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Le christianisme a pour particularité d’être souvent associé à une vision inextricablement linéaire du temps, chose que nous reprochent régulièrement les critiques du progressisme et en particulier les néo-païens. Ces critiques assènent— à juste titre — que la linéarité du temps instaure un rapport aux événements bien particulier s’assimilant à une succession de causes et d’effets convergeant vers un seul but eschatologique — la Parousie — dont on ne saurait entraver la marche forcée. Dans sa version sécularisée et une fois Dieu relégué aux cieux, cette vision du temps se dégraderait alors en culte du Progrès : il y aurait ainsi un sens de l’Histoire et critiquer un événement,une loi ou un mode de vie nouveau serait inévitablement « rétrograde », « obscurantiste », « moyenâgeux », voire « anhistorique ».
La conception cyclique des événements, quant à elle, paraît souvent bien plus « saine » en comparaison d’une vision du temps comme fuite linéaire vers un but (le Retour du Christ ou la fin de l’Histoire). Présentée comme commune aux religions païennes, elle permettrait d’appréhender le temps comme un enchaînement d’éternels recommencements et éviterait, par la même, l’impasse que représente le progressisme.
Mais qu’en est-il réellement ? Ce débat pourrait paraître anodin ou futile, mais il n’en est rien. Il s’agit ici de notre conception de l’Histoire et donc de notre rapport aux événements qui est en jeu. Car si les catholiques sont souvent prompts à pointer du doigt les dérives du progressisme, ils sont toutefois bien incapables de répondre aux critiques de nos adversaires qui font du christianisme le fer de lance d’une vision linéaire du temps [1].
La métaphysique « chrétienne » du temps aura-t-elle raison de la Chrétienté ?
Pour contrecarrer les anti-progressistes de tout bord et éviter qu’ils nous retournent l’accusation de Bossuet (« Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes »), ce qui serait cyniquement risible, il est nécessaire de mener une défense cohérente et intelligente de la conception chrétienne de l’Histoire humaine qui n’est en rien vectrice de linéarité. Cette recherche succincte, menée en esprit de Vérité, tentera ainsi d’exposer la conception fondamentalement originale du temps véhiculée par le christianisme et proposée par aucun autre système de croyances au monde, parce que reposant sur le caractère unique et inouï de l’événement fondateur de la Foi chrétienne : le Sacrifice du Christ.
Remettons, si vous le voulez bien et selon la formule consacrée, les pendules à l’heure.
Bible illustrée, Gravure de Gustave Doré (1866)
Linéarité chrétienne et cyclicité païenne : un faux dualisme
Si cette question du rapport au temps est aussi prégnante dans le milieu intellectuel anti-moderne, c’est d’abord parce qu’elle cristallise tout le combat contre le progressisme, mythe fondateur de la déconstruction et de la modernité politique. C’est ainsi qu’une vision binaire de l’Histoire émerge. Soit le temps est invariablement linéaire, donc « chrétien » ou « monothéiste », et c’est la porte ouverte au progressisme ; soit il est inextricablement cyclique, donc « païen », et il permet une conception organique de l’Histoire et, in fine, plus « traditionnelle ».
Comme souvent, ce qu’oublient les tenants de cette vision simple—pour ne pas dire simpliste—des choses, c’est que ces deux conceptions du temps ne procèdent en rien de deux blocs monolithiques proposant deux visions antagonistes de l’Histoire. Ce qu’on appelle très improprement« le paganisme »propose lui aussi des fins du monde qui n’ont rien à envier au millénarisme chrétien le plus américain tandis que le christianisme le plus historique — c’est-à-dire le catholicisme et l’orthodoxie — s’appuie aussi sur les cycles liturgiques pour inscrire le temps des fidèles dans la dimension sacrée de l’Histoire religieuse.
Une certaine linéarité du temps n’est en effet pas le propre du christianisme (ou même des monothéismes dits « abrahamiques »). Un bon nombre de mythes des religions païennes induiraient elles aussi, sous certains aspects, une conception linéaire de l’Histoire par une attente toute tournée vers l’avenir sur la base de prophéties relatées oralement ou plus rarement, par des écrits. Dans la religion nordique, le Ragnarök — récit fortement influencé par les religions primitives indo-européennes —, prophétise une fin du monde aux résonances tout à fait apocalyptiques (au sens propre et chrétien du terme). Succédant à des catastrophes naturelles dont la plus célèbre est le Fimbulvetr (un hiver de trois ans sans soleil), une titanesque guerre des dieux terrestre devrait survenir et aboutir à la mort des plus grandes divinités du panthéon nordique (dont Odin, Thor et Freyr), puis à la reconstruction du cosmos avec les divinités survivantes. On retrouve également le même élan eschatologique dans la religion égyptienne où le monde environnant est bâti sur l’ordre et où la fin du monde interviendrait lorsque les forces centrifuges du chaos reprendront le dessus sur celles de l’harmonie, comme ce fut le cas lors de la création du cosmos.
