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Est-il encore besoin de justifier l’usage, s’agissant de l’Ancienne France, des termes de « constitution » ou de « constitutionnalisme » ? Sans doute, de telles notions, appliquées à l’ancienne monarchie peuvent surprendre ceux qui en sont restés à la définition péremptoire que les constituants de 89 donnèrent de la Constitution à l’article 16 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de constitution ». Cependant, elles s’accordent, au contraire, avec une définition objective de la Constitution définissant celle-ci comme le statut juridique de l’État. Désignant initialement, en droit romain, la norme édictée par le princeps, le mot « Constitution » est utilisé dans son acception contemporaine depuis la fin du XVIe siècle ; l’une des occurrences la plus ancienne datant de 1591. Il s’agit d’un pamphlet anonyme publié à Paris et intitulé : De la vraie et légitime constitution de l’État. Le glissement du sens romain au sens contemporain se trouve très probablement dans la Bulle d’Or édictée en 1356 par l’empereur Charles IV, loi édictée par l’empereur qui détermine le statut juridique de l’empire. Le parlement de Paris adopta le mot « constitution » dans des remontrances du 1er mars 1721 relatives au statut des Pairs du royaume ; la chancellerie royale l’employa dans une déclaration royale du 26 avril 1723 rappelant l’exclusion des princes légitimés exclus de la succession. Le terme « constitution » fut employé ici pour exprimer une réalité juridique beaucoup plus ancienne qualifiée jusque là par d’autres expressions : « Lois de l’État et du royaume » (Achille de Harlay, 1586), « lois fondamentales du royaume » (1575), « police du royaume » (Claude de Seyssel, 1515) ou encore « Statut du royaume » (Jean de Terrevermeille, 1419).
L’étude minutieuse des institutions de l’ancienne France porte à constater la réelle consistance d’un constitutionnalisme coutumier, c’est-à-dire d’un discours juridique et politique qui affirme l’existence d’un ordre constitutionnel qui tempère l’exercice de la souveraineté. Sans doute, une partie des règles fondamentales de l’ancienne France n’était pas coutumière et reposait sur des textes écrits, à l’instar des ordonnances relatives à la minorité royale et à l’inaliénabilité du Domaine de la Couronne. Cependant, la diversité de ses origines et l’importance jouée par le temps dans sa reconnaissance l’imprégnait d’un esprit coutumier. Le constitutionnalisme d’Ancien Régime était coutumier parce que son développement était coutumier, nourri au fil du temps, de la prise de conscience progressive et tâtonnante de son existence et de sa portée. Il reposait, notamment, sur la sanctuarisation de certains principes juridiques et politiques, qui, bien au-delà de la liste étroite communément donnée des « lois fondamentales », enrichissaient le trésor constitutionnel du royaume [1].
Si ce constitutionnalisme coutumier doit beaucoup à la transposition de principes et de concepts puisés dans le droit romain et le droit canonique [2], s’il fut étoffé par la rhétorique des cours souveraines [3], il puise initialement sa source dans l’idéal du roi justicier [4], mis en lumière à la fin de l’Antiquité par les Pères de l’Eglise, par S. Ambroise, S. Augustin, S. Grégoire et surtout de S. Isidore de Séville qui exhuma de l’Ancien testament les principes de la royauté sacrée, dans le but de christianiser, et donc de tempérer l’exercice du pouvoir, de substituer à l’esprit de domination un esprit de ministère, c’est-à-dire un esprit de service décliné ultérieurement dans les Miroirs de Prince.
En France, l’ordo du Sacre place le « devoir vraiment royal de rendre la justice [5] » au cœur de la mission du prince. Ainsi, avant de recevoir l’onction, le prince prend devant Dieu l’engagement solennel de conserver « le privilège canonique », « la loi et la justice » de chaque église, de conserver au peuple chrétien « la paix véritable », de « défendre inviolablement la souveraineté, les droits et la noblesse de la couronne de France », d’interdire « tous les pillages et toutes iniquités », de prescrire dans tous ses jugements « l’équité et la miséricorde ». Les oraisons prononcées lors de la bénédiction des regalia insistent pour que le prince « exerce la force de l’équité [et] détruise puissamment les crocs de l’injustice », pour que « toute équité et justice naissent sous son règne ». Les prières de la consécration demandent « qu’il marche toujours d’un pas sûr sur le chemin de la justice » et qu’ « il procure la paix de la droiture au peuple qui lui est confié », « toujours guidé par les conseils de la connaissance et l’équité du jugement » ; elles supplient Dieu de le coiffer « de la couronne de justice et de miséricorde » afin « qu’il dirige avec justice le peuple que tu lui as confié [6] ». Par delà les inévitables évolutions connues par l’institution monarchique au fil des siècles, l’idéal justicier de la royauté sacrée demeure avec constance.
