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« À tel endroit du cielc’est toujours, aux mêmes saisons,ces mêmes cierges qui brûlent,le rituel qui jamais ne change,même si ce sont d’autres visagesqui s’inclinent. »Philippe Jaccottet [1]
La Tradition, entendue comme dépôt sacré de vérités éternelles, est divine, apostolique, ou ecclésiastique. Loin de rentrer dans les détails et les controverses qui agitèrent et agitent encore la définition de cette notion théologique, nous nous contenterons de fonder notre pensée sur cette autorité permanente à travers les âges.
Cela étant dit, la référence scripturaire, la transmission du Christ aux apôtres et des apôtres à l’Église sont une chose ; les traditions en sont une autre.
À cet égard, la sainte messe reste une institution et non une tradition : elle provient donc de la Tradition autant qu’elle l’exprime. Si les manifestations cultuelles de ce sacrement varient selon les cultures et les temps, son creuset reste inchangé et inaltérable. Par ailleurs, les variations rituelles – qui constitueraient des traditions au même titre que les feux de la Saint Jean – s’incorporent dans la Tradition dès lors que leur forme rejoint la vérité du sacrement et sert la piété des fidèles : le sensible mène à l’intelligible pourrait dire Saint Thomas. De la sorte, il serait particulièrement hasardeux et dangereux de dissocier fond et forme, ceci selon la règle de méthode d’analyse « traditionnelle ».
Or, face aux fils exaltés du dernier concile qui, pour les plus purs, ne s’intéressent qu’aux sentiments et aux dispositions intérieures, la protestation ne s’alimente souvent que de données formelles et de ressources symboliques. Disons le tout net : le rite n’est pas et ne fait pas la liturgie. La position du prêtre, le choix de la langue, le mode de vénération, quoique capitaux, ne peuvent être ni le fondement d’une action liturgique ni le point de départ d’une réflexion sur la liturgie, sans quoi l’on tombe dans l’écueil inverse aux excès de l’herméneutique conciliaire : le ritualisme.
Fort de ces remarques préliminaires, il convient de s’attarder un certain temps sur la donnée théologique pour reconsidérer en profondeur les changements rituels qui en découlent : sur ce point, nous nous fonderons sur les investigations du philosophe Giorgio Agamben [2] et sur les analyses de Mgr Klaus Gamber. [3]
Dans la Lettre aux Hébreux, Saint Paul indique que le sacrifice a été fait une fois pour toutes par le Christ, souverain prêtre qui s’immole lui-même de la façon la plus intégrale et la plus parfaite. Cette œuvre fondamentale du Sauveur constitue le cœur de la notion même de liturgie (leitourgeia : œuvre publique) non pas tant parce qu’elle se fait devant des hommes mais pour les hommes : « ainsi le Christ, après s’être offert une seule fois pour enlever les péchés d’un grand nombre, apparaîtra une seconde fois - hors du péché – à ceux qui l’attendent, pour leur donner le salut (…) Car par une oblation unique il a rendu parfaits pour toujours ceux qu’il sanctifie. » [4]
La Lettre de Clément, qui intervient dans le même temps, s’offre de régler un trouble qui agitait l’Église de Corinthe au sein de laquelle l’évêque et ses presbytres avaient été déposés par le « peuple des fidèles ». De façon disciplinaire, l’évêque de Rome rappelle que l’onction sacerdotale vient de Dieu et prend modèle dans le sacerdoce lévitique, cette fois-ci pour le mémorial du sacrifice du Christ. Sur ce fondement, on ne peut destituer les prêtres du Seigneur.
Rupture avec le judaïsme dans l’Épitre de l’apôtre ; continuité vétéro-testamentaire dans la lettre du Saint Père. Enracinement dans la figure de Melchisédech d’une part ; transcendance de l’action mystérique du Sauveur d’autre part.