Ainsi, plutôt que de voir dans les fameuses « fins du monde » une conception proprement chrétienne ou monothéiste du temps, il serait plus juste finalement, d’y déceler un invariant de toutes les religions, exprimant par là, l’extériorisation d’un désir humain pour l’avènement de jours grandioses où le divin et l’humain se croiseront. La pensée eschatologique apparaît ainsi comme le plus haut degré d’expression de la religiosité humaine.
La cyclicité dans le christianisme
Illustration du Liber Divinorum Operum de sainte Hildegarde de Bingen (manuscrit du XIIe siècle).
L’expression de « fin du monde », commune dans le langage courant, est d’ailleurs très intéressante car impropre pour qualifier la Parousie chrétienne. Il serait plus correct et plus juste de parler, à propos de l’eschatologie chrétienne, de « fin d’un monde ». L’Apocalypse (« révélation », « dévoilement » en grec), telle que relatée par saint Jean dans le Nouveau Testament, et en dépit du sens qu’a acquis ce terme en français moderne, ne s’assimile en rien à une « fin du monde » comme destruction totale et définitive du cosmos ou de la Création. Tout au contraire, le récit johannique nous décrit le renouvellement voire la régénération finale du monde abîmé par le péché, après la venue du Christ et le Jugement Dernier. La descente de la Jérusalem céleste sur Terre parachèvera l’œuvre de Dieu et mettra fin au cycle de la Création dominé par le péché originel en entérinant une phase nouvelle de l’Histoire sainte. Tout bien considéré, il n’est pas inconvenant de se demander si la linéarité du temps que l’on impute au christianisme n’est pas simplement dû à de trop rapides lectures du livre de l’Apocalypse ou à d’étranges exégèses.
En effet, cette vision du temps allait de soi jusqu’à une période relativement récente et a considérablement influencé la théologie chrétienne jusqu’à la fin du Moyen Âge. On gagnerait à relire, par exemple, les Pères de l’Église — saint Irénée en tête qui parlait de récapitulation de la Création dans et par le Christ, Dieu incarné. Par sa venue dans la chair, le Fils de Dieu réconcilie le cosmos, blessé par le péché (dans la théologie traditionnelle chrétienne, la faute originelle a des implications cosmiques et affecte non seulement l’humanité, mais l’ensemble de la Création) avec le Créateur. Ce paradigme donne naissance, au Moyen Âge, à ce que les théologiens de la première scolastique appelaient le « mouvement d’exitus reditus » qui conçoit que tout, au sein du cosmos, sort de et revient à Dieu.
Cette pensée ancrée dans la circularité, très présente dans la théologie holistique des Pères de l’Église, se retrouve également dans la régularité des fêtes religieuses qui structurent la vie du chrétien. Par ses temps liturgiques épousant le rythme des saisons et celui des cours astraux (la concomitance de Noël avec la réapparition du Soleil ou encore le calcul de Pâques en fonction de Lunes), le christianisme catholique et orthodoxe inscrit le temps du fidèle dans une certaine cyclicité —car le temps sacré est toujours un temps mémoriel, c’est-à-dire rythmé par des répétitions. Mircea Eliade, anthropologue du fait religieux, remarque [2] que le temps des sociétés traditionnelles, régi par le sacré, est fortement hétérogène (en opposition à nos sociétés modernes où la temporalité, vécue comme une éternelle fuite en avant, est pour ainsi dire « égalitaire », autrement dit homogène et sans relief). Le temps de nos contemporains est plat : le jour du 25 décembre a peu ou prou la même valeur que celui du Black Friday.
Cette considération « équivalentiste » du temps est à rebours des sociétés traditionnelles, où Mircea Eliade note avec justesse que leur rythme est structuré par des moments religieux forts, toujours fondés sur la mémoire d’un événement passé, permettant d’enraciner le temps présent dans l’absolu du temps sacré. Les grandes fêtes chrétiennes venant ponctuer le calendrier liturgique — Pâques, Noël, Pentecôte, Épiphanie, Ascension — sont toutes des remémorations de l’Histoire de la Rédemption du genre humain [3]. La Sainte Messe, « source et sommet de la vie chrétienne », radicalise ce concept de mémoire. La Foi catholique nous enseigne, en effet, que la Messe est plus qu’un« mémorial » [4] : elle est une actualisation du sacrifice du Christ. Assister à la Messe, c’est littéralement remonter le temps de deux mille ans et se retrouver au pied de la Croix sur le Calvaire, aux côtés de Marie.