De la justice, la royauté tire son éclat et sa force. « Justice est fermeté du trône royal », affirme Jean du Tillet [7]. La justice nourrit la légitimité du Roi. Elle fortifie son autorité. Écoutons le premier président Achille de Harlay : « Regere est recte agere, […] ce mot de régir, commander, gouverner contient en soi une nécessité de bien faire et rendre la justice également à un chacun sans faire dommage, ni donner incommodité à l’un plus qu’à l’autre […] Les Rois ont été crées de Dieu pour juger le peuple de Dieu […] Dieu donne les jugements au Roy, et la justice au fils du Roi instruit de l’esprit de prudence et de droiture pour bien gouverner et juger son peuple avec justice [8] ». Comment s’étonner dès lors que la justice conditionne, en fait, l’obéissance de ses sujets ? Or l’accomplissement de cette mission justicière implique que le Roi respecte le Droit, se soumette aux principes du droit naturel, recherche en toute chose l’équité. Dans La Monarchie de France, en 1515, Claude de Seyssel tenta d’enseigner au jeune François 1er l’équilibre subtil des institutions françaises. La puissance royale y est « réglée et réfrénée par bonnes lois, ordonnances et coutumes, lesquelles sont établies de telle sorte qu’à peine se peuvent rompre et annihiler », écrivait-il, et d’ajouter : « Et pour parler des dits freins par lesquels la puissance absolue des rois de France est réglée, j’en trouve trois principaux : le premier est la Religion ; le second, la Justice ; et le tiers, la police [9] ». Ces « freins » sont d’autant plus solides qu’ils sont les piliers sur lesquels repose le trône, comme devait le souligner un siècle plus tard Bernard de La Roche-Flavin dans Les Treize livres des Parlements de France : « Cette monarchie a deux principales bonnes et sûres brides, pour icelle tempérer, et empêcher qu’elle n’aille à l’abandon par la volonté effrénée d’un seul : à savoir la religion […] ; l’autre la justice, par laquelle sont leurs lois, édits, dons, grâces et aliénations modérées et tempérées. Et lesquelles la débonnaireté et prudence de nos princes n’a accoutumé d’estimer tant brides, que colonnes fermes, sur lesquelles leur puissance est sûrement appuyée, pour être plus ferme et durable [10] ». Que le Roi les méprise, ou donne l’impression de le faire, et, en raison même de cette infidélité au principe qu’il incarne, son trône vacillerait, comme l’éprouvèrent Charles IX, au lendemain du massacre de la Saint-Barthélemy, et Henri III, après l’exécution du duc et du cardinal de Guise.
L’esprit qui alimente ce constitutionnalisme coutumier et qui confère sa consistance propre à l’État de Justice de l’Ancienne France pourra dérouter les intelligences de notre troisième millénaire commençant régies par une autre forma mentis, gorgée de philosophie nominaliste, positiviste et contractualiste. Pourtant, force est de constater, par delà la rupture intellectuelle marquée par la modernité philosophique, l’existence de discrètes continuités qui témoignent du souci atemporel de tempérer ou d’encadrer par le respect du Droit l’exercice du pouvoir.
La « vertu de justice est le vray manteau Royal et ornement des Roys, qui les fait reluire et estre en admiration envers leurs subjets, et qui maintient les Monarchies en tout heur et prospérité [11] », souligne le baron de Bauffremont porte-parole de la noblesse aux premiers États-généraux de Blois.
Ainsi la justice est la première mission du Roi ; toutes les institutions de l’ancienne monarchie sont ordonnées au règne de l’équité. Prenant le contre-pied de Jean Bodin, Louis Le Caron écrit que « la justice est la première marque de la souveraineté [12] », celle qui englobe toutes les autres prérogatives régaliennes. La justice absorbe tout. Les représentants du Roi sont tous, avant tout, des officiers de justice. Administrer, gouverner ou légiférer consistent d’abord à juger ; à arbitrer une situation en équité. Tout est justice.
