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« Car il y a un seul Dieu et un seul médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus, homme lui-même » (1Tm 2,5). Mais quel médiateur entre le Christ et les hommes ? Pour un catholique du XXIe siècle, la réponse est évidente : les saints dans le ciel, qui transportent nos prières auprès du Christ ; le prêtre sur la terre qui nous transmet la grâce de Dieu par les sacrements. Mais au cours du premier millénaire, dans la partie orientale de la Chrétienté qui devint plus tard le monde orthodoxe, la réponse est plus complexe, du moins plurielle. Le prêtre, en effet, n’est pas le seul intermédiaire sur la terre entre Dieu et les hommes. Il y a aussi l’empereur, revêtu de pourpre, et le moine, revêtu de bure.

L’ambition impériale de se poser comme intermédiaire entre Dieu et son peuple remonte à Constantin lui-même. Eusèbe de Césarée présente celui-ci comme un « évêque du dehors » mais sa Vita Constantini nous montre que le premier empereur chrétien avait une vision bien plus haute de la basileia. Il suffit de voir, pour s’en rendre compte, le projet originel qu’avait imaginé Constantin pour son mausolée. Le fondateur de Constantinople voulait être enterré dans l’église des Saints-Apôtres qui devint, par la suite, le mausolée de la plupart des empereurs qui se sont succédé. Le patronage de l’église, choisie pour accueillir la dépouille de Constantin, en dit déjà long. Mais le projet architectural est encore plus parlant. Constantin avait l’idée de donner à l’église une forme circulaire ou octogonale ; son cercueil devait être déposé dans la niche centrale au milieu des 12 autres emplacements qui devaient accueillir les statues des 12 Apôtres [1]. En occupant la position centrale, Constantin se posait comme supérieur aux Apôtres eux-mêmes et comme héritier du Christ sur la terre [2]. Démesure ? Hybris d’un souverain tout puissant qui se prenait pour Dieu ? En fait, non. La scénographie qu’avait imaginée Constantin pour sa dernière demeure est assez cohérente avec sa foi profonde d’obédience arienne. Pour Constantin, le Christ est le premier né d’entre les créatures mais il n’est que créature ; il n’est pas Dieu, ni coéternel ni consubstantiel au Père. Dès lors, il n’y a pas de blasphème à se poser comme nouveau Christ ou successeur du Christ sur la terre. Après tout, par la Basileia qu’il détient, Constantin occupe le sommet de la hiérarchie humaine. Sa fonction dans le monde le rend à la ressemblance du Christ. L’empereur, en tant qu’empereur, indépendamment de ses qualités personnelles, en vertu de sa seule fonction, est le nouvel intermédiaire entre Dieu et les hommes à la suite du Christ. Telle est la théologie politique, d’inspiration arienne, que Constantin essaie de mettre en place.

Mais le projet architectural de Constantin et la théologie politique dont il était la manifestation visible firent scandale. L’arianisme était en fait minoritaire dans l’empire romain. La plupart des évêques de la partie orientale de l’empire, qui confessaient la nature divine du Christ, voyaient d’emblée que le nouveau culte impérial qu’essayait de promouvoir Constantin était incompatible avec l’orthodoxie nicéenne (le Concile de Nicée proclama, en effet, la nature divine du Christ et condamna les thèses d’Arius qui la niait). Si le Christ est Dieu et si l’empereur est un nouveau Christ, alors cela reviendrait à dire que l’empereur participe lui aussi de la nature divine, ce qui est impossible. Devant l’opposition qui se dessinait, Constance, le fils de Constantin, dut se contenter d’une scénographie sépulcrale plus modeste pour son père : le corps du grand empereur reposerait simplement dans une simple annexe de l’église des Saints-Apôtres.

