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« Tous les imbéciles de la Bourgeoisie qui prononcent sans cesse les mots : ’immoral, immoralité, moralité dans l’art’ et d’autres bêtises, me font penser à Louise Villedieu, putain à cinq francs, qui m’accompagnant une fois au Louvre, où elle n’était jamais allée, se mit à rougir, à se couvrir le visage, et me tirant à chaque instant par la manche, me demandait, devant les statues et les tableaux immortels, comment on pouvait étaler publiquement de pareilles indécences. [1] » ironisait Baudelaire dans Mon cœur mis à nu, ajoutant, à la ligne du même feuillet : « Les feuilles de vigne du sieur Nieuwerkerke ».
Ces mots ne sont pas sans rappeler, au lecteur attentif, la célèbre préface que Théophile Gautier donnait, quelques années auparavant à Mademoiselle de Maupin. Faisant suite à deux autres préfaces, celle d’Albertus en 1832 et celle des Jeunes-France en 1833, cette préface fustigeait successivement la critique, la morale et l’utilité artistique. Probablement écrite après mai 1834, mais antidatée symboliquement selon Georges Matoré [2] en réponse aux attaques pour immoralité dont le Constitutionnel avait gratifié Théophile Gautier [3], cette préface témoigne de la virulence avec laquelle se posa, au cours des années 1830, la question du rapport entre l’art et la morale. Née à rebours d’une bourgeoisie montante nécessiteuse d’affirmer ses « privilèges » et liée de l’apparition du néo-christianisme – dernier substrats de la Contre-révolution – ainsi qu’à la montée de la doctrine utilitariste théorisée par Bentham dans les années 1825, cette préface est restée pour la postérité comme le grand « manifeste » de l’art pour l’art ; comme celle de la génération des "Jeunes-France" dont Théophile Gautier fut le plus brillant parangon.
Si la morale peut être définie comme l’ensemble de « ce qui a trait aux mœurs, au caractère, aux attitudes humaines en général et, en particulier, aux règles de conduite et à leur justification », elle « apparaît d’abord, et légitimement, comme le système des règles que l’homme suit (ou doit suivre) dans sa vie aussi bien personnelle que sociale [4]. L’art, quant à lui, est placé dans le texte de Gautier sous le signe de l’acception moderne, alors très récente, qui lui a été conférée en ce début de XIXème siècle. Paul Bénichou nous rappelle sur ce point que : « La glorification de l’art et celle de l’artiste s’étaient développées progressivement. Le mot artiste ne désignait, au milieu du XVIIIème siècle, qu’un ouvrier habile dans une technique délicate. À partir de ce début modeste, le sens du mot croît en dignité au point de désigner ceux qui pratiquent les beaux-arts […] [5]. »
I. Une typologie "critique".
Gautier dans sa préface désigne deux grandes catégories de critiques littéraires : les critiques vertueux et les critiques utilitaires. Si la question morale semble de prime abord d’abord s’adresser aux critiques vertueux - et aux journalistes « les plus monstrueusement vertueux [6] », moralisateurs, moralistes et scandalisés -, « les critiques utilitaires [7] » ne sont pas épargnés. En fait, il nous faut distinguer trois groupes de critiques "moraux" dont Gautier dénonce les travers : les critiques moralistes bourgeois – ceux du Constitutionnel –, les critiques néo-chrétiens et les critiques utilitaires – qui regroupent les saint-simoniens, les fouriéristes, les républicains et les socialistes.