Être « fontaine de justice » implique de la part du Roi qu’il soit constamment guidé par le souci de « rendre à chacun la part juste » (Ulpien), qu’il cultive avec soin « l’art du bon et du juste » (Celse), ce qui le conduit nécessairement à se soumettre à certaines règles placées au dessus de sa volonté. Lieutenant du Christ, il doit essayer de l’imiter autant que faire ce peut. Or, le Christ lui-même n’a-t-il pas tenu « à accomplir jusqu’au dernier détail de la loi [13] » ? Dès lors, « les loix des Princes souverains ne peuvent altérer, ni changer les loix de Dieu et de nature [14] » , écrit le théoricien de la souveraineté Jean Bodin dans les Six livres de la République. Selon lui, la soumission au droit naturel est « la vraye marque [15] » de la monarchie royale ; c’est le trait qui la distingue de la « monarchie tyrannique » : « Le Monarque Royal est celuy, qui se rend aussi obéissant aux loix de nature, comme il desire les subjects estre envers luy, laissant la liberté naturelle, et la propriété des biens à chacun [16] ». L’enjeu est d’importance, car du respect que le Roi porte à la loi naturelle dépend la paix de son royaume : « Si donc les subjects obéissent aux loix du Roy, et le Roy aux loix de nature […] il s’ensuyvre une amitié mutuelle du Roy envers les subjects [17] » . Or l’amitié politique est considérée, depuis Aristote et Cicéron comme le lien qui fonde l’harmonie sociale et permet à la Cité de vivre en paix. Préserver, entretenir et fortifier cette amitié politique est l’une des préoccupations fondamentales de la politique royale [18]. L’on comprend, dès lors, l’importance de cette amitié dans la définition du bien commun et l’affirmation selon laquelle la prospérité du royaume dépend de la justice du Roi.
Du Droit naturel, souvent désigné par l’expression de « droite raison » employée par Cicéron dans De Republica, les jurisconsultes de l’ancienne France donnent une définition classique, thomiste : « Droict naturel est celluy que la nature a mis et enseigné en toute créature humaine [19] » explique le Grand coutumier de France. « La loi naturelle et divine est un rayon de lumière et un principe de la droite raison, que Dieu a imprimé dans le cœur de tous les hommes, et qui leur fait apercevoir les règles communes de la justice et de l’équité » écrit de son côté Claude de Ferrière [20]. Or le respect du droit naturel engendre spontanément le respect des droits des particuliers. Assurément, protéger les droits individuels des particuliers n’est pas l’objet de l’ordre constitutionnel de l’ancienne France. La société n’est pas un agrégat d’individus égaux détenteurs de droits subjectifs mais un royaume hérissé de communautés naturelles, toutes dotées de libertés particulières ; libertés placées sous la protection du Roi, qui doit gouverner son royaume comme un père sa famille ; ce qui crée un climat juridique très favorable à la protection concrète de la vie, de l’honneur et de la propriété des particuliers, que le monarque ne peut méconnaître gravement sans s’exposer à l’incompréhension de ses peuples, aux protestations des corps intermédiaires et aux remontrances des Parlements. Par ailleurs, l’idée de droits attachés aux individus n’est pas tout à fait absente du Droit de l’ancienne France. « Il est certain que par notre coutume, et à l’égard du public, et à l’égard des particuliers, les biens, les honneurs, et les dignités d’un chacun sont conservez », explique Gabriel Dupineau dans son commentaire de la coutume d’Anjou [21] ». Il arrive d’ailleurs qu’un droit individuel soit qualifié de « naturel ». Ainsi, dans la lettre du 23 janvier 1319 « portant que les serfs des Domaines du Roi seront affranchis en payant finance », Philippe V affirme, pour justifier cet affranchissement, que « selon le droit de nature chascun doit naistre frans » [22]. Lors de la rédaction de l’ordonnance criminelle, en 1670, le premier président du Parlement de Paris, Guillaume de Lamoignon, déclare, de son côté, que les droits de la défense relèvent du droit naturel. Ainsi, à propos de l’assistance de l’avocat, il rappelle que « ce conseil qu’on a accoutumé de donner aux accusés n’est point un privilège accordé par les ordonnances ni par les lois mais une liberté acquise par le droit naturel qui est plus ancien que toutes les lois humaines ». Lors de la mise en œuvre de la réforme du Parlement, en 1771, Louis XV déclara qu’il était « dans l’heureuse impuissance » de porter atteinte « à la vie, à l’honneur et à la propriété » de ses sujets.