Toutes les questions qui surgirent au cours des siècles suivants sur la place de l’empereur dans l’Église byzantine s’enracinent peut-être dans cette contradiction originelle : la christologie impériale élaborée par Constantin dans le cadre d’un empire de foi nicéenne, qui professait la divinité du Fils, est restée d’inspiration arienne et n’a pas été expurgée par ses successeurs. Justinien Ier, par exemple, recherche lui aussi une sacralité qui le rapproche de Dieu et le pose comme principal intermédiaire entre le ciel et la terre. D’après l’historien Procope, Justinien (r. 527-565) prit le titre de « despote » et demanda à ses sujets de sacrifier devant lui au rite de la proskynèse, qui consistait en une prosternation complète jusqu’au pied de la personne ainsi vénérée. Le nom de « Despote », en grec, est l’exact équivalent de celui de Dominus en latin. A l’origine, les deux termes désignaient dans leur langue respective le maître de l’esclave ; puis, avec la christianisation du monde romain et la disparition de l’esclavage comme réalité institutionnelle, les deux termes sont devenus des noms divins, réservés à Dieu seul. Il en est de même pour la proskynèse qui est un acte d’adoration qui ne peut donc être rendue qu’à la divinité. En prenant le titre de Despote, en le faisant inscrire sur les pièces de monnaie, et en exigeant de ses sujets la proskynèse, Justinien voulait ainsi montrer que la Basileia terrestre était l’image de la Basileia céleste et que celui qui la détenait sur la terre était l’image de celui qui la détenait dans le ciel. Comme l’avait formulé Basile le Grand, (676-749), « l’hommage rendu à l’image remonte au prototype ». En adorant la Basileia qui est l’image de Dieu sur la terre, c’est à Dieu lui-même que nous rendons adoration. Un siècle plus tard, un autre Justinien, second et dernier du nom (règne de 685 à 695 puis de 705 à 711) donna une traduction numismatique de la nouvelle théologie politique : il se fit représenter sur les monnaies avec l’image du Christ Pantocrator au revers. A défaut de pouvoir apparaître comme son successeur, le basileus se présentait ainsi comme une icône vivante du Christ.

Mais cette théologie impériale, fondée sur la philosophie de l’image, fut remise en cause par l’autorité impériale elle-même, moins de trente ans après Justinien II. Lorsque Léon III prit le pouvoir en 717, l’empire sortait d’un siècle de crises intérieures et de débâcles militaires. Tout commença en 602. Cette année-là, le général Phocas réalisa le premier putsch de l’histoire byzantine et massacra les victimes de son coup d’État, l’empereur Maurice et toute sa famille. Une seconde guerre civile éclata huit ans plus tard entre Phocas et Héraclius. La victoire choisit une fois encore le camp de l’usurpateur et Phocas fut à son tour massacré. Les Perses, en guerre contre Byzance depuis l’avènement de Phocas, profitèrent de la lutte fratricide entre les armées byzantines pour pénétrer en territoire romain. Ils conquirent la Syrie en 613, Jérusalem en 614, l’Égypte en 619 et ravagèrent l’Anatolie pendant plusieurs années. Héraclius, au prix de vingt années de guerre, parvint à renverser la situation en 628 : il conduisit une campagne victorieuse en Mésopotamie jusqu’au cœur de l’empire perse, qui contraignit le Roi des Rois à la capitulation et à la restitution de tous les territoires que ses armées avait conquis. L’empire romain d’Orient retrouvait ainsi ses frontières de 602. Mais le répit fut de courte durée. Quelques années plus tard, ce fut au tour des armées islamiques de déferler sur l’Empire. Les armées byzantines furent anéanties par celles du califat à la bataille du Yarmouk en 636. Cette victoire ouvrit aux Arabes les portes de la Syrie et de la Palestine. Jérusalem fut perdue de nouveau en 638 et l’Égypte fut prise en 642. Tous les efforts d’Héraclius pour arracher ces régions à la domination perse furent réduits à néant en l’espace six ans. Les Arabes poussèrent leur avancée jusqu’à Constantinople. Ils assiégèrent une première fois la nouvelle Rome en 674. Malgré un siège de quatre ans, ils ne parvinrent pas à s’en emparer.

