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Certains disent qu’il n’existe pas de politique pascalienne, d’autres qu’elle existe mais demeure incohérente, d’autres enfin la considèrent comme peu originale. Pourtant, la théorie politique de Pascal existe bien, elle est cohérente et elle se démarque par son originalité. Seulement, elle nous dérange ; car Pascal dérange. Il rabaisse trop la raison pour être un Classique et aime trop la vérité pour être un Moderne. Les humanistes, avec Maritain, blâment son cynisme ; les positivistes, avec Maurras, lui reprochent d’analyser une réalité politique en termes de morale ; les monarchistes enfin répugnent à sa critique des lois fondamentales. Il déplaît aux conservateurs en mettant l’usurpation à l’origine du pouvoir et mécontente les révolutionnaires en prêchant la soumission. En définitive, il est pour la plupart semblable à Montaigne : impénétrable. Si Pascal rechigne à s’occuper des affaires publiques, ce n’est pas par dédain mais par respect. Davantage que la critique et la flatterie, la politique réclame un « sage silence » disait Saint-Cyran.
Si Pascal n’a pas d’ambition politique, il est certain en tout cas que celle pratiquée par Richelieu ne fut pas pour lui un idéal de sagesse, lui qui « ne pouvait souffrir que des personnes sur qui il formait des desseins quittassent le monde et renonçassent ainsi aux emplois où il voulait les élever » [1]] (et qui, pour cette raison, fit enfermer Saint-Cyran), lui qui « condamn[a] tant d’Espagnols à la mort » (fr 296) [2]]. Cette politique, réprouvée par les gens de Port-Royal parce que trop machiavélique, naît d’un débat théologique qui oppose ces derniers au ministre de Louis XIII. La politique menée par Richelieu trouve son origine dans l’attrition, qui est le regret des péchés par peur de l’Enfer. Les Jansénistes prônent quant à eux la contrition, qui est le regret des péchés par amour de Dieu. Dans le second cas, c’est donc l’honnête, autrement dit la justice, qui est recherchée alors que dans le premier, c’est l’intérêt personnel, et donc l’utile, qui prévaut. En cela, les Jansénistes s’inscrivent dans une conception classique de la justice.
La politique pascalienne ne se construit donc pas en opposition avec la théorie classique ; mais en revanche, elle diffère de celle-ci en ce qu’elle ne part plus de la nature mais de l’homme, à la fois infiniment grand et misérable. C’est ce que Jean Mesnard appellera le double radicalisme de Pascal. La misère extrême de l’homme sans Dieu fait de lui un être incapable d’atteindre la justice, d’une part parce que sa raison est corrompue et d’autre part parce que la diversité des contextes et des cas empêche quiconque de rendre justice en vérité. Cependant, l’homme est grand en ceci qu’il est capable de Dieu et puisque « deux lois servent pour régler la république chrétienne, mieux que toutes les lois politiques : l’amour de Dieu et l’amour du prochain » (fr 484), la solution serait de régir la société humaine et religieuse avec ces deux lois. En d’autres termes, la Révélation change l’extrême de côté en faisant basculer l’homme d’un état de misère à un état de grandeur. Le Christ ayant prêché l’amour du prochain, l’amour de soi peut alors mener à une sorte de salut dès lors qu’il participe à une justice qui le rend désintéressé, ce qui semble difficilement réalisable dans la société pratique qui, elle, est commandée par la force.
Le juste milieu serait une sorte de justice provisoire à l’échelle humaine (idée développée dans la liasse Raison des effets). Pour Pascal, il n’existe à l’origine de la société aucun contrat social mais seulement la force. Tous les hommes voulant dominer (libido dominandi), il est nécessaire qu’un parti impose sa puissance ; une fois établi, celui-ci met en place des lois, principalement pour permettre d’assurer la transmission du pouvoir, « les uns la remettent à l’élection des peuples, les autres à la succession de naissance » (fr 304). C’est alors que l’imagination prend le relai de la force pure. Certes il existe pour Pascal des loi naturelles essentiellement justes - que Dieu a révélées (« qu’y a-t-il de plus naturel que ce sentiment qu’un particulier n’a pas droit sur la vie d’un autre ? » déclare Pascal dans la quatorzième Provinciale, notons que ces lettres évoquent à plusieurs reprises la loi naturelle) - mais la raison, corrompue par la concupiscence, les a fait perdre de vue. Ainsi l’imagination, cet ennemi de la raison, « a établi dans l’homme une seconde nature, […] si les docteurs n’eussent de bonnet carrés et des robes trop amples de quatre parties, […] s’ils avaient la véritable justice et si les médecins avaient le vrai art de guérir, ils n’auraient que faire de bonnets carrés ; la majesté de ces sciences serait assez vénérable d’elle-même, mais n’ayant que des sciences imaginaires, il faut qu’ils prennent ces vains instruments qui frappent l’imagination […] » (fr 83). La misologie de Pascal n’a d’égale que celle de Montaigne.