Outre le droit naturel, le Roi est soumis au respect des « lois, ordonnances et louables coutumes de France [23] » (Claude de Seyssel), de « la loy ancienne du royaume [24] » (Chancelier de L’Hospital), de la « loy et constitution de ce Royaume [25] » (Christophe de Thou), des « lois fondamentales de l’État [26] » (Charles Loyseau). La diversité des expressions employées témoigne de la nature coutumière de cet ordre constitutionnel dont le contenu précis n’est pas aisé à inventorier. Pour ce faire, il faut puiser dans des sources variées (ordonnances royales, discours des Rois et de leurs chanceliers, rituels du sacre, procès-verbaux des Lits de Justice, remontrances parlementaires, constitutions provinciales, écrits des grands juristes), sources qui coexistent plus ou moins harmonieusement. Contrairement à une idée reçue, la plupart de ces principes fondamentaux reposent sur des textes ou du moins ont fait l’objet d’une transcription. C’est le cas, par exemple, de la coutume successorale de primogéniture masculine, qui est présentée dans les ordonnances de 1375, 1403 et 1407 relatives à la minorité royale comme un « droit de nature ». Le trésor constitutionnel de l’Ancienne France est d’une richesse souvent sous-estimée. Son objet est de garantir l’indépendance de la Couronne, ainsi que le règne de la justice, condition d’une paix véritable dans le royaume. Il ne comprend pas seulement les principes de dévolution de la couronne et d’inaliénabilité du domaine, mais aussi les libertés de l’Église gallicane, même si royauté, Parlements et Clergé divergent sur le contenu de ces libertés. Il comprend également plusieurs principes généraux qui sont la philosophie du régime et que les Parlements appellent au XVIIIe siècle les « maximes du royaume ». À savoir l’idée que le royaume est un corps dont le Roi est la tête et chaque corps intermédiaire, ordres, provinces, villes et corporations, un membre [27], que chaque corps est détenteur de libertés et de droits particuliers dont le Roi est le protecteur. Il comprend un cérémonial [28] qui règle chaque Sacre, chaque Lit de Justice, chaque Entrée royale établissant les rangs et préséances de chaque corps et de chaque dignitaire [29]. Il repose enfin sur la conviction que le Roi, pour faire régner l’équité, doit toujours gouverner en s’entourant du conseil d’hommes sages et prudents, dont font partie le Chancelier de France et les membres du Parlement de Paris, pairs du royaume et juristes ; lits de Justice, assemblées d’États et assemblées de notables étant les expressions les plus solennelles de ce gouvernement par conseil. Or, cette règle fondamentale du gouvernement par conseil eut également d’abondantes implications constitutionnelles.
Le Roi « a des conseillers, les uns nés, les autres faits, sans l’assistance desquels il ne doit rien faire, puisqu’en sa personne il reconnaît toutes les infirmités qu’ont les autres hommes [30] », écrit Guy Coquille. « Source de sagesse », le conseil est « l’âme et le nerf du gouvernement [31] ». « Le caractère propre » de la royauté française « est l’esprit de conseil, de justice et de raison », confirme Louis XV lors de la Séance de la Flagellation [32]. Principe dont les mérites sont soulignés depuis les temps les plus reculées de la Monarchie, le gouvernement par conseil apparaît comme la moyen indispensable, pour le Roi, de se prémunir contre le risque, bien réel, de décisions injustes et déraisonnables. Si les modalités de ce gouvernement par conseil ont pu varier selon les circonstances et les règnes, aucun roi n’a pas pris le risque de s’en affranchir. Ainsi, à propos de Louis XIV, le duc de Saint-Simon rappelle dans ses Mémoires, à plusieurs reprises, que le Roi Soleil avait pour « constante coutume » de suivre l’avis de ses conseillers ; que le Roi usât de « son droit de décisions » était tellement exceptionnel que le mémorialiste estimait nécessaire de s’y attarder. Ainsi, à l’année 1700, à propos d’un procès opposant l’évêque de Chartres à ses chanoines, évoqué devant le conseil des Dépêches, « le Roi fit […] ce qu’il n’a pas fait cinq ou six fois dans sa vie », écrit-il : trancher contre l’avis de son conseil ; et Saint-Simon de nous montrer Louis XIV prenant soin d’argumenter pour justifier sa décision [33].
L’une des expressions les plus solennelles de ce principe est le Lit de Justice, assemblée de la sanior et maior pars du royaume réunie habituellement au Parlement de Paris, « accoutumé [e] estre pour chose concernant universellement l’Estat du Roy » comme le rappelle Théodore Godefroy, jugements de grands personnages accusés de crimes de lèse-majesté, à l’instar du connétable de Bourbon, ou délibérations intéressant l’ordre constitutionnel du royaume, comme le montrent les Lits de Justice tenus en 1375, 1392, 1403 et 1407 avant l’édiction des ordonnances sur la minorité royale, ainsi que celui de 1527 tenu pour examiner le traité de Madrid.