La première cible de Gautier, la critique moraliste bourgeoise du Constitutionnel, est celle qui est la plus violemment attaquée. Gautier se fait le héraut de cette génération des Jeunes-France qui accueillit avec fureur et désespoir l’arrivée concrète au pouvoir des prétentions bourgeoises. Il est le fer de lance de cette petite génération – pourtant essentiellement issue des rangs de cette même bourgeoisie – pour qui le divorce entre « l’Art souverain idéal et la Boutique » [8] fut vécu de manière particulièrement douloureuse. Gautier dénonce avec force tout au long de son texte ce qu’il fait apparaître comme le trait caractéristique de l’esprit bourgeois, l’hypocrisie : « Penser une chose, en écrire une autre, cela arrive tous les jours, surtout au gens vertueux [9] » et il ajoute, ironiquement, plus loin : « – Le journaliste vertueux est d’une érudition immense en fait de romans orduriers ; – Je serais curieux de savoir pourquoi. [10] ». Gautier dénonce les imposteurs de la vertu : « Puis, quand je pense que j’ai rencontré sous la table, et même ailleurs, un assez grand nombre de ces dragons de vertu, je reviens à une meilleurs opinion de moi-même […] [11] ». Par là, il opère un habile tour de passe-passe : le bourgeois hypocrite devient immoral et il l’est parce que sa propension à crier au scandale, à réclamer et à se réclamer de la vertu, est à la mesure de son désir. Gautier file tout au long de sa préface, comme à son habitude depuis celle d’Albertus, la métaphore sexuelle. Cette métaphore, souvent crue, est faite pour choquer le bourgeois, pour lui révéler ses propres obsessions sexuelles, pour décrier ses propres vices. Cette métaphore fait du bourgeois un eunuque, impuissant à créer le Beau, et pour cela envieux – « L’envie, et pas autre chose. [12] » - du poète qui, lui, ne manques pas de vigueur : « Je conçois cette haine. Il est douloureux de voir un autre s’asseoir au banquet où l’on n’est pas invité, et coucher avec la femme qui n’a pas voulu de vous. Je plains de tout mon cœur le pauvre eunuque obligé d’assister aux ébats du Grand Seigneur. [13] ». Pour étayer sa moquerie, Gautier cite Molière dont les pièces ravissent ordinairement le bourgeois moral : « nous voulions simplement démontrer aux pieux feuilletonistes, qu’effarouchent les ouvrages nouveaux et romantiques que les classiques anciens, dont ils recommandent chaque jour la lecteur et l’imitation, les surpassent de beaucoup en gaillardise et en immoralité. [14] ». Gautier ajoute : « Que voit-on dans les comédies du grand Molière ? La sainte institution du mariage (style de catéchisme et de journaliste) bafouée et tournée en ridicule à chaque scène. [15] ». Gautier écrit encore : « Quand aux épouses de ces messieurs, puisqu’ils en ont tant, si virginaux que soient leurs maris, il me semble, à moi, qu’il est certaines choses qu’elles doivent savoir [16] ». Comme pour l’art, Gautier dénonce l’attitude « Boutiquière » qu’entretiennent les bourgeois à l’égard de la femme et du Beau : « À quoi sert la beauté des femmes ? Pourvu qu’une femme soit médicalement bien conformée, en état de faire des enfants, elle sera toujours assez bonne pour des économistes [17] ».
À côté du critique bourgeois, Gautier place son pendant catholique qui partage avec lui l’idée d’un certain moralisme dans l’art. Pour autant, ce moralisme n’est pas teinté de la même hypocrisie qui fonde celle du bourgeois. Gautier décrie le néo-christianisme, et ses principaux représentants Lamennais et Gustave Drouineau : « Cette grande affection de morale qui règne maintenant serait fort risible, si elle n’était fort ennuyeuse. – Chaque feuilleton devient une chaire ; chaque journaliste, un prédicateur ; il n’y manque que la tonsure et le petit collet. Le temps est à la pluie et à l’homélie ; on se défend de l’une et de l’autre en ne sortant qu’en voiture et en relisant Pantagruel entre sa bouteille et sa pipe. [18] ». Comme pour le bourgeois, Gautier dénonce « la tartuferie qui court » : « Mais c’est à la mode maintenant d’être vertueux et chrétien, c’est une tournure qu’on se donne ; on se pose en saint Jérôme, […], l’on est pâle et macéré, l’on porte les cheveux à l’apôtre […] [19] ». Il dénonce encore le regain de vertu qui pousse à contraindre l’art à devenir un art essentiellement chrétien, à n’être plus qu’un art chrétien, et, ce faisant, à devenir utilement moral : « – Alors on est chrétien, l’on parle de la sainteté de l’art, de la haute mission de l’artiste, de la poésie du catholicisme, de M. de Lamennais, des peintres de l’école angélique, du Concile de trente, de l’humanité progressive et de mille autres belles choses [20] ». Gautier illustre parfaitement la réaction des auteurs "païens" contre la littérature néocatholique d’après 1830. Selon Bénichou, cette dernière « n’émane plus de la littérature contemporaine ; elle est distincte d’elle, aux prises avec elle ; elle l’épouse partiellement avec l’intention de la convertir et de la régenter [21]. » Pour le néo-christianisme, souvent proche des doctrines de Saint-Simon ce qui explique parfois les associations hasardeuses de Gautier, le Beau doit être asservi à la théologie et au Dogme. Ce Beau est « inséparable d’une théorie de la société [22] », et doit la servir, en inféodant l’art à la morale chrétienne. Plus profondément, ce que Gautier reproche aux néo-catholiques, de même qu’aux bourgeois, c’est de se priver, au nom de la morale de l’expérience esthétique gratuite et pure pour ne plus voir que le vice, pour ne plus voir la Beau, faute d’un aveuglant bigotisme moralisant : « Ces gens-là ne savent aussi de la romance de Rodrigue que le couplet de la couleuvre. – S’il y a quelque nudité dans un tableau ou dans un livre, ils y vont droit comme le porc à la fange, et ne s’inquiète pas des fleurs épanouies ni des beaux fruits dorés qui pendant de toutes parts [23] ».