La dynastie héraclide, dont le dernier représentant fut Justinien II, fut renversée une première fois en 695. Dès lors, jusqu’à l’avènement de Léon III vingt-deux ans plus tard, en 717, six empereurs se succédèrent (l’instabilité était telle que l’empereur Justinien II, qui n’avait pas été exécuté en 695, put reprendre le pouvoir en 705 avant d’être définitivement déposé -et éliminé- en 711). Ces troubles intérieurs permirent aux Arabes de revenir sous les murs de Constantinople en 717. Ce fut à la faveur de ce second siège arabe que Léon III monta sur le trône, déposant l’éphémère Théodose III. Le nouvel empereur parvint à sauver la situation et à défendre victorieusement la capitale jusqu’au départ des troupes arabes le 15 août 718. Mais, à ses yeux, la crise que connaissait l’institution impériale depuis plus d’un siècle et les catastrophes militaires qu’accumulaient l’empire depuis autant d’années, ne pouvait recevoir qu’une seule explication : Dieu était en colère contre l’empereur et contre son peuple. Léon III trouva les raisons de cette colère dans l’Ancien Testament : Dieu se détournait de son peuple à chaque fois qu’Israël tombait dans l’idolâtrie. Pour Léon III, le nouvel Israël qu’était le peuple romain s’était rendu coupable du même péché. Or l’idolâtrie est définie par le Décalogue : « tu n’auras pas d’autre Dieu devant ma face » ; « tu ne te feras pas d’image taillée ». Les Romains étaient chrétiens et leur foi était alors en conformité avec tous les conciles œcuméniques qui s’étaient succédé depuis celui de Nicée. Leur idolâtrie ne pouvait, dès lors,venir que de la transgression du second commandement : les images. La vénération des icônes qui s’était propagée dans la chrétienté orientale devint alors, aux yeux de Léon III, la cause de la colère de Dieu envers son peuple et celle de tous les revers que connaissait l’empire depuis plus d’un siècle. Un silentium (réunion des hauts dignitaires impériaux et ecclésiastiques) en 730 condamna le culte des Icônes et interdit sans doute toute production de nouvelles images saintes. Vingt-six ans plus tard, en 756, le fils de Léon III, Constantin V, réunit un concile à Hiéreia, qui fit de l’iconoclasme la christologie officielle de l’empire byzantin.

Le concile de Hiéreia marqua l’acmé des ambitions des empereurs byzantins pour se poser comme principal intermédiaire entre Dieu et les hommes. Le basileus ne cherchait plus à se présenter comme l’image vivante du Christ sur la terre mais comme son véritable lieutenant. Si l’on pousse la théologie politique des empereurs iconoclastes jusqu’au bout, on peut dire que le Père agit par le Fils qui agit par l’empereur ; le Père couronne le Fils qui couronne l’empereur. Le Cinquième Constantin réalisait ainsi les ambitions du tout premier en ne s’appuyant non plus sur une christologie arienne, ni sur une théologie de l’image mais en se fondant sur une eschatologie mondaine. Le royaume de Dieu, pour Constantin V, peut être en quelque sorte de ce monde. En effet, dans la pensée des empereurs iconoclastes, la Nouvelle Israël n’est plus l’Église mais l’Empire romain lui-même, au sein duquel le Verbe s’était incarné et par qui il avait été reconnu. Dès lors, l’avènement du Royaume de Dieu ne relevait plus du Sacerdoce mais de l’Empire : c’est l’empereur lui-même qui était chargé de conduire le nouveau peuple élu au salut.

Cependant, les Byzantins étaient d’assidus lecteurs de la Bible, et particulièrement de l’Ancien Testament. En se concevant comme le nouvel Israël, ils interprétaient leur histoire contemporaine au prisme de celle des royaumes de David et de Salomon, de Juda et de Samarie. Or, dans les livres historiques de l’Ancien Testament, le roi n’était pas le seul guide que Dieu donnait à son peuple pour l’amener jusqu’à lui. Il y avait également le grand-prêtre, dont le Patriarche était le successeur byzantin, et tous les prophètes, depuis Moïse, jusqu’à Saint Jean-Baptiste. Or, à Byzance, la tradition prophétique était assurée par le saint moine. Le moine et l’empereur formaient dans la culture byzantine le même couple que le prophète et le roi dans l’Ancien Testament. Ce couple pouvait donc être harmonieux comme conflictuel. Le prophète biblique était toujours l’adversaire ou l’allié d’un roi. Moïse se dressa contre Pharaon, Samuel soutint d’abord Saül avant d’oindre David ; Isaïe combattit l’idolâtrie de Manassé et saint Jean-Baptiste l’impiété d’Hérode Antipas. Des rapports qu’entretenaient les deux autorités dépendait ainsi la légitimité du pouvoir royal. Ou bien le roi écoutait ce que lui disait et enseignait le prophète et c’était alors un bon roi, ou bien il s’en détournait et c’était un mauvais souverain. Saül cessa ainsi d’être un bon roi à partir du moment où il cessa de faire ce que lui demandait Samuel. David resta, pour sa part, le modèle de la royauté biblique car, malgré ses péchés, il acceptait toujours les reproches de Samuel puis de Nathan et se repentait de sa mauvaise conduite. Le vrai rival théologique de l’empereur n’était donc pas le patriarche, mais bien le moine. Rares furent les évêques de Constantinople qui menacèrent véritablement le pouvoir impérial, car l’empereur pouvait changer de patriarche à loisir. Le véritable contre-pouvoir spirituel venait du milieu monastique.

