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Chaque région française possède des légendes par lesquelles sont expliquées l’apparition et la diffusion du christianisme sur sa terre. Ces légendes d’évangélisation sont aussi un moyen de relier directement les diocèses et les évêchés d’une région à une figure fondatrice des temps apostoliques : l’un des fameux « Soixante-Douze » disciples du Christ (Luc X, 1-24).
Peu nous importe de savoir si ces légendes sont fondées historiquement. Excepté pour Lyon, où les origines historiques du christianisme sont clairement établies, l’évangélisation de la Gaule demeure dans son ensemble mystérieuse [1]. Il faut alors s’en remettre à la légende. Celle-ci n’est ni une tradition populaire, ni un folklore : c’est une espèce originale de savoir. Car même s’il est parfois aisé d’en révéler les inexactitudes chronologiques et les incohérences narratives, la légende n’a pas pour fonction de transmettre une information historique fondée sur une érudition quelconque. Le message qu’elle délivre est tout autre : il est spirituel. La légende permet aux habitants d’une terre de s’identifier directement à ce temps immémorial des origines et pourtant commencement d’une ère nouvelle : celui de l’Incarnation. Elle permet aussi de s’identifier à une figure tutélaire et protectrice qu’une tradition ancestrale se propose de vénérer comme l’évangélisateur d’une contrée. Il est donc souvent vain et inutile de s’intéresser à la valeur historique de la légende, car celle-ci n’est pas essentielle, ou bien n’existe pas. Ce n’est pas à dire qu’elle serait un pieux mensonge, mais simplement que son message outrepasse les catégories limitées du vrai et du faux [2].
La Provence offre un exemple admirable de ces légendes chrétiennes : quand la plupart des régions de France vénérèrent des saints inconnus des Évangiles, la Provence bénéficie d’une solide tradition fondée sur le culte de Marie-Madeleine, Marthe et Lazare, tous trois nommés dans l’Écriture.
Marie-Madeleine en Provence
L’importance de Marie-Madeleine n’est plus à démontrer : sœur de Marthe et de Lazare [3], exorcisée par le Christ, elle fut, selon les quatre Évangiles, le premier témoin de la Résurrection, et chargée d’en prévenir les apôtres [4]. Elle est l’une des femmes les plus présentes, avec la Vierge, dans l’Évangile, et elle suivit le Christ jusqu’à sa mort [5]. Elle assista en effet à la Passion, ainsi qu’à la mise au tombeau. Saint Jean Chrysostome souligne son courage, et celui des autres femmes, restées au pied de la Croix alors que les disciples s’étaient enfuis [6]. Mais si l’Évangile ne nous dit rien de plus à son sujet, sa légende provençale nous raconte la suite de sa vie.
Cette légende remonte à l’époque mérovingienne, et plusieurs auteurs en diffusèrent ensuite le récit, le plus souvent par voie de transmission orale, jusqu’au bienheureux Jacques de Voragine et sa célèbre Légende dorée [7]
Après l’ascension du Seigneur, c’est-à-dire quatorze ans après la passion, les Juifs ayant massacré depuis longtemps déjà saint Étienne et ayant chassé les autres disciples de leur pays, ces derniers se retirèrent dans les régions habitées par les gentils, pour y semer la parole de Dieu. Il y avait pour lors avec les apôtres saint Maximin, l’un des 72 disciples, auquel Marie-Magdeleine avait été spécialement recommandée par saint Pierre. Au moment de cette dispersion, saint Maximin, Marie-Magdeleine, Lazare, son frère, Marthe, sa sœur, et Manille, suivante de Marthe, et enfin le bienheureux Cédonius, l’aveugle-né guéri par le Seigneur, furent mis par les infidèles sur un vaisseau tous ensemble avec plusieurs autres chrétiens encore ; et abandonnés sur la mer sans aucun pilote afin qu’ils fussent engloutis en même temps. Dieu permit qu’ils abordassent à Marseille.