Après les bourgeois et les néo-chrétiens, c’est au tour des critiques dits « utilitaires » de subir les foudres verbales de Gautier. Comme nous le rappelle très utilement Paolo Tortonese [24], les dictionnaires ne donnent pas d’occurrences, antérieures aux textes de Gautier, du mot utilitaire et de l’utilitarisme qui en découle. Ces substantifs ne sont pas encore répandus dans la langue littéraire. Pour autant, Gautier les avait déjà utilisés, dans sa préface d’Albertus de 1832, pour attaquer violement les « utilitaires, utopistes, économistes, saint-simonistes et autres » coupables de poser à l’auteur la mauvaise question qu’il répète presque en substance : « – À quoi sert ce livre ? Comment peut-on l’appliquer à la moralisation et au bien être de la classe la plus nombreuse et la plus pauvre ? Quoi ! pas un mot des besoins de la société, rien de civilisant et de progressif ! [25] » Cette question du rapport, de la liaison, entre l’utilité et la finalité de l’art est donc posée et présente dès 1832 et découle en réalité d’une large polémique datant des années 1825, alors que la théorie utilitaire de Bentham se répandait en Europe. Cette association entre utilitarisme et saint-simonisme est justement celle qu’avait fait Gautier dans sa préface de 1832 : « À côté des journalistes moraux, sous cette pluie d’homélies comme sous une pluie d’été, dans quelques parcs, il est surgi, entre les planches du tréteau saint-simonien, une théorie de petits champignons d’une nouvelle espère assez curieuse, dont nous allons faire l’histoire naturelle. Ce sont les critiques utilitaires [26]. » La notion de Beau introduite par Gautier brise la continuité entre production économique – en fait très bourgeoise - et production artistique. Le Beau, pour Gautier, est le caractère prohibitif entre le travail de l’artiste et de l’industriel. Il s’oppose à deux assimilations successives faites, pour lui fallacieusement, par les utilitaires : la première de l’art à l’humanité et la seconde de l’humanité à ses besoins. Il hisse l’art au dessus de toute préoccupation économique, alors que les utilitaires recherchaient la nécessité sociale de l’universel progrès : « Des gens qui ont la prétention d’être des économistes, et qui veulent rebâtir la société de fond en comble, avancent sérieusement de pareilles billevesées [27] ». Or la beauté ne peut selon lui en aucun cas s’inscrire dans le mouvement progressif qui assumerait les besoins individuels et leur donnerait un sens dans une finalité collective. L’art ne peut servir à un progrès qui, de toute façon, n’existe pas pour lui. Ce progrès serait même une régression. Il faut noter les nombreuses références faites à l’antiquité romaine. Comme Bénichou l’écrit encore, chez Théophile Gautier, « l’évocation du passé n’a d’autre objet que de discréditer le présent [28] ».