Parmi les multiples expressions connues, cette règle du gouvernement par conseil fonde le rôle que le Chancelier, en sa qualité de garde des sceaux, est appelé jouer lors de l’élaboration et de l’authentification des lettres patentes dont il doit vérifier, avant de les sceller, la conformité à « la droite raison et à la justice ». Cette règle fonde également le rôle constitutionnel confié par la royauté aux cours souveraines. Dans l’ordonnance du 18 juillet 1318, Philippe V demandait à la Chambre des Comptes de l’aviser des lettres que le Chancelier aurait scellées bien qu’elles aliénassent les biens de la couronne [34]. L’ordonnance de Bourges datée du 16 novembre suivant renouvelait cette exhortation [35]. Deux ans plus tard, l’ordonnance de Vivier en Brie confiait à la Chambre des Comptes le soin d’exercer un contrôle sur les actes du Roi, afin de protéger le Roi « de l’importunité des requérants » [36]. Si le principe de la vérification était alors réservé au cas spécifique de l’inaliénabilité du domaine, il ne tarda pas à acquérir une portée générale. En décembre 1344, Philippe VI ordonnait au Parlement « de ne pas obéir ni obtempérer de quelque manière que ce soit » aux « lettres de solliciteurs importuns, à partir desquelles ou par lesquelles le droit d’une partie est grandement lésé, ce qui nous déplaît » et « déclarer » ces lettres « nulles, iniques, ou subreptices et de les annuler même, si cela leur paraît expédient ». Et de leur demander d’en référer à lui afin « qu’ils éclairent notre conscience sur ce qui leur paraîtra raisonnable de faire [37] ». Confirmée de règne en règne, cette règle devait fonder l’existence du droit de remontrances, devoir de conseil utilisé par les cours souveraines pour attirer l’attention du Roi, sur les inconvénients qu’il y aurait à appliquer sans modification préalable ses ordres. Se considérant comme le « Sénat du royaume », pars corporis regis, représentant la majesté du Roi [38] le Parlement eut dès lors à cœur à rappeler au Roi, comme le fit le premier président Charles Guillart en 1527 : « Nous ne voulons révocquer en doubte ou disputer de votre puissance. Ce serait espèce de sacrilège, et sçavons bien que vous êtes parsus les loix et que les loix et ordonnances ne peuvent vous contraindre […] Mais entendons dire que vous ne voulez ou ne debvez pas vouloir tout ce que vous pouvez, ains [mais] seulement ce qui est en raison bon et équitable, qui n’est autre que la justice [39] ».
De là tout un argumentaire juridique forgé au fil des remontrances permit d’approfondir la portée du constitutionnalisme français et de lui donner une consistance plus grande. Reprenant la constitution « Digna Vox », édictée par les empereurs Théodose II et Valentinien III en 429, qui affirmait : « C’est une parole digne de la majesté de celui qui règne, que le prince se déclare lui-même soumis à la Loi [40] », les juristes soulignèrent la nécessaire soumission du Roi, par delà sa « pleine puissance » et « certaine science », à la « civilité » du Droit. Relevons par exemple cette phrase du Chancelier Olivier : « La vraye et solide gloire du Roi est de soumettre sa hauteur et majesté à Justice, à rectitude et à l’observance de ses ordonnances [41] » De son côté, Etienne Pasquier loue les « Roys (ausquels Dieu a donné toute puissance absolue) » d’avoir « d’ancienne institution voulu réduire leurs volontés sous la civilité de la loy [42] ». Cette soumission au droit se combinait avec l’affirmation de l’autorité souveraine du Roi. Le Roi ne se soumettait pas au Droit parce qu’il y était contraint par une procédure juridique positive, il s’y soumettait pour se conformer aux devoirs qui lui incombaient, s’exposant s’il devait passer outre à perdre l’amitié et la confiance de ses peuples, et donc à voir son autorité morale diminuée, comme l’éprouvèrent Charles IX et Henri III. Les hauts magistrats n’étaient que des conseillers tenant leur puissance du Roi seul mais, « prêtres de la justice », jaloux de leur honneur et de l’honneur du prince qu’ils servaient, rendus indépendants par l’inamovibilité des offices, ils ne se départissaient jamais d’une respectueuse insistance, rappelant, à temps et à contretemps, ce qu’ils estimaient être les exigences de « la droite raison et de la justice ». Toute la force de ce contrôle de civilité résidait dans l’autorité des principes moraux en jeu.