Après avoir accosté en Provence avec Marthe et Lazare, Marie-Madeleine évangélisa la région :
Le pèlerin joyeux prit la mère et l’enfant, s’embarqua et peu après ils abordèrent à Marseille, où, étant entrés, ils trouvèrent sainte Marie-Magdeleine annonçant la parole de Dieu avec ses disciples. Ils se jetèrent à ses pieds en pleurant, lui racontèrent tout ce qui leur était arrivé, et reçurent le saint baptême des mains du bienheureux Maximin. Alors ils détruisirent dans Marseille tous les temples des idoles, et élevèrent des églises en l’honneur de J.-C., ensuite ils choisirent à l’unanimité le bienheureux Lazare pour évêque de la cité. Enfin conduits par l’inspiration de Dieu, ils vinrent à Aix dont ils convertirent la population à la foi de J.-C. en faisant beaucoup de miracles et où le bienheureux Maximin fut de son côté, ordonné évêque.
La grotte de la Sainte-Baume
Marie-Madeleine vécut toute la fin de sa vie en prière dans une grotte qui se trouve aujourd’hui dans le sanctuaire de Sainte-Baume, au cœur du Massif du même nom [8]. Très vite, cette grotte devint un lieu de pèlerinage majeur dans la France médiévale. Plusieurs papes s’y rendirent [9], ainsi que de prestigieux souverains : le 22 juillet 1254, Saint Louis visita la grotte en compagnie du chevalier de Joinville, alors qu’il rentrait de sa première croisade [10].
Après la réunion du comté d’Anjou et du comté de Provence, les princes de la dynastie des Capétiens d’Anjou (qui débuta par l’apanage donné par Saint Louis à son frère Charles) cherchèrent à accroître l’ampleur de ce culte et en firent un élément essentiel de leur politique. En 1279, Charles II d’Anjou, comte de Provence, réalisa des fouilles qui aboutirent à la découverte à Saint-Maximin des reliques de Marie-Madeleine, dans une crypte enfouie sous le petit prieuré bénédictin dédié à la sainte. Il était courant, entre le VIIIe et le Xe siècle, de cacher ainsi des reliques afin de les protéger des invasions de toutes sortes, et dans le cas provençal, des attaques sarrasines. Après six ans de détention à Barcelone, Charles II put ensuite mettre en œuvre en 1288 son projet de construire une basilique pour abriter les reliques. Le 21 juin 1295, il obtint du pape Boniface VIII une bulle par laquelle est confiée au jeune ordre des Dominicains la charge des lieux saints : la basilique de Saint-Maximin et la grotte de la Sainte-Baume.
Le succès de ce pèlerinage ne devait pas faiblir : en 1332, au cours d’une même journée, Philippe VI de Valois, roi de France, Alphonse IV d’Aragon, Hughes de Chypre, et Jean de Luxembourg, roi de Bohème, se recueillirent dans la grotte. Et, le 1er janvier 1516, François Ier accompagné par sa mère Louise de Savoie et son épouse Claude de France, vint y rendre grâce à son retour de Marignan. Il accorda des fonds pour la restauration de la grotte et fit édifier le « portail François Ier » (visible à l’hôtellerie). François Ier y revint ensuite fréquemment, notamment en 1533, à l’occasion du mariage de son deuxième fils, Henri d’Orléans, avec Catherine de Médicis à Marseille. En 1660, Louis XIV s’y rendit, en compagnie de la reine Anne d’Autriche et de Mazarin [11]
Évidemment, ce lieu saint n’échappa pas aux tourmentes impies de la Révolution : une fois le site fermé, il fallut attendre Lacordaire, le célèbre restaurateur de l’ordre dominicain en France, pour que le sanctuaire soit restauré. Une petite communauté de frères dominicains a été rétablie en 2002, qui assure encore aujourd’hui l’accueil des pèlerins à la grotte de sainte Marie-Madeleine.
