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Victor Hugo n’est pas tendre, quand il évoque « l’aristocratie » dans L’Homme qui rit (1869). Dans un passage de ce roman, l’idée de l’héritage et celle de l’ordre, associées à celle de la « préméditation divine » qui transcende le « chaos », donnent son sens le plus spirituel à la noblesse native du héros, tardivement découverte. Mais en fustigeant les formes corrompues de l’aristocratie, souvent oublieuses de sa vocation, Hugo jette un doute sur sa légitimité à l’époque moderne (et dès le XVIIe siècle, à la fin duquel se déroule l’action de ce roman). Cette critique rejaillit sur la « providence », qui préside à nos destinées (que l’on soit aristocrate ou manant) ; n’est-elle que l’autre nom du « hasard » ?
Le sens profond de l’aristocratie
Hugo écrit après la révolution et, bien que conscient de ses abus et de son aveuglement, se refuse la nostalgie d’une aristocratie qui est pourtant fondée sur la propriété (du sol), que lui-même défend sans détour, notamment dans son recueil de pensées Le Tas de pierres. Le lien réciproque de l’homme et du sol est une expression, politique si l’on veut, de l’Unité, notion dans laquelle se résume le sacré (« le grand Un [c’est] Dieu [l’unité des unités] » [1]. L’aristocratie semble être née de ce credo, étendu au lien de complémentarité qui l’unit aux corps périphériques de la société. Le roi, incarnation terrestre du rayonnement de l’Un, figure abstraitement ce rapport d’adhérence entre le sol et l’homme, que peut d’ailleurs ressentir le serf. La distribution des rôles dans un tel système paraît moins injuste si l’on reconnaît en lui un reflet sociétal du Principe qui, selon la métaphysique de l’Un, instrumente l’étagement des formes de la création. Si injustice il y a, elle serait le moyen d’apprécier, à l’échelle humaine, la « grande loi du rayonnement », identifiée par Hugo comme « une des lois générales et souveraines de la création » [2].
Le poète Hugo a fait sienne cette « loi du rayonnement », qui est d’une certaine façon celle de ses écrits : autant de reflets de la « perfection » dont le symbole est le cercle [3]. Mais, dans la première partie de L’Homme qui rit, le cyclone fatal à une barque (prise dans son « demi-cercle » [4]) remplie de passagers, jette un doute sur un tel idéal. Le rayonnement de l’Un, dont dépend le multiple, est d’ailleurs évoqué dans ce passage par « la nuit [qui] est une [si] les ténèbres sont plusieurs » [5]. Cette violence climatique exprime-t-elle celle que les hommes ne surmontent que dans les mythes unitaires, qui en seraient la vaine thérapie ?
Les aristocrates qui apparaissent dans ce roman discréditent eux-mêmes cet idéal qui paraît néanmoins survivre dans l’un d’entre eux : un jeune homme, défiguré dans son enfance par les « comprachicos » qui, à la demande des ennemis de son père, l’ont enlevé. Prénommé Gwyplaine, il s’agit du lord Fermain Clancharlie, baron Clancharlie et Hunkerville, marquis de Corleone en Sicile, pair d’Angleterre [6]. Cette « alchimie » territoriale vaut comme une anticipation de celle qui nomme le visage scarifié du jeune homme ; ce terme vaut d’ailleurs pour son destin : une conciliation de la plus haute noblesse et des abysses de la société où le sort l’a très tôt plongé.
Avec sa crinière de « fauve », Gwynplaine, jeune acteur élevé par un saltimbanque, peut passer pour une figure de « l’esprit révolutionnaire [qui] tient de la bête fauve », cette « hydre étrange » [7] qui, sous la plume de l’auteur du Tas de pierres, préfigure « l’hydre » à laquelle s’identifie la voluptueuse duchesse qui, éprise de Gwynplaine, se présente à lui comme sa contrepartie spirituelle. Gwynplaine représente en fait la conciliation (imaginaire) de l’idéal dont nous parlions et du « progrès » révolutionnaire. Car le jeune homme est imprégné, sans les avoir apprises, par les valeurs incorruptibles de la plus authentique aristocratie. C’est tout dire du point de vue oscillant de Victor Hugo sur l’aristocratie : condamnable à un point de vue étroitement social, elle se justifie comme la commémoration (pour ne pas dire célébration) d’une vérité de l’être, un principe si l’on veut, que Gwynplaine représente à sa façon. Son suicide par noyade, à la fin du roman, dramatise-t-il l’évanouissement de ce principe ?
Une simple phrase du chapitre « Impartialité », exprime la complexité du point de vue d’Hugo sur l’oligarchie des lords : « L’aristocratie anglaise [vers la fin du XVIIe siècle] était inquiète, hautaine, irréductible, attentive, patriotiquement défiante », et « avait en certains cas, une singulière impartialité » [8]. Je souligne ces deux derniers mots qui peuvent s’entendre comme les dérivés sémantiques de l’unité principielle dont je parlais. Et pourtant, la figure qui exemplifie l’aristocratie dans ce roman est une duchesse trop séductrice, « capable de l’impossible », et notamment de la duplicité de ses choix en matière de religion [9].