L’existence d’une Église primitive sans ordonnance juridique du sacerdoce peut surprendre sachant d’autant plus que l’institution hiérarchisée d’un ministère extra-ordinaire vient contredire a priori l’universalité du sacerdoce humain, qui plus est sur la base d’un office (de l’Office) qui réactualise ce que le Christ avait pourtant fait une fois pour toute. Sur ce point, les Constitutions Apostoliques justifient l’état ecclésiastique par la continuelle transmission de l’ordination : « le premier sacerdoce éminent par nature, le Christ fils unique, n’a pas assumé de soi-même cette dignité, mais a été ordonné par le Père. Il s’est fait homme pour nous, offrant à son Dieu et Père le sacrifice spirituel, et il n’a ordonné qu’à nous d’accomplir ces choses. »
Toujours est-il que la liturgie se forge au fil des siècles sur cette étrange polarité en prenant des atours différents selon les modalités théologiques. Pour des raisons de clarté, nous retiendrons simplement que le Docteur Angélique, en faisant du prêtre une « cause instrumentale », maintient la nécessité de ce sacerdoce en ce qu’il est le vecteur de la grâce et assure l’efficacité sacramentelle : « la cause instrumentale, elle, n’agit pas par la vertu de sa forme propre mais seulement par le mouvement que lui imprime l’agent principal. Aussi l’effet de la cause instrumentale ne ressemble-t-il pas à l’instrument, mais à l’agent principal : le lit ne ressemble pas à la hache, mais au projet contenu dans l’esprit de l’artisan. Et c’est ainsi que les sacrements de la loi nouvelle causent la grâce : sous l’influence d’une ordination divine ils sont offerts aux hommes pour causer en eux la grâce. Ainsi s’explique la parole de S. Augustin : "Toutes ces choses - il s’agit des sacrements apparaissent et disparaissent ; mais la vertu, c’est-à-dire Dieu, qui opère par elles, demeure en permanence." Et c’est là ce qu’on appelle proprement un instrument : ce par quoi quelqu’un opère. Ainsi s’exprime l’épître à Tite 3, 5 : "Il nous a sauvés par le bain de régénérations. » [5]
Élévation de l’Hostie, avec vision de Saint Jean de MathaJuan Carreño de Miranda, 1666
Sous un regard plus technique, on parlera d’opus operatum comme œuvre opérée par le Christ et d’opus operans comme œuvre opérante par les hommes : « Si quelqu’un dit que sur le fondement de la nouvelle loi les sacrements ne confèrent pas la grâce par eux-mêmes mais que seule la foi dans les promesses de dieu suffit à l’obtenir : qu’il soit anathème. » [6]
La pratique liturgique des ces dernières décennies, sans renoncer à ces bornes théologiques, les a gommées par l’usage. Par un étrange glissement, le regard s’est posé sur l’humanité, l’individualité du prêtre en mettant à part sinon au banc sa fonction : le prêtre se manifeste désormais plus comme un homme (de Dieu) que comme le dispensateur des grâces.
L’établissement d’un ministère extra-ordinaire n’allait certes pas de soi comme peut nous en convaincre le processus théologique qui le fit germer ; et l’on peut assumer l’hypothèse que le prêtre a toujours été, statutairement, un difficile partage entre pur vecteur du Christ et coopérateur proprement humain.
Toutefois, il convient, à l’instar de la double nature du Christ, de ne faire du prêtre ni un surhomme ni un homme ordinaire. Or, l’ecclésiologie contemporaine en fait le pasteur du peuple de Dieu qui invite, derrière sa table, les hommes au festin. Montrer la face du ministre, versus populum, revient donc à insister sur son individualité et non sur son utilité. Il se manifeste, dès lors, comme un interlocuteur pour les fidèles et non un pont vers Dieu.