La Vie de Théodore de Sykéôn inscrit son personnage éponyme dans la tradition prophétique de l’Ancien Testament.En 35 ans, le saint moine vit défiler dans son ermitage tout ce que la cour byzantine comptait de plus prestigieux : ce fut d’abord le futur empereur Maurice qui vint rendre visite au moine en 578, à son retour victorieux de sa campagne contre les Perses (chapitre 54), ce fut ensuite au tour de Domnitziole, le neveu de l’empereur Phocas (chapitre 120), et de Bonose, le bras droit de ce dernier (chapitre 142) ; enfin vint l’empereur Héraclius en personne (chapitre 142). Certes, l’ermitage du saint n’était pas installé bien loin de la ville d’Ancyre (l’actuelle Ankara) qui se trouvait sur la grande route militaire qui reliait Constantinople aux frontières orientales de l’Anatolie. Aucun de ces grands personnages ne s’était déplacé exprès pour voir Théodore ; leurs obligations militaires les appelaient à l’est ; mais il est quand même significatif que chacun de ces quatre hauts dignitaires aient pris le soin de rendre visite au saint. Ils recherchaient auprès de lui conseils, mais aussi légitimation de leurs actions et peut-être révélations prophétiques au sujet de leur destin ou de celui de l’empire. Ces quatre personnages vinrent, en effet, rendre visite à Théodore à des moments particulièrement critiques de leur existence. En 578, Maurice apparaissait, suite à ses victoires sur la Perse, comme le favori pour la succession de Tibère ; Domnitziole était l’un des deux héritiers potentiels de son oncle, avec le gendre de ce dernier ; quant à Héraclius, il venait tout juste de monter sur le trône et sa légitimité était encore fragile ; il s’apprêtait, en outre, à livrer un combat décisif contre les Perses pour l’avenir de la Syrie. Tous devaient rechercher une parole de la part de Théodore qui viendrait conforter leurs ambitions ou leur légitimité.

Ainsi, si les empereurs byzantins, de Constantin Ier à Constantin V, cherchaient à se poser comme principal intermédiaire entre Dieu et les hommes, le saint moine apparaissait, en tout cas, comme le principal médiateur entre Dieu et l’empereur, ou du moins ceux qui convoitaient de le devenir. Néanmoins, ce charisme prophétique était également reconnu au moine par la piété populaire. Lorsque les populations étaient confrontées à des catastrophes naturelles qui mettaient en péril leur existence, elles faisaient appel à l’intercession du saint. Face au fléau de la peste qui frappait la cité, les autorités d’Ancyre firent venir saint Théodore. Celui-ci décida de faire défiler toute la ville en procession pendant qu’il adressait une prière à Dieu ; et la ville fut ainsi délivrée de son fléau. [3]

En plus de remédier aux épidémies, le saint opérait des exorcismes et expulsait des démons. En creusant le flanc d’une colline, un paysan relâcha des démons qui vinrent tourmenter la petite communauté villageoise. Le gouverneur réagit vigoureusement : il fit fouetter plusieurs villageois avec des lanières de bœuf et expulsa celui qui avait libéré les démons. Théodore intervint. Il chassa les démons et permit ainsi au villageois, qui avait libéré ces esprits impurs, de retourner dans sa communauté (chapitre 116). Cet épisode montre que le saint moine n’était pas seulement l’intercesseur des fidèles auprès de Dieu ; il était aussi le médiateur entre les petites gens et les gouvernants. Par la faveur dont il jouissait auprès de Dieu, le saint pouvait résoudre des situations délicates et adoucir la sévérité de la loi byzantine. Pour parler comme nos médias, c’était l’un des facteurs de la paix sociale.

