais particulièrement pour celui-ci : car enfin c’est La Prière du Seigneur, la prière parfaite, reçue de Ses lèvres. Il n’y aura jamais de traduction parfaite.

Les autres versets

Poursuivons notre relecture de quelques points délicats :

Verset 3 : “Que ton règne vienne” ou “Que ton règne arrive” ? Les deux mots n’ont pas le même sens. Saint Jérôme a rendu le grec Ἐλθέτω par adveniat – arrive – (le verbe français venant de ad ripam, qui touche à la rive) plus immédiat, plus proche ; et surtout, le règne de Dieu est déjà en route dans le monde et dans les âmes. Dieu est parmi nous, mais on attend l’accomplissement final, c’est-à-dire notre conversion intérieure aujourd’hui, et la recapitulation de toute chose dans le Christ, à la fin des temps. Par ailleurs, là aussi, vienne, qui exprime un commencement et une durée indéterminée, serait plutôt rendu en grec par un impératif présent, et non aoriste.

Verset 4 : “Que ta volonté soit faite” : la volonté se dit en grec θέλημά. Chère à Matthieu (qui reprend la « râson » hébraïque), celle-ci n’a pas le sens français moderne de la volonté, sorte de tension abstraite, impérative, arbitraire ; une projection distincte des sentiments. Dieu n’est pas un tyran. Comment rendre la nuance de cette volonté bienveillante, soucieuse de notre salut, ce désir aimant d’un Père qui ne veut que ce qui concourt à notre bonheur, en respectant notre liberté ? Ces nuances sont rendues par le voluntas latin : bonne volonté et disposition favorable. La troisième demande n’est donc pas fataliste. Dieu nous propose de communier à Son désir de salut pour nous. Nous prions pour devenir libres de réaliser la volonté bienveillante du Père !
« Τὸν ἄρτον ἡμῶν τὸν ἐπιούσιον » (traduit aujourd’hui par “notre pain de ce jour”) pose un double problème au traducteur : la portée sémantique du mot pain et l’hapax [38] ἐπιούσιον (traduit aujourd’hui par “de ce jour”). Ce pain, symbole de toute nourriture, peut être pris dans un sens uniquement matériel, ou uniquement spirituel, ou les deux - ce à quoi se rattache la tradition catholique depuis saint Jérôme, saint Augustin et tant d’autres Pères. Manne à recevoir de Dieu chaque jour, sans penser au lendemain, sans vouloir s’en rendre maître … Elle est d’abord Parole de Dieu et Eucharistie. Le Fils se donne comme Pain de vie, viatique, source de salut. Le Catéchisme de l’Eglise Catholique reprend les termes de saint Augustin : « L’ Eucharistie est notre pain quotidien […]. Le Père du Ciel nous exhorte à demander, comme des enfants du Ciel, le pain du Ciel. » [39] C’est le chapitre 6 de saint Jean. « Qu’on l’entende, dit saint Thomas, du pain sacramentel, dont l’usage quotidien est salutaire à l’ homme, ou du pain corporel, par quoi on entend toutes les nécessités de la vie. L’Eucharistie est en effet le premier des sacrements et le pain, l’aliment principal, supersubstantiel, c’est à dire principal, d’après l’exégèse de saint Jérôme. » [40]
Il n’est pas anodin que la liturgie place le Notre Père juste avant la communion sacramentelle au Corps du Christ.

L’hapax ἐπι-ούσιον se rattache-t-il, avec l’adjonction du préfixe ἐπι (sur, au-dessus), à εἶναι (être) ou à ἰέναι (aoriste d’ἔρχομαι, aller ) ? Saint Jérôme maintient pour saint Matthieu le sens de pain suprasubstantiel. Cela se rattache à l’Être, donc à εἶναι, être. Si l’hapax ἐπιούσιον se rattache au radical du verbe venir ἰέναι, il pourrait signifier : jusqu’à demain (comme la Manne qui suffit jusqu’à demain) d’où “pour ce jour-ci” et donc “de ce jour”. Le débat reste ouvert.

