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Mallarmé écrit ce discours des les premiers mois de l’année 1894, entre l’attentat d’Auguste Vaillant et l’assassinat du président Sadi Carnot. Oui, à cette époque là, attentats, assassinats et complots étaient encore de coutume et les anarchistes n’y étaient pas pour rien. Fleurissant des les milieux ouvriers de beaucoup de pays d’Europe, l’anarchisme séduit les plus défavorisés, les plus pauvres, les plus malheureux mais aussi les plus en colère. Cette colère contre le bourgeois qui s’enrichit, le parlementaire menteur et corrompu [1], contre la société toute entière, trouve une réponse dans l’acte violent (assassinat ou attentat) qui permet à l’individu de prouver sa liberté et son existence par la transgression de la loi. Déjà le fameux "résiste, prouve que tu existes" ! Le premier coup d’éclat de ce genre en France est sans doute l’attentat d’Auguste Vaillant. Le 9 décembre 1893, l’anarchiste trentenaire Auguste Vaillant jette une bombe artisanale dans le Palais Bourbon, en pleine assemblée. Il a pris la précaution de mettre des clous et non des balles au coeur de son explosif, prouvant par là qu’il a voulu blesser et non tuer. Cet attentat sera à l’origine des "lois scélérates", permettant de contrôler plus facilement la mouvance anarchiste au mépris des libertés les plus fondamentales, et de la colère des anarchistes qui se manifestera dans un rapport de force avec l’Etat. Vaillant sera guillotiné et Caserio, pour venger Vaillant, assassinera le président Sadi Carnot huit mois après l’attentat. Il sera à son tour guillotiné...
Dans toutes les années 1890, les violences anarchistes se multiplient. En France, elles se concentrent essentiellement entre 1892 et 1894 mais dans le reste de l’Europe, elles sont encore bien présentes. En 1898 en Suisse, par exemple, c’est un anarchiste italien, Luigi Luccheni, qui assassinera l’impératrice autrichienne Sissi "pour faire avancer la cause anarchiste". Ils sont dans toute l’Europe...
Quand on dit Mallarmé, on pense au mieux au poète de l’autonomisation de la poésie et au pire à un imposteur complètement incompréhensible, mais dans les deux cas, on se trompe. Mallarmé est avant tout un poète et un penseur extrêmement cohérent dans la vision qu’il a du monde. On peut ne pas être d’accord avec lui mais il est impossible de relever une quelconque contradiction ou incohérence dans ses propos. Même son hermétisme se justifie dans son système de pensée. Pour Mallarmé, tout est lié : l’économie, la politique, la religion, la poésie, le langage, la musique... Il est alors le seul à tenir ce discours.
Ce qu’il appelle "crise de vers", c’est à dire la crise de la Poésie à la fin du XIXe siècle, est intrinsèquement liée à une crise plus profonde et plus large, une crise sociale qu’il appelle "idéale".
Le poète est pour lui, le seul être capable de tout prendre ensemble (c’est-à-dire "comprendre" dans son sens étymologique). Tout est en crise car tout est fiction. Or, seul le poète peut comprendre ensemble la "crise sociale" et la "crise idéale" parce qu’il est le maître de la fiction. Les constructions, ne sont pas nulles mais elles n’ont pour lui rien d’absolu. Contrairement à l’Ancien Régime où tout était fondé sur Dieu, la modernité n’est plus fondée sur rien, et l’homme se construit des substituts divins.
Mallarmé rêve d’une société dans laquelle toute fiction serait déconstruite, un société qui vivrait sans dieu et l’assumerait.
Le problème de l’humanité est qu’elle crée nécessairement du divin parce qu’elle préfère vivre dans la fiction. Or, pour revenir à l’essence même des choses, pour revenir au réel, il faut déconstruire la fiction.
Les poètes modernes, parmi lesquels Mallarmé, ont été considérés comme des anarchistes par les politiques français, du fait même qu’ils s’affranchissaient dans leur art de nombreuses contraintes. Beaucoup d’entre eux ont été accusés d’anarchisme, d’où le nom de ce texte : « Accusation ». Mallarmé s’en défend de manière très subtile. Tout le monde a alors en tête l’attentat de Vaillant et voudrait que les poètes soient, d’une manière ou d’une autre, les cerveaux de ces petites mains violentes. Mallarmé parvient à critiquer l’usage de la bombe sans condamner les raisons qui poussent à son utilisation. Il ne renie pas l’anarchisme mais il critique l’acte de Vaillant, et cette critique n’est pas le signe d’une faiblesse parce qu’il justifie parfaitement sa position. Ainsi, il ne réfute pas l’accusation d’anarchisme faite aux poètes mais il décale le sujet.
En effet, il s’attaque à deux caractéristiques principales de l’explosion d’une bombe qui sont la "lueur" et la "destruction".
La "lueur" intéresse Mallarmé car elle permettrait de mieux voir les choses. Le problème de la bombe est que la lueur qu’elle provoque est trop brève pour qu’elle éclaire. Elle ne permet donc pas d’éclairer la fiction, ce qui pourrait aider à la comprendre et ainsi à la déconstruire mais au contraire, elle est pour Mallarmé l’argument qu’on donne au législateur pour attaquer les anarchistes. La bombe est trop violente, trop brève, pour aller au fond des choses, pour les comprendre.
Concernant la destruction, la critique de Mallarmé est plus évidente encore. Mallarmé cherche à déconstruire la fiction, pas à la détruire. La détruire est d’après lui un espoir vain.
Les poètes peuvent faire mieux que jeter des bombes s’ils « jettent le discrédit », qui est « moins qu’une bombe ». Il y a la bombe qui détruit et moins qu’une bombe, le discrédit, qui déconstruit. Or la déconstruction permet de mieux voir que la bombe. Pour les poètes, ce sont les mots qui illuminent, qui sont la lueur qui manque à la bombe.
Le livre a cette faculté de déconstruire le mécanisme de fiction.
Mallarmé avait répondu « Je ne connais pas d’autre bombe qu’un livre » en réponse à l’attentat de décembre 1893, à la demande d’un journaliste qui voulait les avis de différents écrivains en une phrase.
"Jeter le discrédit" signifie enlever du crédit à une chose. "Crédit", venant du verbe latin credere (qui signifie "croire"), se situe dans la famille sémantique de la croyance, donc de la fiction. Jeter le discrédit, par l’écriture, est donc le meilleur moyen de déconstruire la fiction.
L’hermétisme même de Mallarmé vient de cette volonté de déconstruction. Considérant que les textes évidents ne permettent pas d’aller en profondeur et qu’ils appartiennent à la rhétorique - fiction manipulatrice pour Mallarmé - ses propres textes sont déconstruits pour que le lecteur fasse ce travail de reconstruction qui permet de comprendre les rouages de la fiction. C’est un travail délicat lorsqu’il s’agit d’un texte, imaginez alors pour "Accusation", qui était initialement un discours !
La Poésie et la littérature seraient donc les meilleurs moyens de s’opposer à une fiction. Une théorie qui rappelle vaguement la phrase de Dostoïevski : "La Beauté sauvera le monde." En tout cas, vous pouvez retrouver chaque dimanche sur votre gazette préférée, un poème sur l’Evangile de la messe dominicale.
[1] L’affaire de Panama date de 1892.
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