Dans le chapitre suivant, le portrait de son mari, Lord David Dirry-Moir, est centré sur le fait qu’il « osait porter ses cheveux », bravant ainsi ses pairs : « Il tint bon ». Ces détails trouvent une contrepartie intrigante dans la « crinière » fauve de l’acteur Gwynplaine. La bravoure assez vaine de ce lord David préfigure ainsi, non sans paradoxe, la charge coléreuse de lord Gwynplaine contre ses pairs, qui lui coûtera sa réputation, si fraichement retrouvée.
Dans un passage intermédiaire (chapitre « Satan »), la visite de Gwynplaine à la duchesse Josiane, vaine tentatrice, est vécue par elle-même comme une rencontre de doubles. Hugo poétise ainsi l’ambiguïté du prestige de l’aristocratie, en dissociant son aura la plus spectaculaire (le couple ducal) des valeurs éthiques si menacées, campées par Gwynplaine en cheveux fous, avec son visage déchiré. (Rimbaud a réagi à l’ambiguïté de la confrontation de Gwynplaine et de la duchesse, en intériorisant le point de vue de ces personnages dans son Illumination Nocturne vulgaire [10]…)
L’idée de l’ « alchimie », associée par Hugo à la défiguration de Gwynplaine, en suggère le symbolisme le moins apparent : une forme ineffable de l’unité, substituée à celle, moins fascinante, de la beauté du visage qui fut celui du fils de lord. Si la défiguration a fait de lui un bouffon destiné à on ne sait quel roi barbare, cette fonction de « mock-king » (le mot n’est pas d’Hugo), évoque la vocation sacrificielle qui est celle des rois dans les anciennes cultures ; une vocation dont les dangers ne furent pas toujours évités par les rituels, centrés sur la personne royale. Le roi, modèle des vertus de l’aristocratie, est en quelque sorte le paratonnerre des tensions que régule plus évidemment la hiérarchie des fonctions réparties entre les membres de son entourage. Eux-mêmes partageant à divers degrés ce rôle salvateur, dans le domaine qui leur est attribué. Les conceptions ésotériques de la création, auxquelles Hugo s’est intéressé, se singularisent par des schémas qui coïncident dans une certaine mesure avec cet « ordre » aristocratique. On comprend ainsi que la personne royale, et à un moindre degré ses satellites, soient sacrés. (La métaphore du paratonnerre se justifie sous ma plume par l’évocation de la tempête à laquelle a échappé Gwynplaine, débarqué sur une rive désolée. Comme si la présence à bord de cet « enfant de l’ombre » avait pu retarder le naufrage ?)
Que penser du métier de Gwynplaine, acteur formé par un histrion ? Le roi et ses courtisans sont eux aussi la représentation, allégorique si l’on veut, d’un ordre, un mystère que poétise toute structure dramatique, ou tout poème. (Le goût de Louis XIV pour le théâtre et pour la danse, peut s’éclairer ainsi.) Le poète et romancier suisse C.-F. Ramuz affirmait d’ailleurs : « Il faut être aristocrate […] devant la vie ». Tout vrai poème, en réagissant à la « vie », célèbre en effet l’ordre, dont la valeur sacrée est aussi bien perçue par Ramuz que par Hugo (tous deux se gaussent avec subtilité des athées). Le destin de l’Homme qui rit est aussi la projection de celui du poète. Le « chaos rétablissant l’ordre […] l’héritier rendu à l’héritage […] la préméditation divine obéie » [11] … Ces remarques du narrateur-auteur révèlent les préoccupations poétiques assujetties à l’idée d’un ordre, dont la nature sacrée n’est plus reconnue à notre époque. (Dans Le Tas de pierres, « la faculté créatrice » qui s’emploie dans le « plan » suivi par la création du monde, est encore une projection des préoccupations formelles de l’écrivain.) Le thème de l’aristocratie dans L’Homme qui rit, participe au questionnement de cet ordre par Hugo.
Force et faiblesse de l’aristocratie
Peu avant la vaine « revanche » de Gwynplaine sur ses pairs, Hugo se livre à une critique de la royauté : celle de Louis XI et de Louis XIV, est accusée de « l’aplatissement pris pour l’égalité, la bastonnade donnée par le sceptre, les multitudes nivelées par l’abaissement » : autant de travers que les lords « ont empêché[s] en Angleterre [en] endiguant le roi d’un côté, abritant le peuple de l’autre.[…] Cette aristocratie a eu dans sa longue durée quelque instinct de progrès ». L’oligarchie de ces lords, « c’est de l’indépendance à l’état barbare […] La royauté le comprenait et haïssait la pairie ». Et Hugo de comparer cette pairie orgueilleuse à celle, vaniteuse selon lui, de la France (« La vanité est le plus petite des petitesses », écrit Hugo dans Le Tas de pierres [12]. Et de conclure : « Elle a été [la pairie anglaise] la première incarnation de l’unité d’un peuple […] La chambre des lords a cru créer le privilège des pairs, elle a produit le droit des citoyens. L’aristocratie, ce vautour, a couvé cet œuf d’aigle, la liberté. […] Mais soyons justes envers l’aristocratie. Elle a fait équilibre à la royauté : elle a été contrepoids […] Remercions-la, et enterrons-la. » [13] (fin du chapitre).