La structure du Notre Père, comme l’a bien montré le père Meynet [41], donne à ce pain (verset 4) une place centrale et unique : les 7 versets s’enroulent autour de l’axe constitué par le verset 4. Ce verset commence par le nom Τὸν ἄρτον, complément d’objet direct, mis en valeur par sa place en tête de verset, tandis que les autres versets commencent tous par le verbe. Le père Meynet compare le Notre Père au chandelier à sept branches du Temple, la Ménorah. [42]

“Pardonne-nous nos offenses” ou “Remets-nous nos dettes” ? Les termes grecs et latins reprennent la notion de dette ; le péché est une dette. Le mal est une privation, un manque – c’ est le « ciel en creux » de Bernanos. Offense est une mauvaise traduction ; peut-on à proprement parler porter offense à Dieu, lui causer un dommage ? Of-fendo signifie porter un coup, blesser. Le mot faute, qui évoque chute et manque (fallere) conviendrait mieux. Mais l’image à garder est celle de la dette et du débiteur.

« Comme nous pardonnons aussi » ou “comme nous aussi, nous pardonnons” ? : aussi porte sur nous. Le placer après le verbe est sémantiquement et syntaxiquement absurde.

“Comme nous remettons” ou “comme nous les avons remises” ? La version de Matthieu, attestée dans le Vaticanus, et dans le Sinaïticus [43] comporte l’indicatif l’aoriste ἀφήκαμεν (indiquant le passé) et non le présent. Cela se justifie doublement : d’abord Matthieu l’explicite juste après : « car si vous remettez aux hommes leurs manquements, votre Père vous les remettra aussi […] » [44] Cela suppose que nous ayons préalablement remis les dettes qui nous sont dues avant de le demander pour nous-mêmes à Dieu. Ensuite, avec un présent, le « comme » prend un sens de comparaison d’égalité qu’ il n’ a pas ; cela semble faire la leçon à Dieu !
« Mais délivre-nous du Mal » ou « Ecarte-nous du Malin » ? Le verbe ῥύομαι (ici à l’ impératif aoriste, marquant la rapidité), avec la préposition ἀπό, signifie tirer à l’ écart plutôt que délivrer de (qui serait rendu par la preposition ἐκ) : les deux images ne sont pas identiques ; on peut s’interroger. Il s’ agit du Tentateur, non plus de la tentation au mal. τοῦ πονηροῦ est ici, par l’article défini et le contexte, un masculin. Le Catéchisme de l’Eglise Catholique précise : « Dans cette demande, le Mal n’est pas une abstraction, il désigne une personne, Satan, le Mauvais, le Diable. » [45] Il est dommage que la majuscule présente à l’ écrit ne soit pas perceptible dans la récitation orale ; ne faudrait- il pas être plus explicite, avec le terme Malin ? Plus haut, nous voyions que Dieu permet la tentation et que nous lui demandons Sa grâce pour ne pas y consentir ; « mais , comme le rappelle sainte Thérèse d’Avila, il y a une tentation qu’il faut savoir éviter : celle qui nous met en présence du Tentateur lui-même . » [46] Cette précision est capitale ; là, nous serions tentés au-dessus de nos forces. Prions notre Père avec la confiance d’ un petit enfant, avec les mots de Son Fils !

Une glose ajoutée dans les premiers siècles au verset 2 “Que ton règne vienne” dit : “Que ton Esprit-Saint vienne sur nous et qu’il nous purifie”. Quelque soit la pauvreté de nos mots imparfaits, qui ne peuvent qu’approcher le Mystère, puisse l’Esprit-Saint nous donner un esprit de fils pour les dire et les vivre en vérité.

Fabienne-Marie Sallé

[1Père Alain Bandelier, La Nef, n°299, Janvier 2018, Courrier des lecteurs, p. 4

[3Prologue de son opuscule Contre les erreurs des Grecs

[4Jean Carmignac, Recherches sur le « Notre Père », 1969, Éd. Letouzey et Ané, chapitre III pp.33-52. Sa thèse, soutenue en 1969, reste l’ouvrage de référence le plus complet sur ces questions de traduction. Il a pu en particulier intégrer à l’exégèse du Notre Père l’apport des textes de Qûmran dont il était spécialiste.