Son identité particulière passe devant l’importance de son sacerdoce, ceci au risque de nombreux dommages collatéraux : « Alors que jusqu’ici le prêtre offrait le sacrifice en tant qu’intermédiaire anonyme, en tant que tête de la communauté, tourné vers Dieu et non pas vers le peuple, au nom de tous et avec tous, alors que les prières à prononcer... lui étaient prescrites, ce prêtre vient aujourd’hui à notre rencontre en tant qu’homme avec ses particularités humaines, son style de vie personnel, le visage tourné vers nous. Pour beaucoup c’est une tentation, contre laquelle il ne sont pas de taille à lutter, de prostituer leur personne. Certains savent astucieusement - parfois aussi avec moins d’astuce - exploiter la situation à leur profit. Leurs attitudes, leurs mimiques, leurs gestes, tout leur comportement accrochent les regards fixés sur eux par leurs observations répétées, leurs directives, et depuis peu, par des paroles d’accueil ou d’adieu. » [7]
En réalité, ce déplacement suit un mouvement général d’inversion : ce que l’on qualifie de christocentrisme est substitué par une exigence pastorale d’humanité et de communauté. L’office n’est plus le lieu et le moment de la descente des cieux sur la terre mais celui de la montée de la communauté des fidèles vers le banquet céleste. De même, le prêtre ne s’impose non plus comme un ministre du Seigneur mais comme un coordinateur voire, dans les pires situations, un gentil organisateur.
Ainsi, ce n’est pas tant le versus populum en tant que tel qui constitue danger mais plutôt les défaillances ou les dérèglements théologiques qu’il implique et qui sont à son origine. En dehors de tout ritualisme ou, plus simplement, de réflexion liturgique, c’est la fonction même du prêtre - selon ses assises théologiques - qui risque d’être altérée. Le saint sacrifice est peut-être l’événement le plus important et le plus crucial du culte divin ; il n’en demeure pas moins un bon indicateur de la vie religieuse de façon générale et, en l’espèce, de la place accordée au prêtre dans notre société.
« Le ministre chrétien, dit encore Saint Jérôme, est le truchement entre Dieu et l’homme. " Il faut donc qu’un prêtre soit un personnage divin : il faut qu’autour de lui règnent la vertu et le mystère ; retiré dans les saintes ténèbres du temple, qu’on l’entende sans l’apercevoir ; que sa voix solennelle, grave et religieuse, prononce des paroles prophétiques ou chante des hymnes de paix dans les sacrées profondeurs du tabernacle ; que ses apparitions soient courtes parmi les hommes, qu’il ne se montre au milieu du siècle que pour faire du bien aux malheureux : c’est à ce prix qu’on accorde au prêtre le respect et la confiance. Il perdra bientôt l’un et l’autre, si on le trouve à la porte des grands, s’il est embarrassé d’une épouse, si l’on se familiarise avec lui, s’il a tous les vices qu’on reproche au monde, et si l’on peut un moment le soupçonner homme comme les autres hommes. » [8]
[1] « Notes nocturnes », Après beaucoup d’années, Gallimard, 1994.
[2] Archéologie de l’Office, Homo Sacer, II, 5, Opus Dei, Seuil, 2012.
[3] La Réforme liturgique en question, Édition Sainte-Madeleine, Le Barroux, 1992.
[4] Hébreux, 9, 28 et 10,14, Édition de Jérusalem, 1973.
[5] Conclusion, Article 1, Question 62, IIIa Pars, Tome 4, Édition du Cerf, 1985.
[6] Traduction personnelle. « Si quis dixerit per ipsa novae legis sacramenta ex opere operato non conferri gratiam sed solam fidem divinae promissionis ad gratiam consequendam sufficere : anathema sit. » Capitulum VIII, Sessio VII – Decretum I De sacramentis, 3 mart. 1547, Concilium Tridentinum.
[7] K.G. Rey, Pubertätsercheinungen in der katholischen Kirche, Benzinger, 1970, p. 25.
[8] Chateaubriand, Génie du christianisme, Chap. IX « Du Sacrement de l’Ordre ».
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