A Byzance, déroger à la loi pour préserver la justice, c’est ce que l’on appelle « agir par économie ». Comme le montre joliment Gilbert Dagron, [4] ce principe est une traduction politique de la dialectique de la Loi et de la Grâce : la Loi est là pour aider le chrétien à se conduire avec charité mais il est des fois où la lettre de la Loi contre vient précisément à cette finalité : même si je dois observer le repos du sabbat, je ne dois refuser mon aide à mon prochain qui en a besoin.L’esprit doit primer sur la lettre ; la charité sur le scrupule.Agir par économie, en dérogeant à la loi civile en vue d’une fin supérieure à celle-ci, est normalement le seul privilège de l’empereur. Mais saint Théodore de Sykéôn ne semble pas faire autre chose : il remet en cause la stricte application de la justice byzantine, en vue d’une justice supérieure.Peut-on donc parler d’une concurrence entre l’empereur et le saint moine ?

Cela semble manifestement être le cas à la période iconoclaste, sous le règne de Constantin V. Avec le concile de Hiéreia en 756, le fils de Léon III avait fait de l’iconoclasme la christologie officielle du monde byzantin. Il était désormais contraire aux lois civiles et religieuses de l’empire de vénérer les icônes. Les premières années qui suivirent le concile ne furent pas marquées par des troubles particuliers. Mais une grave crise éclata à la mort d’Étienne le Jeune en novembre 765, assassiné sur ordre de l’empereur. Constantin V, pendant deux années pleines, jusqu’en octobre 767, mena une série de purges au sein des hauts dignitaires de la cour et du milieu monastique. Étienne fut d’abord, comme nous l’avons dit, exécuté par la garde impériale le 20 ou le 28 novembre 765. La mort du moine du Mont-Auxent fut immédiatement suivie par une épuration de l’armée : les officiers et les soldats convaincus d’iconodulie furent exclus de la troupe. Constantin V exigea alors que tous ses sujets, y compris le Patriarche, s’engageassent par serment à ne plus vénérer les icônes. La situation sembla par la suite recouvrer son calme. Mais en juillet 766, Constantin V subit un terrible revers militaire. Alors qu’il projetait un débarquement de troupes en Bulgarie depuis la mer Noire pour attaquer le Khaganat bulgare sur deux fronts à la fois, la flotte qui transportait son armée fut engloutie dans une tempête.

A Byzance, les catastrophes naturelles sont très souvent interprétées comme les signes de la colère divine. La légitimité de Constantin V pouvait paraître ébranlée. Le souverain décida alors de frapper le premier, et fort. Ses premières victimes furent les moines et les moniales. Le 21 août 766, dans l’Hippodrome de Constantinople, qui est le lieu de la Ville où l’empereur apparait traditionnellement en triomphateur devant son peuple, des moines et des moniales furent tournés en dérision devant la foule. Les soldats de l’empereur les obligèrent à se tenir par la main, leur retirèrent leur habit et les marièrent de force les uns aux autres. Ces moines et ces moniales furent donc réduits de force, de la façon la plus humiliante qui soit, à l’état laïc. Quatre jours plus tard, le 25 août,ce furent au tour de 19 dignitaires de la cour de défiler dans l’Hippodrome et de subir la vindicte de l’empereur. Deux d’entre eux furent exécutés sous prétexte d’avoir entretenu des relations avec l’ennemi du régime, Étienne le Jeune : il s’agit des deux frères Constantin Podopagouros et Stratégios. Les autres dignitaires furent disgraciés. Tous furent accusés d’avoir participé à un complot qui aurait été déjoué à temps. Peut-être une conjuration était-elle en cours de formation mais elle n’était certainement pas en mesure de passer à l’acte. Constantin V s’était emparé de ce prétexte pour justifier l’élimination d’une vingtaine de puissants hauts dignitaires afin de promouvoir un nouveau personnel politique qui ne devrait son ascension qu’à la seule faveur impériale. Sur ces dix-neufs dignitaires, beaucoup devaient sans doute leur situation au degré de parenté qu’ils entretenaient avec les proches collaborateurs du père de l’empereur, Léon III. Constantin V avait sans doute hérité d’une aristocratie qui s’était formée sous le règne de son père et entendait la renouveler pour avoir une emprise entière sur elle. Ce ne fut qu’à la fin de l’année 766 que les persécutions contre les moines et contre tous ceux qui ne respectaient les canons du concile de Hiéreia s’intensifièrent, jusqu’à l’automne 767. Le point d’orgue de ces deux années de crise fut l’anathématisation publique du Patriarche Constantin à Sainte-Sophie, sa procession dans l’hippodrome sur un âne, regardant la croupe de l’animal, et sa décapitation le lendemain. La raison d’une telle vindicte serait les liens qu’aurait entretenus le Patriarche avec les dignitaires d’août 766 et sa possible participation à une conjuration.