II. Une préface utilitaire ?
Malgré la grande qualité et l’habileté dont Gautier fait preuve, à grand renfort d’arguments, de propositions et de métaphores, pour dénoncer l’utilité de l’art, pour affirmer l’inutilité de l’art et l’inexistence d’un art moral, force est de constater qu’il ne saurait échapper à une contradiction de taille, qu’il tombe lui-même dans le piège qu’il dénonce : sa préface, se faisant "manifeste", devient "utile". Martine Lavaud souligne magnifiquement cette idée : « C’est là que ’gît le lièvre’ : comment combattre sans être utile, convaincre sans produire du sens ? [29] » En fait, Gautier agit au fil de sa préface de sorte à donner au lecteur l’impression d’une auto-annulation des idées émises au travers de riches ressources langagières, mais aussi en faussant l’unité de genre d’une préface qui semble être plus un texte polémique de circonstance, un manifeste ou un pamphlet, qu’une préface justificative et utile - dans le genre de celles que le romantisme, et notamment Hugo, avait largement contribué à mettre au goût du jour.
Pourtant, cette préface devient utile en ce qu’elle répond à une polémique et puisqu’elle contredit ses détracteurs. Aussi, outre cet aspect purement fonctionnel, qui tient à l’impératif du polémiste, Gautier succombe, comme à bout d’argument, à la maladie de l’utilité morale et de la nécessité de l’art qu’il dénonce. Ainsi, il écrit : « Moi, n’en déplaise à ces messieurs, je suis de ceux pour qui le superflu est le nécessaire, – et j’aime mieux les choses et les gens en raison inverse des services qu’ils me rendent [30]. » Or, affirmer que seul le superflu est nécessaire, au contraire de toutes les autres choses, c’est toujours affirmer l’utilité du superflu de l’art ou de ce qui s’y rapporte. Gautier ajoute plus loin : « […] car la jouissance me paraît le but de la vie, et la seule chose utile au monde [31]. » Pour autant, Gautier, est trop habile pour ne pas savoir qu’il se heurte à cette contradiction. Aussi met-il en place, comme nous l’avons déjà dit, un principe d’auto-annulation. Il faut resituer cette critique de l’utilitarisme morale de l’art dans l’ensemble plus vaste de deux préfaces antérieures dont il nous semble bon de rappeler à nouveau quelques extraits. Gautier en effet y présente déjà, avec plus ou moins d’ironie, sa vision de la "nécessité préfacière" ; une vision essentiellement négative de la lecture et de l’écriture des préfaces dont celle de Mademoiselle de Maupin ne saurait être exempt. Gautier écrivait dans la préface des Jeunes-France : « Moi, pour mon compte, et je prétends vous convertir à mon système, je ne lis que les préfaces et les tables, les dictionnaires et les catalogues. C’est une précieuses économie de temps et de fatigue : tout est là, les mots et les idées. La préface c’est le germe ; la table le fruit : je saute comme inutiles tous les feuillets intermédiaires. Qu’y verrais-je ? des phrases et des formes, que m’importe ». Outre la métaphore sexuelle, il s’agit bien là pour Gautier de montrer l’inanité des préfaces, en ce qu’elles ne sont pas le texte, en ce qu’elles dévoient l’approche directe de la beauté du texte.
Pour Gautier, il s’agit donc de ne pas succomber à cette contradiction, il s’agit de ne pas moraliser la morale par l’immoral. Pour ce faire, il utilise un certain nombre de moyens linguistiques qui permettent à sa préface de ne pas pouvoir être réduite à une préface moralisatrice "à la mode bourgeoise". Martine Lavaud exprime ainsi cette nécessité : « Donner au texte une visée démonstrative martelée par une suite d’étapes signalées du raisonnement aurait en vérité caractérisé un état d’esprit bourgeois. Gautier aurait ainsi écrit un texte non seulement utilitaire, mais encore progressiste dans sa logique interne. La refus visible de cette organisation est donc celui de la gravité : voilà en somme qui déleste le texte polémique de l’une de ses dimension […] [32] ». Gautier donne l’impression qu’il écrit à « saut et à gambade ». Il use, et abuse, de la métaphore et de l’épithète qui viennent sans cesse s’ajouter, ou s’accumuler, pour enfouir l’idée clairement exprimée sous le sceau d’une multiplicité imprécise d’images souvent comiques et légères. Plus profondément, il s’agit pour Gautier de s’extraire entièrement des catégories morales – du couple : morale et immoralité – pour n’avoir à affirmer que la gratuité jaillissante de l’art. Dès lors, il met en place un renversement moral qui ne peut, grâce à la multiplicité des interprétations possibles, que le faire sortir de cet écueil. Ainsi, contre l’hypocrisie bourgeoise et la tartuferie, Gautier affirme « Moi qui n’ai pas l’habitude de regarder les statues à de certains endroits, je trouvais, comme les autres, la feuille de vigne, découpée par les ciseaux de M. le chargé des beaux-arts, la chose la plus ridicule du monde. [33] », et il ajoute : « J’avoue que je ne suis pas assez vertueux pour cela ». Gautier montre que non seulement, il ne se prétend pas moral mais encore que l’art ne peut être immoral mais qu’il ne saurait se priver, lui, d’une expérience esthétique prétendument immorale. En cela, il renverse le moralisme, comme il le faisait déjà en évoquant la feuille de vigne et les autres regains bourgeois de la pudibonderie. En effet, si le bourgeois voit partout de l’immoralité c’est que le bourgeois y voit et se plaint d’un désir inassouvi auquel lui, Théophile Gautier, ne succombe pas. On peut résumer cette préface et cette idée grâce à une double antiphrase : celle de la vertu du vice et du vice de la vertu. Le Jeune-France romantique devient ainsi plus vertueux que le journaliste bourgeois condamné à vendre sa plume pour des idées auxquelles il ne croit guère.