La « Sainte-Baume » est un pèlerinage incontournable pour tous Catholique désirant découvrir la Provence. Tout y est porteur d’une profonde religiosité, même la forêt du massif, qu’on traverse durant le pèlerinage, et qui est l’une des rares forêts françaises à ne pas avoir subi les affres de l’anthropisation [12]. Elle était déjà une forêt sacrée chez les Ligures, peuple celte de la région, et même le pape Boniface VIII, à la fin du Moyen Âge, menaça d’excommunication quiconque s’avisait d’en couper un arbre. Malgré le soleil provençal, le sous-bois entretient une pénombre propice au recueillement. L’ascension est rude mais courte : elle est comme l’âme chrétienne qui, durant sa vie terrestre, lutte et s’élève péniblement vers Dieu. Après avoir monté les marches finales du sentier, au nombre de 150 (en référence aux 150 prières du rosaire), on accède à la maison des Dominicains, à plus de 860 mètres de hauteur. La grotte abrite une relique de Marie-Madeleine ainsi qu’un bassin naturel, creusé dans la roche, qui recueille les gouttes qui ruissellent des parois de la grotte. C’est une eau pure, et beaucoup de pèlerins la boivent, ou la mettent en bouteille.
Sainte Marthe et la Tarasque
Sainte Marthe de Béthanie est une autre femme incontournable des Évangiles : elle assista à la Résurrection, à celle de son frère Lazare et, dans un épisode évangélique célèbre, elle offrit l’hospitalité à Jésus (Luc 10, 38-42). Selon la tradition provençale, Marthe s’est aussi établie, après la mort du Christ, en Provence après avoir été chassé par les Juifs de Palestine. Échouée avec Marie-Madeleine et Lazare, elle évangélisa la Basse Provence et partit rejoindre la ville de Tarascon (située actuellement près de Beaucaire). Elle y vainquit et dompta la Tarasque, espèce étrange de dragon à six pattes courtes, qui habitait les marécages près de Tarascon, effrayait les populations et parfois s’en repaissait. Pour autant, cette victoire ne fit pas de sainte Marthe une sauroctone : après avoir été subjuguée et mise en laisse, la Tarasque fut ensuite massacrée par vengeance par les habitants de Tarascon.
Cette légende alimenta une partie de l’iconographie provençale [13], mais donna surtout naissance à des festivités populaires, créées par René d’Anjou en 1469. Elles se déroulaient alors sur deux jours, le second dimanche après la Pentecôte, et reprenaient ensuite le 9 juillet pour la fête de Marthe, patronne de Tarascon. Ces fêtes étaient destinées à exorciser le mal et, pour les riverains du Rhône, à empêcher les débordements du fleuve. On fabriquait alors un monstre qu’on lâchait dans les rues : c’était le symbole du paganisme et le souvenir de son anéantissement par l’évangélisatrice Marthe. Cette tradition traversa les siècles et fut toujours accompagnée d’une procession qui réunissait clergé et corporations de métiers. Ce qu’il en reste aujourd’hui n’est qu’une bien pauvre exhibition touristique et, pour le coup, folklorique – sans procession, cela va de soi… [14]
À la mort de sainte Marthe fut érigée en son honneur une collégiale royale, sur l’emplacement de son tombeau. Ce fut également un lieu de pèlerinage important au Moyen Âge : Saint Louis s’y arrêta lorsqu’il se rendit à Aigues-Mortes, en 1248, pour la croisade. Les papes d’Avignon, de 1314 à 1404, y firent régulièrement des visites. François Ier et Louis XI s’y rendirent également. La liste n’est pas exhaustive, et on pourrait la conclure par Mgr Roncalli, alors nonce à Paris, et futur pape Jean XXIII, qui s’y rendit en 1948.
Les lieux de pèlerinages comme ceux de Jérusalem, Rome ou Compostelle sont les plus célèbres car ils sont assurément les plus importants et les plus beaux. Mais n’oublions pas qu’il y a, en France et en Europe, une foule de « petits » pèlerinages à faire, liés à des cultes régionaux et aux croyances locales. Ils nous rappellent que la Chrétienté est vaste, mais qu’elle est aussi indissociable des territoires qui la composent. Sa richesse et son génie, c’est d’avoir enraciné le spirituel jusque dans les périphéries des diocèses, jusque dans la terre de ses fidèles. C’est d’avoir fait une Église universelle de toutes ces Églises locales et enracinées.