[5Jean Carmignac, À l’écoute du Notre Père, reprint éd. François-Xavier de Guibert, 1984

[6Jean Carmignac, Recherches sur le « Notre Père », chapitre III pp.33-52

[7P. Raymond Tournay (O.P.), Que signifie la sixième demande ?, 1995, Revue théologique de Louvain. Le Père Tournay, directeur de l’Ecole biblique de Jérusalem de 1972 à 1981, sera à l’initiative en 1995 d’une commission de revision de la traduction oecuménique de 1966.

[8La forme causative d’un verbe exprime qu’un sujet extérieur fait faire l’action.

[9Bible de Segond, 1880

[10Bible Osty, 1973

[11P. R. Tournay, ibidem

[12La pensée sémitique se développe souvent par inclusions successives ; c’est une structure en chiasme, dite « en chandelier ». Elle se schématise ainsi : A B C D C’ B’ A’ ; l’ensemble se trouve découpé en sept branches qui se correspondent en inclusions A et A’, B et B’, C et C’ enfermant un centre D, qui est la « pointe », élément capital du texte vers lequel l’ensemble converge.

[13Sermon sur le Pater, prononcé en 1273, collection Docteur commun, Nouvelle édition latine, 1967, 6, 76

[14Ibidem, 6, 80

[15Lettre de Saint Jacques, 1, 13

[16Sermon sur le Pater, 6, 80

[17Sermon sur le Pater, 6, 86

[18Carmignac en fait la recension dans l’appendice 1 de sa thèse Recherches sur le Notre Père, p. 401-436

[19BnF ms. français 899, f°274 r°

[20Voir supra

[21Bible de Mons

[22Évangile de Jésus-Christ, traduction nouvelle, Société protestante biblique de Paris, 1922, p. 12

[23Cité par Carmignac, Recherches sur le Notre Père, p. 430

[24Bible du centenaire, Nouveau Testament, Société protestante biblique de Paris, 1929, p. 29

[25Recherches sur le « Notre Père », p. 239. Six formes d’échappatoires sont étudiées par Carmignac dans le chapitre 12 de sa thèse.

[2643° Dimanche du Catéchisme, 1563, p. 94

[27S.Thomas, Somme théologique, « De la prière », 83, 9

[28Origène, De la prière, 29, 9 dans Migne, Patrologie chrétienne, vol. XI, col. 536

[29Migne, Patrologie chrétienne, vol. X, col. 1601-1602, CL Feltoe, p. 247

[30Commentaire de Saint Matthieu, Migne vol. XXVI, 398

[31Mt 26, 41 ; Mc 14, 38 ; Luc 22, 40 et 22, 46

[32Aspect : dans la langue grecque, un verbe exprime davantage l’aspect d’une action que le temps, surtout aux modes autres que l’indicatif. De ce point de vue, le temps appelé aoriste, qui exprime une action précise, ponctuelle ou abstraite, s’oppose au présent, qui insiste sur la durée, la répétition, le commencement d’une action (aspect inchoatif)

[33Voir note 32

[34Chemin de la Perfection. Commentaire sur le Notre Père, chap. 38-42

[35Mgr Patrick Chauvet, Notre Père, commentaire spirituel, Parole et Silence, 2004, p.

[36Prière sacerdotale de Jésus, Jn, 17, 15

[37Augustin, Sermon sur le Sermon sur la montagne, 59, 8

[38Mot d’usage unique dans une langue donnée

[39Sermon 57, 7, 7

[40Somme Théologique, « Le Pater », 83, 9

[41Voir note 12

[42Voir supra

[43Manuscrits anciens du IVe siècle. Le Vaticanus est le plus ancien manuscrit complet de l’Ancien et du Nouveau Testament. Le Sinaïticus est complet pour le Nouveau Testament.

[44Mt, 6, 14-15

[45P. 703-704

[46Chemin de la Perfection, commentaire sur le Notre Père, chap. 38-42

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