Comme nous le fait remarquer Paolo Tortonese, la préface de Mademoiselle de Maupin est une préface dont il est bien difficile de désigner le genre [34]. Préface du roman, elle apparaît, et nous l’avons montré plus haut, comme un pamphlet contre l’esprit bourgeois de l’art et de la morale, mais aussi comme une sorte de manifeste que d’aucuns ont vu comme étant celui d’un "art pour l’art". Ce faisant, Gautier brouille encore une fois les pistes et participe au travers de ce biais à l’annulation de l’effectivité utile et morale de sa préface. En fait, il apparaît, pour le lecteur, très difficile de relier cette préface à l’ouvrage qu’elle est censée introduire tant les allusions à Mademoiselle de Maupin ne sont pas claires et presque totalement absentes. De même, dire que cette préface est un manifeste ne semble pas non plus crédible ni tout a fait convainquant. Écrire un manifeste, ce serait retomber dans le piège que dénonce Gautier, ce serait affirmer et militer. Ce serait créer un art littéraire et, en somme, une théorie théoricienne et utile de l’art et de l’artiste. Ce serait attribuer une fonction spécifique à l’art que Gautier répugne à donner autrement que sous la forme du plaisir ou de la jouissance. De plus, un manifeste présuppose la présence clairement définie de thèses combattues ou approuvées et doit faire appel à une stratégie d’alliance avec des pensées similaires. Or, cette idée d’alliance est complètement absente de la préface de Gautier. En la plaçant dans une perspective essentiellement négative – en ne dénonçant que les travers adverses – Gautier donne au lecteur l’impression que son texte n’est que de circonstance. La fréquence des allusions à l’année 1834, au vicomte Sosthène, à la révolution de Juillet l’atteste. Ce faisant si Gautier ne tombe pas dans le piège de la préface « utile » et « morale », il n’en donne pas moins à voir dans ces pages une idées de l’art très personnelle.