Tu, Senhor Dieu de ma patria,Que nasquères dins la pastrilha,Enfuòca mei paraulas e dona-me d’alen ! [15]
[1] La plus ancienne Église de Gaule est celle de Lyon, qui eut un évêque au second siècle ; les autres Églises de France datent du IIIᵉ siècle au plus tôt. La longue Lettre de l’Église de Lyon, récit détaillé des martyres de 177, rapportée par Eusèbe de Césarée dans son Histoire ecclésiastique est le premier témoignage historique et la première source authentique d’une communauté chrétienne en Gaule. C’est à ce titre que l’Église de Lyon fut considérée comme le primat des Gaules ; Grégoire VII la confirma par une bulle du 19 avril 1079. Sur la question de la diffusion historique du christianisme en Méditerranée, on pourra se référer à l’ouvrage de BASLEZ, Marie-Françoise, Comment notre monde est devenu chrétien, Seuil, 2008.
[2] C’est d’ailleurs le souci de tout historien véritable : une source est toujours le produit d’une croyance et d’une mentalité et, partant, la première distinction est celle entre authenticité et véracité, c’est-à-dire ce qui est reçu comme vrai, et ce qui s’est effectivement produit. L’auteur d’une légende ne fait ni œuvre personnelle, ni œuvre fictive : toujours il s’en réfère à une auctoritas, plus ancienne ou plus élevée que lui. En outre, la distinction du vrai et du faux était souvent supplantée par celle du bien et du mal, car la vertu édifiante de la légende participait à la fois de la doctrine et de la pastorale. La vérité légendaire se préoccupe donc peu de ce que nous entendons par vérité historique : son message est ailleurs, en ce que son sens spirituel « neutralise » la question de la vérité factuelle.
[3] Cette identification avec Marie de Béthanie n’est pas partagée par les Orthodoxes ni par les Protestants.
[4] Marc, XVI, 1s ; Matthieu, XXVIII, 9.
[5] Luc, VIII, 2 ; Marc, XV, 40-41.
[6] Homélie 88, commentaire de Matthieu 27, 45-62
[7] L’importance de ce légendier est connu : il promulgue plus d’une centaine de saints à une vénération universelle, et les extirpe de leurs contextes locaux pour les porter aux yeux de l’Église entière. Le Ligurien Jacques de Voragine n’eut d’ailleurs aucun rapport avec la Provence.
[8] Cette grotte et le massif qui l’abrite se situent au centre d’un rectangle formé par Aix-en-Provence, Marseille, Toulon et Brignoles.
[9] En 816, le pape Étienne VI, puis, en 878, le pape Jean VIII s’y rendent.
[10] « Le roi s’en vint par le comté de Provence jusqu’à une cité que l’on appelle Aix-en-Provence, où l’on disait que reposait le corps de la Madeleine ; et nous fûmes dans une grotte de rocher, très haut, où l’on disait que la Madeleine avait été en ermitage dix-sept ans. » Joinville, Vie de Saint Louis, Poche, §663, p. 541-43. Le témoignage de Joinville est l’une des plus anciennes attestations du pèlerinage de la Sainte-Baume, et a fait l’objet de nombreuses discussions.
[11] La plupart des informations que nous délivrons ici proviennent du site officiel des Dominicains de la Sainte-Baume : on y trouvera une chronologie exhaustive de l’histoire du site pour chaque siècle de son existence – ainsi qu’évidemment de nombreuses informations liées au culte de Marie-Madeleine. http://www.saintebaume.org/crbst_71.html
[12] Elle n’a subi aucun reboisement... même Brocéliande ne peut pas s’en prévaloir !
[13] La Tarasque apparaît par exemple dans la galerie Nord du cloître de l’abbaye de Montmajour (fondée en 948), sous la forme de deux têtes ornant des consoles de la galerie.
[14] Par ailleurs, depuis 2005, les fêtes de la Tarasque à Tarascon ont été proclamées, par l’UNESCO, comme faisant partie du patrimoine oral et immatériel de l’humanité…
[15] Toi, Seigneur Dieu de ma patrie, qui naquis parmi les pâtres, enflamme mes paroles et donne-moi du souffle ! Frédéric Mistral, Mirèio, Cant promier. L’image est une photographie prise de la grotte de Marie-Madeleine, dans le massif de la Sainte-Baume.
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