Force et justice sont donc deux réalités hétérogènes et distinctes, elles diffèrent d’ordre. Cependant, elles ont besoin l’une de l’autre car « la justice sans la force est impuissante, la force sans la justice est tyrannique. » (fr 298) Il faut donc subordonner l’une à l’autre ; et comme on obéit plus facilement à la force qu’à la justice, soumettre la première à la deuxième est impossible, car le fort n’aime pas subir des lois étrangères (fussent-elles justes). « Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. » (fr 298) Partant, l’Etat doit se maintenir dans les limites d’une certaine équité. Cette posture peut paraître précaire mais elle est juste en ce sens que l’Etat permet alors de faire respecter l’ordre social, d’éviter les guerres civiles, qui sont « le plus grand des maux ». Il ne s’agit pas de violence, qui serait un abandon total de la justice, mais de force autorisée.
A la paix, Pascal sacrifie donc la justice. Son réalisme extrême sur la condition des hommes l’a empêché de considérer que les lois supérieures pouvaient être accessibles à la raison ; Cette dévalorisation des lois universelles par la considération des exceptions particulières fut vivement critiquée par Maritain ; peut-être que les gens du peuple ne savent pas ce qu’est l’homme « mais lui-même en revanche, dira Maritain, il méconnaît la loi essentielle […] et méconnaître cette loi, c’est aussi ignorer l’homme. » [3]] Ce pessimisme de Pascal trouve sa source dans la théologie janséniste selon laquelle toutes les institutions, toutes les hiérarchies étant corrompues, la justice du Ciel ne se peut laisser trouver sur la terre. Voilà donc réunis le plus pessimiste des jansénistes et le plus utopique des théoriciens de la Révolution ! Voilà Pascal et Rousseau d’accord sur ce point central : il n’existe pas de justice terrestre. Cependant, là où le Genevois en déduit qu’il faut rebâtir tout l’ordre social, coûte que coûte, pour retrouver cette justice perdue (Contrat social), Pascal, lui, conclut qu’il ne faut rien changer à cet état car « c’est un jeu sûr pour tout perdre ; rien ne sera juste à cette balance » (fr 294).
Il faut donc garder pour juste ce qui est établi pour cette seule raison que c’est établi. A la suite de Montaigne qui déclarait que « l’excellente et meilleure police est à chacune nation celle sous laquelle elle s’est maintenue » [4], Pascal ajoute : « Qu’y a-t-il de moins raisonnable que de choisir, pour gouverner un État, le premier fils d’une reine ? Mais […] qui choisira-t-on ? Le plus vertueux et le plus habile ? Nous voilà incontinent aux mains, chacun prétend être ce plus vertueux et ce plus habile. Attachons donc cette qualité à quelque chose d’incontestable. C’est le fils aîné du roi ; cela est net ; il n’y a point de dispute. La raison ne peut mieux faire car la guerre civile est le plus grand des maux. » (fr 320)
Pascal ne relativise donc pas. Au contraire, il prône un conservatisme radical ; il ne pose pas qu’il n’y a point de justice dans la nature, il constate qu’elle est absolument inaccessible. En définitive, le plus sûr moyen de faire régner la justice est de se cantonner à respecter la coutume, « l’un dit que l’essence de la justice est l’autorité du législateur, l’autre la commodité du souverain, l’autre la coutume présente, et c’est le plus sûr. » (fr 294) Ainsi, les tenants d’une loi naturelle et universelle qui serait accessible à la raison se trompent, non seulement parce que l’histoire montre que les lois ont toujours varié d’un pays à l’autre, comme elles ont toujours évolué au sein d’un même pays, mais encore parce que si cette justice universelle était accessible à l’homme, son éclat eût assujetti tous les peuples de la terre. Et Pascal de constater : « Trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence. Un méridien décide de la vérité. […] Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà » (fr 294). La coutume à laquelle on doit obéir n’est cependant pas une loi totalement figée, qui laisserait alors libre cours à l’injustice, lorsque Pascal déclare que « tout a eu sa place entre les actions vertueuses » (fr 294), il n’est pas question pour lui de légitimer une telle réalité ; il est fort possible qu’une action soit admirée et louée par les hommes tout en étant condamnée par la justice. De plus, s’il n’est pas possible de découvrir la loi naturelle par la raison, l’on peut néanmoins qualifier certaines lois de contraires à la nature.