III. Jouissance de l’art, jouissance du Beau.
Si nous avons évoqué la possibilité de voir dans cette préface une réponse aux attaques du Constitutionnel, elle peut aussi être pensée comme une réponse au texte Littérature et Philosophies mêlées qu’Hugo avait faire paraître en 1834. Ainsi que nous le font remarquer Paolo Tortonese et Martine Lavaud, le lecteur de l’époque n’a pu qu’être surpris que Victor Hugo ne soit pas convoqué ou, pour être plus précis, noter que sa présence soit voilée à demi. De fait, Gautier n’évoque Hugo que de manière très ténue quand il écrit : « toutes ces crapauderies gigantesques que mon cher voisin [Hugo] fait grouiller et sauteler à travers les forêts vierges des cathédrales de ses romans [35] ». Surplombant pourtant le petit cénacle qu’avaient formé les Jeunes-France à la suite de la bataille d’Hernani, Gautier se sépare d’Hugo en 1834 sur le plan de l’idéologie littéraire. Si Hugo n’est évoqué qu’à demi-mot, plus qualifié par ses œuvres qu’en son nom propre, c’est que, d’une part, Gautier ne veut pas tomber dans le travers de la préface-manifeste, et, d’autre part, que Gautier se sépare d’un Hugo qui pourtant avait prêché dans la préface des Orientales : « Que signifie ce livre inutile de pure poésie ? », mais chez qui il croit percevoir un « retournement » idéologique. De fait, Hugo dans Littérature et Philosophies mêlées défendait un engagement possible de l’art dans la vie politique et dans la vie morale. Cet engagement Hugo le voyait comme pouvant être un engagement ponctuel et partisan contre « l’art enrôlé, discipliné et assaillant […] l’art prenant fait et cause dans la détail des querelles politiques ». Mais allant plus loin, Hugo assumait jusqu’à une fusion de l’esthétique et de la morale en écrivant « L’art d’à présent ne doit plus chercher seulement le beau, mais encore le bien ». Il va jusqu’à conférer au poète un sacerdoce laïque : « Le théâtre, nous le répétons, est une chose qui enseigne et qui civilise. […] Tant que ceci durera, la fonction du poëte dramatique sera plus qu’une magistrature et presque un sacerdoce. » La question du sacerdoce poétique d’Hugo et de l’enseignement « civilisateur » n’a pu que rebuter Gautier. Il n’a pu qu’y voir un asservissement et un dévoiement de la liberté artistique prônée par l’idéal romantique. Ce sacerdoce, nous l’avons vu, ne peut exister chez Gautier parce que ce serait donner une orientation à l’art, lui attribuer une finalité, réduire le champ des possibles de l’artiste. Ce serait réduire l’art à une utilité morale au sein d’une société en « progrès ». Or, pour Gautier, la société et la morale ne peuvent être modelées par l’art ou être améliorées et transformées par l’art. Au contraire, ce serait plutôt l’inverse : « Je ne sais pas qui a dit je ne sais où que la littérature et les arts influaient sur les mœurs ; qui que ce soit, c’est indubitablement un grand sot. – C’est comme si l’on disait : Les petits pois font pousser le printemps ; les petits pois poussent au contraire parce que c’est le printemps […] Les livres sont les fruits des mœurs [36] ». Pour autant, les discours de Gautier et de Hugo sont moins antagonistes qu’ils n’y paraissent et l’on aurait pu s’étonner que le maître et l’élève se retrouvent si éloignés. Ils affirment deux orientations de l’art et du beau en proportions inverses. Hugo affirme l’utilité du Beau pour le progrès, et Gautier tolère l’art libre. Comme l’écrit Martine Lavaud : « Ces deux positions parfaitement contiguës trouvent leur point de contact dans le postulat de l’utilité absolue du Beau, même détaché de toute idéologie […]. On aboutit ainsi à ce constat paradoxal, qui fait de l’image à la fois la rencontre de deux esthétiques et le lieu de leur séparation : parce que c’est dans l’image que Gautier conquiert sa plus évidente autonomie [37] ».
L’art apparaît donc à Gautier comme une nécessité à satisfaire dans l’ordre sensuel et comme une activité déliée de toute nécessité extérieure. Il est simultanément inutile et indispensable dans l’absolu. Ainsi qu’il l’affirme avec véhémence dans sa diatribe contre l’utilitarisme : « Il n’y a vraiment de beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. – l’endroit le plus utile d’une maison, ce sont les latrines [38] ». En fait, Gautier milite pour un art qui soit dégagé de toutes les catégories utiles ou morales mais affirme en même temps – toujours dans la même optique d’annulation de la préface – son absolu nécessité : « Rien de ce qui est beau n’est indispensable à la vie. – On supprimerait les fleurs, le monde n’en souffrirait pas matériellement ; qui voudrait cependant qu’il n’y eût plus de fleurs ? [39] ». La véritable opposition – entre l’utilitarisme décrié de l’art et son utilité dans l’absolu – réside dans cette nécessité, dans la nature des aspirations qui le fonde, dans les fonctions auxquelles les désirs se rattachent. Ce qui fait l’art, selon Gautier, c’est la jouissance que le lecteur et que l’auteur en retirent, mais cette jouissance doit être purement intellectuelle et gratuite. L’art apparaît comme complètement autonome par rapport à son auteur. Gautier le montrait déjà, nous l’avons mentionné plus haut, comme étant autonome par rapport au siècle et à la société dans laquelle il s’incarne. De plus, il réaffirme la salutaire distinction, hélas trop souvent oubliée, entre auteur et narrateur : « Il est absurde de dire qu’un homme est un ivrogne parce qu’il décrit une orgie, un débauché parce qu’il raconte une débauche que de prétendre qu’un homme est vertueux parce qu’il a fait un livre de morale ; tous les jours on voit le contraire. – C’est le personnage qui parle et non l’auteur ; son héros est athée, cela ne veut pas dire qu’il soit athée ; il fait agir et parler des brigands en brigands, il n’est pas pour cela un brigand [40] ». L’art selon Théophile Gautier ne se soumet à rien pour que son utilité reste essentiellement absolue.