L’évocation du Sacrifice du Christ rendu présent par la Messe permet toutefois de mettre le doigt sur la singularité du christianisme et de la vision du temps qu’il véhicule. Car si une certaine cyclicité se dégage de la théologie et de la liturgie chrétiennes, ce qui transparaît réellement de la notion de récapitulation, de la Parousie et des fêtes religieuses est une manifestation d’un tempsen croix.
Le temps du christianisme est en croix
Christ Crucifié de Diego Velázquez (ca. 1632)
En intervenant dans l’Histoire humaine par l’insondable mystère de l’Incarnation, le Christ a dépassé l’opposition la plus scandaleuse qui soit pour un Juif : celle entre l’immanent et le transcendant, ou pour le dire plus clairement, entre l’humain et le divin. Jésus-Christ, Dieu fait Homme, renverse ainsi le dualisme infécond dans lequel on veut enfermer le temps entre linéarité et cyclicité. Car le temps du chrétien est résolument christocentré, orienté vers le Vendredi saint et le Dimanche de la Résurrection.
Le temps du chrétien est tout tourné vers la Croix, où convergent le temps d’avant le Sacrifice du Christ—celui de l’attente de la venue d’un Sauveur pour l’Humanité —et le temps d’après le Sacrifice du Christ — celui où les chrétiens rachetés par cet événement se rendent présents au Vendredi Saint par l’assistance à la Messe. Toute l’Histoire de l’Humanité se rattache à la Croix, et par conséquent, la Croix est le point d’intersection de la rencontre entre deux temps : celui du péché apparemment vainqueur et celui du péché définitivement vaincu. Ces deux temps se croisent sur la Croix. Le chrétien ne regarde pas vers la fin des temps, il regarde vers la Croix—c’est-à-dire vers un passé rendu présent en permanence par le Saint Sacrifice de la Messe et par le fait que les actes du Christ soient théandriques (à la fois humains et divins), donc inscrits dans l’Éternité(qui est non pas l’infinité mais l’absence de temps). Car en terme d’importance, le Sacrifice du Christ surclasse largement la Parousie, puisque c’est précisément le premier événement qui rend le second possible.
Incidentellement, les mots latin tempus et templum ont la même origine, un mot indo-européen, *temp, qui signifie « étendue » ; on pourrait aller jusqu’à dire que, de la même manière que le Christ est le Temple [5], Il est aussi le temps. Il est en effet dans Sa chair,le lieu de rencontre par excellence de l’humain et du divin, tout autant que sur la Croix, celui du temps marqué par le péché et du temps de la Rédemption. Avec le Christ, le temps et le temple deviennent les espaces où deux dimensions d’une même réalité se rencontrent, se croisent [6]. La Croix forme donc cette unité spatiale et temporelle reliant l’humanité à Dieu, le profane et le sacré."
Ni franchement linéaire, ni complètement cyclique, le temps du christianisme dépasse cette binarité —comme beaucoup d’autres—et charrie ainsi une conception originale de l’Histoire humaine, où la Croix se révèle être le point culminant qui focalise en même temps qu’il récapitule deux temporalités.
Le vrai temps du christianisme est un anti-progressisme.
[1] Dont certains chrétiens, pétris d’exégèse moderne, hélas, se félicitent. On peut citer l’article« La foi chrétienne sauve les hommes » de Jean-Michel Castaing paru sur Aleteia le 11 mai 2020énumérant les bienfaits d’une conception linéaire de l’Histoire. C’est ce que la sagesse populaire appelle communément« tendre le bâton pour se faire battre ».
[2] Nous renvoyons le lecteur le plus intéressé à son ouvrage majeur Le Sacré et le Profane publié en 1965.
[3] D’où l’immense perte que constitue l’abandon des fêtes liturgiques par certaines sectes protestantes, au prétexte qu’elles sont trop « paganisantes ».
[4] Expression malheureuse, s’il en est, des calvinistes pour désigner « l’office » et l’Eucharistie.
[5] Cf Jn. 2, 19
[6] Par le passé, les charpentiers désignaient deux bois croisés par le terme de « temple ».
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