Pour les chroniqueurs byzantins qui relatent ces événements, ces deux années de purge et d’épuration autant politique que religieuse s’inscrivent dans une logique de persécution contre les iconodules. Depuis Étienne le Jeune jusqu’au Patriarche Constantin, tous auraient été poursuivis pour leur fidélité au culte des icônes. Telle est la lecture générale que les chroniqueurs veulent donner des événements. Pourtant, il est inimaginable de retrouver autant d’iconodules au sommet de l’Église et de l’État après plus de trente années d’iconoclasme. À y regarder de plus près, dans le détail, les chroniqueurs n’invoquent jamais le motif d’iconodulie pour les cas individuels sur lesquels ils s’attardent. Ce grief d’accusation est mentionné seulement après la mort d’Étienne le Jeune et la persécution d’août 766 mais aucun exemple n’est jamais donné. Étienne, les 19 dignitaires et le Patriarche lui-même ont tous été condamnés pour des motifs politiques.

Le cas d’Étienne est particulièrement intéressant et révèle toute la tension qui pouvait exister entre le pouvoir impérial et l’aura sacré dont était entouré la communauté monastique aux yeux des fidèles. Aujourd’hui, l’Église byzantine présente Étienne le Jeune comme le martyr par excellence de l’iconodulie ; celui qui est mort pour la défense du culte des images devant Constantin V. Il est souvent associé au protomartyr lui-même, pour sa défense de l’orthodoxie. Pourtant aucune de nos sources ne donne ce motif de condamnation, pas même la Vita que lui consacre Étienne le Diacre, qui tient pourtant particulièrement à cette heureuse homonymie entre le protomartyr, son héros et sa modeste personne. Selon son hagiographe, Etiennele Jeune fut bien exilé sur l’île de Proconnèse par fidélité aux icônes mais ce n’est pas ce qui déclencha la fureur de Constantin V. L’empereur reprochait surtout au moine du Mont-Auxent d’avoir converti à la vie monastique l’un de ses favoris, le sénateur Georges. Selon la Vita que lui consacre Etienne le Diacre, Etienne le Jeune avait transformé en monastère la prison du Prétoire où il avait été jeté après avoir piétiné une monnaie à l’effigie de l’empereur (il voulait ainsi vérifier devant Constantin V en personne si l’on pouvait fouler au pied une image du Christ sans lui manquer de respect). C’est à ce moment-là, lorsqu’il apprit qu’Étienne réorganisait une vie monastique au sein de sa prison, que Constantin V décida de le faire exécuter. Mais le sous-officier qu’il envoya pour appliquer la sentence se ravisa bientôt lorsqu’il se trouva en présence du saint. L’empereur envoya alors deux frères, sans doute ceux que Théophane nomme Constantin et Stratégios, pour faire exécuter ses ordres, mais les deux dignitaires préférèrent là encore réconforter le saint plutôt que de le tourmenter. En apprenant cette nouvelle désobéissance, Constantin se serait écrié : « je ne suis pas l’empereur, un autre est votre empereur ». En entendant ces paroles, les soldats de la garde impériale qui l’entouraient devinrent comme fous : ils se ruèrent au prétoire, se saisirent du saint, l’attachèrent à une corde et le tirèrent par les pieds le long de la Mésè, la grande artère de Constantinople, avant que l’un d’eux ne se saisît d’une barre de fer pour lui fracasser le crâne.