Au fond, ce qui préoccupe le plus Gautier c’est que cette morale empêche et restreint le jaillissement de l’art. Comme l’écrit Martine Lavaud : « Plus le bourgeois se fait moral, plus il codifie, plus il nuit à la création et à l’appréciation du Beau par trop d’analyse normative. C’est pourquoi l’hédonisme de Gautier ne veut en aucun cas relever d’une morale pour être pleinement esthétique. La perversion de l’esthétique est de l’ordre du bourgeois, parce qu’elle relève d’une subversion des catégories qui plaque une morale de la frustration, une politique progressive par là même utopique, sur le domaine artistique qui devrait leur être radicalement distinct : d’où, chez Gautier, la forte accusation de ’prostitution’ [41] ». Cette prostitution, Gautier la dénonce et en dévoile les mécanismes de manière très claire à la fin de sa préface. Il décrie la médiocrité des journalistes littéraires, « ces grands dégoûtés » puisqu’il « n’ont produit aucun ouvrage et ne peuvent faire autre chose que conchier et gâter ceux des autres comme de véritable stryges stymphalides [42] ». Reprenant la célèbre formule de l’Archidiacre Claude Frollo, Gautier déclare : « Le journal tue le livre, comme le livre a tué l’architecture, comme l’artillerie a tué le courage musculaire. On ne se doute pas des plaisirs que nous enlèvent les journaux. Ils nous ôtent la virginité de tout ; ils font qu’on a rien en propre, et qu’on ne peut posséder un livre à soi seul ; ils vous ôtent la surprise du théâtre, […] ils nous émoussent le goût […] [43] ». Il s’oppose ici à toute forme de contrôle sur l’art, à toutes les contraintes qui pourraient restreindre ou limiter l’approche directe de la beauté interne des textes et des œuvres artistiques. Gautier s’oppose à toute forme de formalisme pour prôner une liberté complète d’appréciation de l’art. Il ne fait souffrir son esthétique d’aucun compromis ni social, ni stratégique, ni langagier. Elle est pour lui absolue, comme la beauté de l’art. Cette préface, illustre elle-même au travers de ses jaillissements, l’esthétique et la vision du beau qu’entretien Gautier. Paolo Tortonese résume magnifiquement cette question : « Sa sécession radicale donne à son discours à la fois de la faiblesse et de la force. Faiblesse théorique, qui le rend marginal dans un contexte de débat philosophique, et force polémique, qui donne à sa revendication de l’art un caractère d’autant plus absolu que son absoluité n’est pas fondée, mais juste posée dans la violence de la rhétorique [44] ». Gautier fait s’évanouir sous le verbe toute théorie esthétisante pour laisser au mot et à l’imagination leur entière liberté d’éclatement.
Il apparaît donc que la préface de Mademoiselle de Maupin est un texte dont la nature et l’interprétation sont aussi surprenantes qu’ambiguës. De fait, évoquer la question de la morale dans l’art dans cette préface, selon l’esthétique de Gautier, c’est voir un auteur qui se dresse de toute sa hauteur et de toute sa verve contre les dérives morales et moralisatrices d’un siècle bourgeois, critique, et utilitaire qui ne cesse de réduire l’art, de l’asservir à un but fixé d’avance. Gautier ne se lasse pas dans cette préface de dénoncer l’hypocrisie maniaque et prude des critiques bourgeois et des néo-chrétiens mais aussi les critiques utilitaristes et l’idée d’un progrès, qui pour lui n’est synonyme que de régression [45] .