Dans un deuxième temps, le Parlement de Paris a opéré une distinction entre les lois du Roi et les lois du Royaume, affirmant l’existence d’une véritable hiérarchie des normes soumettant les lois du Roi au respect des lois du Royaume : « Il y a deux lois. La Loy des Roys. La Loy du Royaume. Quand à la loy que les Roys font, elle est muable, et peut estre changée, selon que les affaires le requièrent, et l’inclination des Roys pour la variété des temps et circonstances, si incommodité y a les muent et changent comme bon leur semble. Mais quant à la loy du royaume qui a esté devant les Roys : elle sera éternelle et perpétuelle [43] ». Cette distinction fut marquée par le premier président Christophe de Thou le 4 février 1575 à propos de lettres aliénant certaines biens du domaine. Le 4 juillet 1581, il déclarait, à propos de vingt-six édits bursaux, que « selon la loi du roi, qui est son absolue puissance, les édits pouvaient passer, mais que selon la loi du royaume qui était la raison et l’équité, ils ne devaient ni ne pouvaient être publiés [44] ». Cinq plus tard, son successeur, le premier président Achille de Harlay reprit cette démonstration en plaçant cette fois-ci parmi les lois du Royaume le principe selon lequel « une loy n’est point réputée loy, une ordonnance tenue pour ordonnance, qu’elle n’aye esté apportée en ce lieu qui est le consistoire des roys et du royaume deliberee, publiee et registree [45] ».
La crise politique qui accompagna, et que révélèrent tout à la fois, les guerres de Religion, contribua puissamment à l’enrichissement de cette réflexion constitutionnelle. De la réflexion doctrinale très riche qui marqua les années 1570 et 1580, au lendemain du massacre de la Saint-Barthélemy, et aux abords des assemblées d’Etats généraux tenues à Blois en 1576 et en 1588 germèrent quelques-uns des concepts fondamentaux de notre droit constitutionnel contemporain. Expression du gouvernement par conseil, les Etats généraux tentèrent, à plusieurs reprises, de s’arroger un rôle constitutionnel de tout premier ordre, préfiguration lointaine de la conquête de souveraineté opérée en juin-juillet 1789. Nul document n’en témoigne mieux que les Instructions données le 15 février 1577 par les députés des trois ordres à une ambassade dépêchée par eux auprès du Roi de Navarre [46] ». Ces Instructions définissent la vérification opérée par les Parlements sur les lettres du Roi comme un véritable contrôle juridictionnelle de constitutionnalité. Il y est affirmé, à tort, que les Parlements « ont pouvoir suspendre, moddifier et refuser les Édits ». En outre, ces Instructions placent le principe de catholicité au-dessus des autres lois fondamentales, lui conférant une portée que l’on qualifierait aujourd’hui de supra-constitutionnelle. Enfin, elles affirment que les lois du Royaume « ne peuvent estre faites que es generalles assemblées […] du Royaume […] avec le commun accord et consentement des trois estats. […] aussi depuis ne peuvent estre changées et innovées que avec l’accord et commun consentement des trois Estats ». Cette affirmation annonçait clairement l’idée du pouvoir constituant et envisageait les lois fondamentales du royaume comme des lois positives, les faisant ainsi changer de nature. Si de telles idées devaient beaucoup aux Monarchomaques protestants, à François Hotman et à Théodore de Bèze, elles n’en furent pas moins reprises en 1588 par les catholiques de la sainte Ligue [47] ». Henri III lui-même y sacrifia à l’occasion : ainsi, lors de l’ouverture des États généraux de 1588, évoquant l’édit d’Union, le Roi déclara : « Je suis d’avis que nous en facions l’une des Loix fondamentales du Royaume [48] ».
La logique positiviste qui tend à s’insinuer alors dans la réflexion constitutionnelle tient pour une part à la crise de confiance qui entoura, au cœur des guerres de religion, une royauté perçue par une partie de la population infidèle à ses missions fondamentales. Il tient par ailleurs à l’influence exercée dans les esprits par le nominalisme qui devait s’imposer bientôt comme l’un des traits les plus saillants de la modernité philosophique. Eprouvant les limites d’un Etat de Justice fondée sur la vertu du prince et sur l’esprit d’équité, les contemporains de Charles IX et d’Henri III ont cherché à se prémunir contre le risque d’une dérive tyrannique de l’exercice du pouvoir par l’affirmation de procédures plus rigides. Un peu plus de quatre siècles plus tard, la crise politique et sociale que traverse la Ve République fait ressentir, à l’inverse, les limites d’un constitutionnalisme fondé sur le respect de procédures juridiques préétablies qui ignorent, volontairement, l’esprit d’équité et l’importance de la justice dans le règne d’une véritable paix sociale. La disparition de cet esprit d’équité et de cette finalité justicière se fait sentir, nuisant en définitive autant à l’amitié politique qu’à l’auctoritas des institutions publiques.
