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Cet article fut perdu suite à notre piratage. Nous l’avons heureusement retrouvé. Eu égard à son caractère atemporel, il mérite une seconde publication.

Les Veilleurs sont philosophes, nous pouvons en avoir la certitude. J’en eus pour ma part l’intime conviction lorsqu’un parallèle s’est établi dans mon esprit entre cette initiative qui dure depuis déjà de longs mois et la pensée politique de Blaise Pascal. Pascal se refusait le titre de philosophe, et la plupart des Veilleurs ignorent sans doute qu’ils font de la bonne et saine philosophie.

Pascal n’a pas écrit de traité politique. Nous avons pourtant de lui trois Discours sur la condition des Grands et de plus ou moins longs mais nombreux fragments de ses Pensées, pour toute œuvre politique : la question du pouvoir et de sa légitimité, la question de la justice, la question de la vie en société, imprègnent de manière diffuse toute l’œuvre apologétique de Pascal. De manière générale sa pensée, de par son contexte historique, culturel et politique, et par les influences qu’elle a connues, se prête à l’analyse politique. J’essaierai d’appliquer sa pensée ou quelques-unes de ses intuitions à notre situation actuelle, assez librement : je pense que sa pensée, profonde et géniale, peut servir à toutes les époques et féconder des esprits bien différents les uns les autres.

Je partirai de ce que je crois être une intuition profonde et vraie de sa pensée, qui est la relativisation nécessaire du politique. Chez Pascal, le politique, dans ce qu’il a de concret de luttes pour le pouvoir, ou de moyens qu’a le pouvoir de se maintenir et de s’exercer, est limité à un des trois ordres qui compose le réel chez lui. Cette théorie dite « des trois ordres » se trouve développée dans le fragment 339 [1].

Ces trois ordres sont respectivement celui du corps (l’ordre charnel), de la sagesse (l’ordre spirituel) et de la charité (l’ordre surnaturel) ; chacun des ordres a ses grandeurs et ses éclats qui n’ont de sens que dans leur seul ordre : parlant des grandeurs charnelles, Pascal dit que « tout l’éclat des grandeurs n’a point de lustre pour les gens qui sont dans les recherches de l’esprit », pour la simple et bonne raison que ces ordres sont des manières d’appréhender la réalité, et qu’ils sont séparés les uns des autres par une « distance infiniment plus infinie ». Dès lors, il convient de connaître ces ordres, de les comprendre, pour pouvoir droitement juger des choses de la vie. Cette méconnaissance donne lieu à des erreurs d’appréciation :

Archimède sans éclat serait en même vénération. Il n’a pas donné des batailles pour les yeux, mais il a fourni à tous les esprits ses inventions. O qu’il a éclaté aux esprits.

J.-C. sans biens, et sans aucune production au dehors de science, est dans son ordre de sainteté. Il n’a point donné d’inventions. Il n’a point régné, mais il a été humble, patient, saint, saint, saint à Dieu, terrible aux démons, sans aucun péché. O qu’il est venu en grande pompe et en une prodigieuse magnificence aux yeux du cœur et qui voient la sagesse.

Il eût été inutile à Archimède de faire le prince dans ses livres de géométrie, quoiqu’il le fût.

Il eût été inutile à N.-S. J.-C., pour éclater dans son règne de sainteté, de venir en roi, mais il y est bien venu avec l’éclat de son ordre.

Il est bien ridicule de se scandaliser de la bassesse de J.-C., comme si cette bassesse était du même ordre duquel est la grandeur qu’il venait faire paraître.

Les gens d’esprit, nous le comprenons mieux, n’ont pas besoin, pour vivre dans leur ordre, des grandeurs des gens de chair ; de même pour les saints, qui n’ont besoin des grandeurs des deux autres ordres pour faire régner le leur. Ainsi, à chaque ordre ses grandeurs et ses moyens de briller.