Pour autant, Gautier ne tombe jamais, même s’il en donne l’impression, dans les travers qu’il dénonce. Sa préface n’est pas une préface morale et utile. Il joue si bien avec les mots, les images et les idées qu’il parvient sans peine à annuler l’effectivité de sa préface. Il annule tout discours qui aurait été théoricien, qui aurait formé une théorie esthétisante. Il l’annule pour laisser le champ libre à une verve et une imagination vive qui ne réduit pas l’art à un pur jeu esthétique mais au contraire, qui réaffirme l’utilité absolue du Beau et de l’Art. Aussi, se sépare-t-il de Victor Hugo pour réaffirmer, envers et contre tout, noyant tout discours théorique dans une verve efficace s’annulant coup sur coup, l’autonomie absolue de l’art, lui-même indispensable dans l’absolu.
[1] BAUDELAIRE, Charles, Mon cœur mis à nu, Œuvres poétiques complètes, t. I., p. 707.
[2] Dans l’introduction de La préface de Mademoiselle de Maupin, Droz, 1946.
[3] Ces attaques faisaient suite à la publication de ses premiers articles des Grotesques dans La France Littéraire de Charles Malo, le 31 mai 1834. Elles avaient, rappelons-le, débouchées sur un procès perdu.
[4] WEIL, Éric, article « Morale » de l’Encyclopœdia universalis.
[5] BÉNICHOU, Paul, Le Sacre de l’écrivain, 1750-1830, Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Romantisme français I, Quarto, p. 393.
[6] GAUTIER, Théophile, Mademoiselle de Maupin, Gallimard, coll. Folio classique, 1973, présenté par Michel Crouzet, p. 36. Désormais M. M.
[7] M.M. p. 57.
[8] BÉNICHOU, Paul, Op. cit., p. 392.
[9] M. M. p. 36.
[10] M. M. p. 41.
[11] M. M. p. 47.
[12] Idem.
[13] M. M., 48.
[14] M. M., p. 45.
[15] M. M., p. 42.] » Il met en avant la capacité bourgeoise à cacher les choses aux « femelles » bourgeoises au risque d’être trompé et de voir « qu’il n’y a rien au monde qui coure plus vite qu’une virginité qui s’en va et qu’une illusion qui s’envole[[M. M., p. 46.
[16] M. M., p. 55.
[17] M. M., p. 62.
[18] M. M., p. 37.
[19] M. M., p. 38.
[20] M. M. p. 38.
[21] BÉNICHOU, Paul, Le Temps des prophètes, doctrines de l’âge romantique, Romantismes Français, t. I., Quarto, p. 619.
[22] Ibid, p. 621.
[23] M. M. p. 36.
[24] TORTONESE, Paolo, « À quoi cela sert-il ? La polémique contre l’utilitarisme dans la préface de Mademoiselle de Maupin », dans Jean-Louis Cabanès [dir.] Romantismes, l’esthétique en acte, Presse Universitaires de Paris-Ouest, 2009, p. 327.
[25] M. M. p. 58.
[26] Cité par Paolo Tortonese, Ibid., p. 328.
[27] M. M. p. 59.
[28] BÉNICHOU, Paul, Le Sacre de l’écrivain, 1750-1830, Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Romantisme français I, Quarto, p. 425.
[29] LAVAUD, Martine, Théophile Gautier, Militant du romantisme, Honoré Champion, coll. "Romantisme et modernité", Paris, 2001, p. 101.
[30] M. M. p. 63.
[31] M. M. p. 64.
[32] LAVAUD, Martine, Op. cit., p. 103.
[33] M. M. p. 36.
[34] TORTONESE, Paolo, « La préface de Mademoiselle de Maupin, entre manifeste et pamphlet », Revue des Sciences Humaines, n°295, juillet-septembre 2009, p. 115-131.
[35] M. M. p. 54.
[36] M. M. p. 57.
[37] LAVAUD, Martine, Op. cit., p. 230-231.
[38] M. M. p. 62.
[39] Idem.
[40] M. M. 56.
[41] Ibid., p. 107.
[42] M. M. p. 78.
[43] M. M. 80.
[44] TORTONESE, Paolo, « À quoi cela sert-il ? La polémique contre l’utilitarisme dans la préface de Mademoiselle de Maupin », dans Jean-Louis Cabanès [dir.] Romantismes, l’esthétique en acte, Presse Universitaires de Paris-Ouest, 2009, p. 333.
[45] Nous renvoyons ici le lecteur à notre étude sur Baudelaire et le Progrès qui partage en grande partie cette idée tout antimoderne.
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