[1] Nous nous appuyons pour une large part sur les conclusions de notre thèse : Conserver l’ordre constitutionnel (XVIe-XIXe siècle) ; les organes, les discours, les procédés juridiques, Paris, LGDJ, 2011.
[2] Laurent Fonbaustier, Modèles ecclésiologiques et droit constitutionnel. L’institution de la responsabilité des gouvernants, thèse, Paris II, 1998.
[3] Jacques Krynen, L’idéologie de la magistrature ancienne, Paris, Gallimard, 2009.
[4] Jacques Krynen, L’Empire du Roi, Paris, Gallimard, 1993 ; Guillaume Bergerot, La fonction judiciaire du Roi sous Louis VI, Louis VII et Philippe II, thèse, Paris II, 2019.
[5] Selon les termes employés par Louis XV lors de la séance de la Flagellation.
[6] Patrick Demouy, La Sacre du Roi, pp. 178 et s.
[7] Jean du Tillet, Recueil des Roys de France, Paris, 1602, p. 178.
[8] B.N.F. Ms. Fr. 10939 fol. 393-394.
[9] Claude de Seyssel, La Monarchie de France, Paris, 1961, p. 115.
[10] Bernard de La Roche-Flavin, Les Treize livres des Parlements de France, Toulouse, 1617, XIII, XVII, 924.
[11] Baron de Bauffremont, Proposition de la noblesse de France, p. 10.
[12] Louis Le Caron, Pandectes ou digeste du droit français, Paris, 1607, p. 5.
[13] Mathieu, V, 18.
[14] Jean Bodin, Les Six livres de la République, L. I, Ch. VIII.
[15] Bodin, Les Six livres de la République, L. II, Ch. III.
[16] Bodin, Les Six livres de la République, L. II, Ch. III.
[17] Bodin, Les Six livres de la République, L. II, Ch. III.
[18] Guillaume Bergerot, Le pouvoir judiciaire du Roi au XIIe siècle, thèse, Paris II, 2019.
[19] Grand coutumier de France, Livre II, chapitre II, p. 190.
[20] Claude de Ferrière, Dictionnaire de Droit et de Pratique, t. II, « Loi naturelle et divine ».
[21] Dupineau, « Epistre à Messieurs les officiers du siège présidial d’Angers,…
[22] Ordonnances des Rois de France, Paris, 1811, t. I, p. 653.
[23] Claude de Seyssel, La Monarchie de France, Paris, Librairie d’Argences, 1961, p. 154.
[24] Chancelier L’Hospital, « Harangue aux États d’Orléans », Œuvres complètes, Paris, 1824, t. I, p. 389.
[25] Premier président Christophe de Thou, « Remontrances faites au Roy par le Cour de Parlement, sur plusieurs édits du 4e mars 1575 », Remontrances faites aux Rois de France par les Parlements depuis 1539 jusqu’en 1630, B.N.F., ms. fr., p. 395 recto.
[26] Charles Loyseau, Traité des Seigneuries, Paris, 1610, p. 15.
[27] Jean Barbey, La Fonction royale, pp. 157-242.
[28] Théodore Godefroy, Le cérémonial français, Paris, 1re édition, 1619 ; 2e édition, 1649.
[29] Raphaël Fournier, Les rangs et préséances comme objet de l’histoire constitutionnelle, VIIIe Congrès français de droit constitutionnel, AFDC, Nancy, 16-18 juin 2011.
[30] Guy Coquille, « Institution au Droit des Français », Œuvres, t. II, p. 2.
[31] Pierre Dupuy, Traité de la Majorité de nos Rois et des Régences du royaume, t. II, p. 371. La formule est employée par Omer Talon lors du Lit de Justice du 18 mai 1643.
[32] Jules Flammermont, Remontrances du Parlement de Paris, t. II, p. 557.
[33] Duc de Saint-Simon, Mémoires, Paris, Pléiade, 1986, t. I, pp. 733-734.
[34] Ordonnances des roys de France…, t. I, p. 660. Le paragraphe 21 de l’ordonnance est rédigé ainsi : « Le dit Chancelier ne scellera nulles lettres faites contre ces ordonnances des ores en avant. Et se par erreur aucunes lettres se passaient, Nous voulons que se elles viennent en la cognoissance des gens des comptes, que il les retiegnent, et qu’il nous en avisent avant que il les passent, ne que il les rendent ».