Ces principes ne peuvent donc pas être considérés comme préfigurant la raison d’Etat. Ils n’ont pas fini par trouver, comme le dira Maritain, « dans le despotisme éclairé du siècle suivant je ne sais quelle dérisoire réalisation » [5]. Ils sont au contraire une réaction à la politique de l’époque qui, déjà imprégnée de modernité à travers le machiavélisme de Richelieu et la laïcisation de la politique, avait rompu avec la tradition aristotélo-thomiste. En vérité, Pascal, dont on sait que « n’ayant point lu les Pères de l’Eglise, il avait lui-même par la pénétration de son esprit trouvé les mêmes vérités qu’ils avaient trouvées » [6], ne se sépare pas du naturalisme classique mais c’est justement parce qu’il a pressenti le rationalisme politique qu’il met la raison à genoux. De plus, si elle se détache, dans la pratique, de la considération aristotélicienne de la nature ainsi que de la conception thomiste du pouvoir divin, la doctrine pascalienne révèle en revanche que tout ce qui introduira une certaine fixité en matière sociale sera positif pour le maintien de la paix civile, qui est le souverain bien. Certains rapprochent le réalisme pascalien de celui d’un Hobbes. Mais là où ce dernier prône un despotisme étatique, Pascal au contraire n’a de cesse de mépriser, chez l’homme, les grandeurs de la chair : « s’il se vante, je l’abaisse, s’il s’abaisse, je le vante ; et le contredis toujours, jusqu’à ce qu’il comprenne qu’il est un monstre incompréhensible » (fr 420).
Le pouvoir est en somme désiré par la concupiscence, obtenu par la force et perpétué par l’imagination. Pour autant, mieux vaut obéir à un tel pouvoir plutôt que de vouloir refonder l’ordre social sur la raison.
Ainsi, et contrairement à ce que l’on pourrait croire, il y a une théorie complète de la justice dans les Pensées et l’on sait que l’ « une des choses sur laquelle feu M. Pascal avait plus de vues était l’instruction d’un Prince. (…) On lui a souvent ouï dire qu’il n’y avait rien à quoi il désirât plus de contribuer s’il y était engagé et qu’il sacrifierait volontiers sa vie pour une chose si importante. » [7]] En lisant ces lignes de Nicole, l’on constate combien la politique était un sujet important aux yeux de l’auteur des Pensées. Seulement, elle ne correspond pas à ce qu’on a coutume de voir dans les systèmes clos des théoriciens politiques. C’est que Pascal, comme toujours, part de l’homme, l’homme seul, face à un Dieu caché. Et comme toujours, Pascal se situe sur un îlot isolé, duquel on ne saurait le retirer.
Simon-Pierre Courlet de Vregille
[1] Claude Lancelot, Mémoires touchant la vie de M. de Saint-Cyran [1738
[2] Edition de référence : Léon Brunschvicg, Pensées [1897
[3] Jacques Maritain, Réflexions sur l’intelligence et sur sa vie propre [1924
[4] Michel de Montaigne, Essais, III, 9
[5] Jacques Maritain, op. cit.
[6] Louis-Isaac Lemaistre de Sacy, Entretien de M. Pascal et M. de Sacy, sur la lecture d’Epictète et de Montaigne
[7] Pierre Nicole, De l’éducation d’un Prince [1670
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