Comme le démontre l’enchainement des péripéties, ce furent bien les nombreuses conversions à la vie monastique suscitées par Étienne qui incitèrent l’empereur à le mettre à mort. Les deux chroniqueurs Théophane et Nicéphore s’accordent sur ce point :Étienne est mort pour avoir converti plusieurs hauts dignitaires de la cour à la vie monastique [5]. D’après son hagiographe, l’aura du saint était telle qu’il ne se trouva aucun dignitaire ni officier pour accomplir la sentence. Il a fallu que ce fût un détachement entier de la garde impériale qui procédât, dans un élan frénétique, au massacre d’Étienne, comme s’il fallait que la responsabilité de ce meurtre fût collective pour être assumée. Notons également la phrase qu’Étienne le Diacre, l’hagiographe, place dans la bouche de Constantin V et qui déclenche la fureur meurtrière des soldats : « un autre est votre empereur ». Elle est particulièrement habile : Constantin veut susciter un élan de fidélité et d’obéissance chez ses soldats et les pousser ainsi à faire montre de leur loyauté. Mais elle est surtout inexacte. Cette phrase pourrait laisser penser que les dignitaires recevaient désormais leurs ordres d’Étienne lui-même et non plus du souverain, comme si Étienne prenait la tête d’un complot pour renverser l’empereur. C’est effectivement ce que prétendit un an plus tard Constantin V lorsqu’il procéda à l’exécution des deux frères qui avaient désobéi à ses ordres. Mais ce n’est bien évidemment pas la lecture des événements qu’adopte l’hagiographe. Ce dernier ne met pas en scène une lutte pour le pouvoir entre deux prétendants mais un conflit d’autorité : celle de l’empereur, qui est sacré par la fonction qui est la sienne, et celle du moine, qui est saint par ses mérites. La sainteté du moine révèle l’iniquité du pouvoir de Constantin V. Comme le prophète de l’Ancien Testament, le saint moine est la pierre de touche de la légitimité impériale : le roi qui persécute le saint moine est un impie, celui qui s’y soumet un homme juste.

Une dernière question demeure : pourquoi les nombreuses conversions suscitées par Étienne le Jeune amenèrent-elles Constantin V à décider la mort du personnage ? Le monachisme, tout au long de la deuxième moitié du 8e siècle, connait un succès considérable. La famille de Saint Théodore Stoudite donne la plus parfaite illustration de ce triomphe de l’idéal monastique. L’oncle du saint, Platon, avait déjà abandonné en 759 une importante charge dans l’administration fiscale pour devenir moine du Sakkoudion. Vingt ans plus tard, vers 780, ce fut au tour de toute la famille de rentrer du jour au lendemain dans la vie religieuse : les deux parents, les frères du père et tous les enfants du couple [6]. Mais un tel succès du monachisme n’était pas sans poser quelques problèmes au pouvoir impérial. En effet, la principale préoccupation du gouvernement à cette période-là était la guerre. Entouré par deux puissants voisins qui ne rêvaient que de faire sa conquête, à savoir le Califat arabe et le Khaganat bulgare, l’empire byzantin devait chaque année guerroyer contre ces derniers pour assurer la défense de ses frontières. Or, pour faire la guerre, il faut des hommes et de l’argent, et cette vérité fut d’autant plus vraie sous le règne de Constantin V. Ce dernier compte au nombre des grands chefs de guerre de l’histoire byzantine. Il sut tirer profit des difficultés momentanées de ses voisins pour rétablir un rapport de force avantageux pour Byzance. Il profita ainsi de la guerre civile qui déchira le Califat entre Omeyyades et Abbassides pour repousser la frontière byzantine plus à l’est et il mena une politique beaucoup plus agressive encore dans les Balkans contre les Bulgares. Constantin V craignit que le succès grandissant du monachisme ne privât l’empire des ressources démographiques et économiques dont il avait besoin pour soutenir son effort de guerre. Un homme qui prie n’est pas un homme qui se bat ou qui travaille la terre.

Mais plus que d’or et de recrues, Constantin V avait besoin d’une aristocratie fidèle et compétente pour mener sa politique de reconquête. C’est en effet au sein de la cour qu’étaient choisis les généraux qui affronteraient les armées arabes et bulgares, c’est au sein de cette même cour qu’étaient nommés les ministres civils chargés d’assumer au mieux la gestion de l’empire. La multiplication des vocations monastiques au sein de la haute aristocratie privait ainsi Constantin V de hauts dignitaires à la fidélité et aux compétences éprouvées. Avec l’entrée de Platon au monastère du Sakkoudion, l’empereur perdait par exemple un administrateur de qualité qui avait déjà fait ses preuves. Certains aristocrates rejoignaient peut-être aussi des monastères pour ne pas cautionner davantage la politique iconoclaste de Constantin V et pour pratiquer leur dévotion iconodule à l’abri de la censure impériale. L’iconoclasme aurait ainsi, par réaction, accru l’attrait que pouvait exercer le monachisme sur une partie de l’aristocratie byzantine.