[35] Article 25 de l’ordonnance : « Nous ne voullons que dores en avant nostre Chancelier scelle nulles lettres contre nos ordonnances dessus dites. Et défendons à touz ceuls, par qui nos letres se doyent passer, que il ne se passent nulles contre nos ordonnances, et qu’il ne nous conseille nulles à passer contre elles. Et se par erreur aucunes en passaient par devers nostre Chancelier, nous voulons que se elles venaient à la cognoissane de nos gens des Comptes, qui les retiegnent, et l’en avise, avant qu’il les passent, ne qu’il les rendent » (Ordonnances des roys de France…, t. I).
[36] Ordonnances des roys de France…, t. I, p. 706 : Le paragraphe 25 de l’ordonnance est rédigé ainsi : « Nous voulons et ordonnons, établissons et commandons, que les choses susdites, toutes et chacunes d’iceles soient tenuës, gardées et accomplies fermement sans enfreindre ni venir en contre. Et se il avenait que par erreur, ou oubliance, si comme aucune fois avient, nous passissons, ou octoissons aucune chose contre la teneur ou l’entente de nos ordonnances dessus dite, nous voulons qu’il ne soit mis à exeqution mes soit délayé et retardé jusqu’à tant que de ce on nous ait avisé pour en dire et éclaircir nostre final entente, et ce meismes entendons nous de toutes nos ordonnances ».
[37] Ordonnances des roys de France…, t. II, pp. 211 et 217 (paragraphe 10 de l’ordonnance) : « Item, quia sepe contingit, quod plures literae per importunitatem petentium, et quanquam per inadvertentiam a Nobis impetrantur, ex quibus, vel per quas, jus partis enormiter laeditur, quod nobis displicet. Volumus, ac etiam Praecipimus, prout etiam in propria Persona recolimus, nos pluries gentibus, seu Magistris Parlamenti dixisse, ac etiam injunxisse, ut talibus literis in laesionem juris partium, sic concessis, non obediant, vel etiam obtemperent quoquomodo imo eas nullas, iniquas, vel subreptitias pronuntient, ac annullent, vel si eis expediens videatur, secundum naturam causae, vel formam literarum. Nobis super hoc referant, et nostram advisent conscientiam, super hoc quod videbitur rationabiliter faciendum » (p. 217).
[38] Jacques Krynen, « Qu’est-ce qu’un Parlement qui représente le roi ? », in Bernard Durand et Laurent Mayali, Excerptiones juris : Studies in Honor of André Gouron, The Robbins Collection, 2000, pp. 353-366.
[39] Charles Guillart, Harangue (24 juillet 1527), ms. fr. 2762, folio 12 ; Cf. également Isambert, Recueil…, t. XII, pp. 277-278.
[40] Jean-Marie Carbasse et Guillaume Leyte, L’État royal (XIIe -XVIIIe siècle). Une anthologie, p. 10.
[41] Pierre Dupuy, Traité de la Majorité de nos Rois et des Régences du royaume, Amsterdam, 1722, t. II, p. 450. Cette citation est extraite d’une harangue prononcée le 2 juillet 1549 devant le Parlement de Paris.
[42] Etienne Pasquier, Les œuvres d’Estienne Pasquier, t. I, Amsterdam, 1723, p. 66.
[43] Christophe de Thou, « Remontrances faites au Roy par le Cour de Parlement, sur plusieurs édits du 4e mars 1575 », Remontrances faites aux Rois de France par les Parlements depuis 1539 jusqu’en 1630, B.N.F., Manuscrits français 4398, p. 397 verso.
[44] Pierre de L’Estoile, Journal d’Henri III, 1581-1586, p. 12.
[45] Harangues, remonstrances et Oraisons funèbres aux Roys Henry III, Henri IV et Louys XIII, B.N.F., Manuscrits français, 4397, folio 48 verso.
[46] « Instruction des gens des trois estats du Royaume de France assemblés sous l’autorité et mandement du Roy en sa ville de Blois baillée icelle instruction à M. l’archevêque de Vienne, à M. de Rubempré chevalier de l’ordre du Roy et à M. Mesnagere, général des finances du Languedoc envoyez vers le Roy de Navarre », in Pierre de Blanchefort, Compte de mes actions et recueils depuis la proclamation des Estats tenus à Blois […] par moy Pierre de Banchefort député de la Noblesse des pays de Nivernais et Donzyois, B.N.F, Ms. fr. 16250, folios 318 et suivants.
[47] Cf. notre communication : « La pensée constitutionnelle des États généraux de 1577 », Association française de droit constitutionnel, congrès de Nancy, juin 2011.
[48] Harangue ou proposition du Roy […] prononcé à l’assemblée des trois États généraux de son royaume en sa ville de Blois.
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