Nous pourrions maintenant approfondir davantage chacun de ces ordres. L’ « ordre du corps » tout d’abord, qui est le champ du politique au sens restreint du terme. Ce sont « les rois, les riches, les capitaines  » ; cet ordre regroupe les moyens mis en œuvre pour prendre le pouvoir, l’exercer, le garder, régner sur un empire, diriger une nation, protéger un peuple. Au fond, il s’agit d’une satisfaction de la concupiscence de la chair (au sens large). Les moyens privilégiés sont les suivants : la violence, la propagande, le jeu sur l’imagination des gens, la pompe et les privilèges, les catégories sociales et toutes les marques extérieures de puissance, de pouvoir.

Vient ensuite l’ « ordre de l’esprit ». Ce sont les génies de la science et des lettres. La recherche scientifique, le savoir, la science et la sagesse. On voit bien qu’un savant peut être désintéressé : son savoir peut être inutile, il peut n’en tirer aucune gloire politique. Vanité de ce savoir au regard de la sagesse divine, mais savoir qui se trouve déjà au-dessus de la gloriole de l’homme politique. Le savant et l’homme politique travaillent sur deux plans différents. Enumérons quelques moyens contemporains qui rentreraient dans cet ordre : la recherche scientifique, l’enseignement, la formation, les campagnes de financements de laboratoires, la constitution de bibliothèques, la création de musées, la propagation du savoir.

Enfin vient l’ « ordre de la charité » : c’est le Christ et ses saints. Il s’agit ici de la recherche de la sainteté, de l’accomplissement par le croyant de ses devoirs spirituels, de la quête de son salut et de celui de ses proches, des moyens mis en œuvre pour faire connaître la doctrine du Christ. Cet ordre se nourrit de la doctrine et de l’ascétique chrétiennes, telles qu’elles se sont élaborées à travers des siècles de christianisme.

Une chose que nous pouvons retenir de cet enseignement, c’est de situer comme il faut l’ « ordre de la chair », et d’apprendre à relativiser l’ordre humain dans ce qu’il a de politique. La politique n’a jamais été, n’est pas, et ne sera jamais le lieu de la réalisation d’un ordre définitif, idéal, conforme avec nos valeurs les plus profondes. La perfection n’est pas de ce monde, nous le savons. L’intuition profonde de Pascal est la suivante : l’ordre humain est instable et branlant, et rien de définitif ni de juste ne peut se construire dessus. L’homme est faible et misérable, nous le lisons à chacune des pages des Pensées : le péché, la blessure morale, la concupiscence, le droit du plus fort, l’ambition personnelle et la recherche des intérêts individuels, tout cela constitue l’ordre humain, notre vie quotidienne et tout ordre temporel. Autrement dit, l’idéalisme est inutile, et même nuisible. La réponse de Pascal est la suivante : ce qui est humain étant branlant et instable, il ne faut pas trop exiger du politique, et savoir construire à côté, en donnant au politique sa juste place, en ne l’idolâtrant pas. La corruption ? La violence ? Il faut faire avec, en tenir compte. Et voici l’ordre tel que nous le connaissons, dans ce qu’il a de vicieux : des lois moralement violentes, portant atteinte à la dignité de l’homme ; une méprise continuelle de la part de nombreux responsables politiques et médiatiques ; une atmosphère de société marquée par l’hédonisme et la loi du plus fort (au détriment des plus faibles).

C’est alors que s’ouvrent à nous les deux autres ordres, infiniment plus riches que nous pouvons le penser : les Veilleurs l’ont compris, et c’est parce qu’ils savent donner au politique leur juste place qu’ils peuvent rayonner dans leur ordre et marquer les consciences, participant ainsi, à leur mesure, à ce renouveau des consciences auquel nous travaillons.

Paul Escalpa

[1PASCAL, Blaise, Pensées, opuscules et lettres, édition de Philippe Sellier, Paris, Classiques Garnier Poche, 2011. Nous indiquons l’édition par la lettre majuscule S (pour Sellier) devant le numéro du fragment.

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