Enfin Théophane souligne un point non négligeable : Étienne, en suscitant de nouvelles vocations monastiques, enseignait aux aristocrates à « mépriser les dignités impériales et l’argent impérial ». Les dignités à Byzance sont des titres prestigieux, non héréditaires, décernés par l’empereur ; elles fixent précisément la place qu’occupe un individu dans la société et rapportent chaque année une rente conséquente. La seule ambition d’un aristocrate était donc de gravir cette échelle des dignités et de parvenir le plus haut possible. Comme les dignités n’étaient pas héréditaires, qu’elles constituaient la principale source de revenus de l’aristocratie byzantine et qu’elles n’étaient décernées que par la faveur impériale, l’empereur exerçait ainsi un contrôle absolu sur les carrières de chacun. Mais en enseignant le mépris des grandeurs de ce monde, Étienne ôtait au souverain le principal instrument dont il disposait pour contrôler l’aristocratie, susciter en son sein une compétition constante et entretenir sa fidélité. En outre, si les dignités ne sont que vanité, qu’en est-il de la basileia qui les décerne ? La diffusion de l’idéal monastique au sein de la cour impériale pouvait représenter un danger pour la sacralité de la basileia elle-même.

Il convenait donc à Constantin V de briser le prestige des moines. Il ne fallait point pour cela en faire des martyrs. L’empereur ne s’en prit point aux personnes mais aux symboles. Ce fut tout le sens de la cérémonie du 21 août 766 à l’Hippodrome où moines et moniales furent tournés en dérision. Ces derniers ne furent ni mutilés, ni exécutés mais Constantin V foula aux pieds les deux symboles qui assuraient tout le prestige de la vie monastique au sein de la société byzantine : l’habit, qui fut retiré aux moines et aux moniales qui défilèrent dans l’Hippodrome, et le célibat. Constantin V fit pourtant exécuter Étienne le Jeune mais le culte martyriel du moine semble s’être rapidement développé, jusqu’au sein même de l’aristocratie : les deux frères qui étaient venus lui rendre visite dans sa prison, Constantin et Stratégios, entretenaient, par exemple,une dévotion à son égard. Constantin V était suffisamment intelligent pour s’apercevoir qu’il avait commis une erreur. Il fallait frapper le monachisme non dans sa chair mais dans ses symboles, afin de briser ce contre-pouvoir de tradition prophétique qu’il pouvait constituer. Peut-être serait-il possible de nuancer alors le propos que tient Gilbert Dagron sur l’iconoclasme dans son ouvrage Empereur & Prêtre : pour l’historien français, l’iconoclasme est la dernière offensive du pouvoir impérial pour s’arroger le pouvoir sacerdotal. Mais c’est oublier que le modèle de Léon III n’était pas Aaron mais bien Moïse ; Constantin V n’a jamais prétendu célébrer les Saints Mystères ; il se satisfaisait largement de pouvoir choisir et instituer lui-même les Patriarches, comme Moïse institua lui-même Aaron. L’ambition de Constantin V était sans doute moins d’être empereur et prêtre que prophète et roi.

Eugène de Cotignac

[1Eusèbe de Césarée, Vita Constantini, IV, 60, 2 ; 71, 2.

[2Dagron, Empereur et Prêtre, p. 152

[3Nous ne résistons pas à la tentation de donner à lire au lecteur l’interprétation que donne l’archéologue américain Clive Foss de ce récit. Pour ce dernier, le récit de la délivrance de la peste par l’intercession de Saint Théodore est révélateur du basculement du monde de l’Antiquité Tardive dans le Moyen-Age. Deux siècles auparavant, du temps de Julien l’Apostat ou de Libanius (autrement dit, lorsqu’il existait encore des païens), un vent de rationalité soufflait encore sur les cités, ce qui les distinguait des campagnes. Au VIe siècle, la ruralisation culturelle des cités est achevée. Il y aurait de quoi méditer longtemps sur cette belle définition du Moyen-Age — et du monde rural, soit dit en passant (CliveFoss,Late Antique and Byzantine Anakara, p. 56-57).

[4Dagron,Empereur & Prêtre, p. 40

[5Nicéphore, Breviarium § 81 ;Théophane, Chronographie, Trad. Angl.Scott & Mango, p. 604

[6Pour certains historiens aujourd’hui, l’entrée d’une famille entière dans la vie religieuse ne peut être que la conséquence d’une disgrâce politique et d’une décision impériale. On a hâte de découvrir quelle crime politique abominable ont bien pu commettre Louis et Zélie Martin…

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