Curieusement, Gwynplaine est un lord qui, tel un roi anglais exaspéré par les lords, finit par déclarer sa haine à la pairie. Mais surtout, l’ « orgueil » que Gwynplaine boit « à pleine gorgée » [14] quand il prend conscience de la hauteur de sa naissance est bien celui de sa caste : « Pasteurs des peuples, conducteurs d’hommes, guides et maîtres, c’est là ce qu’étaient mes pères ; et ce qu’ils étaient, je le suis […] je suis pair, et j’ai une couronne […]. Ah ! l’on m’avait pris tout cela […] Ceux qui avaient proscrit le père ont vendu l’enfant […] Oh ! ces bandits qui ont torturé mon enfance […] Ah ! c’est donc là que l’on m’avait précipité […] au dessous du dernier dessous du genre humain […] plus bas que l’esclave, à l’endroit où le chaos devient cloaque, au fond de la disparition ! Et c’est de là que je sors ! c’est de là que je remonte ! c’est de là que je ressuscite ! et me voilà. Revanche ! » [15] L’idée d’un Christ ressuscité se nuance par ce désir de revanche.
En 1869, le lecteur français ne pouvait pas ne pas lire entre ces lignes une critique ardente des mauvais aspects de la révolution française, et par la bouche d’un prince, au demeurant conscient des failles de sa caste, qu’il rachète par son expérience si singulière. Ce lord incarne « l’unité d’un peuple », qu’il revendique comme une composante de son être. Et apparaît bientôt, non pas comme le vautour que serait l’aristocratie, mais comme un « Prométhée » dont la face est « ravagée par les coups de becs du vautour » [16]. C’est ainsi qu’est dépeint Gwynplaine, quand l’injustice de ses pairs le fait exploser, au chapitre « Les tempêtes d’hommes pires que les tempêtes d’océans ». Ce titre évoque celui des chapitres qui, dans la première partie du roman, malmènent dans une métaphore climatique ultra violente la métaphysique de l’Un : en raison de son rapport abyssal avec la violence universelle ; autrement dit la dualité qui, peut-on croire, fausse la vision que nous pouvons avoir de l’Unité première. Les contradictions de la peinture de la pairie anglaise dans ce roman peuvent se comprendre dans ce sens.
Dans le passage où Gwynplaine prend conscience de sa noblesse native, la louange des lords qui sont ses pères, aboutit aux invectives concernant les « bandits » qui l’ont enlevé et défiguré, non sans conférer, par des exercices physiques, au « beau […] corps » de leur victime, « des ressources […] d’athlète » [17]. Il est étonnant que la force physique et le courage, qualités réputées aristocratiques, apparaissent ici comme le résultat d’un apprentissage dégradant. Mais la beauté naturelle du corps de Gwynplaine s’est vue augmentée par ces exercices : une collaboration de l’inné et de l’acquis ? Quoi qu’il en soit, cette condamnation des « bandits » par leur victime, préfigure le passage où le jeune Lord qui a retrouvé son statut, s’en prend avec une violence justicière aux lords rassemblés, si peu à la hauteur de leur titre. La « couronne » que le jeune homme tient de ses pères n’est pourtant pas un leurre : elle est méritée par son comportement, à toutes les stations de son vécu.
Hasard des naissances
Les qualités sublimes par lesquelles le jeune lord mérite sa « couronne », ne sont-elles que la signature d’un hasard (malgré tout) bienveillant ? On hésite à le croire, en lisant les nombreux passages dans lesquels est évoquée l’idée de la prédestination. La duchesse Josiane est sans doute le porte-parole d’Hugo quand elle déclare à Gwynplaine : « Crois-tu à la prédestination ? J’y crois, moi […] » [18]. Le narrateur lui-même, dans un passage antérieur concernant le destin de Gwynplaine, affirme : « Réhabilitons le hasard » [19] (en lui attribuant les vertus de la providence ?). Plus loin, le hasard, dans sa commune acception, « n’est autre chose qu’un déguisement » [20]. Mais il finit par être dénigré, et par Gwynplaine lui-même, qui désigne le hasard comme « le père du privilège » [21].
Mis en doute à propos du destin humain, le hasard s’impose ainsi comme la raison des différences sociales. Ce retournement illustre une « contradiction » dont Victor Hugo, notamment dans la description du cyclone (chapitre « Les lois qui sont dans l’homme »), s’efforce de cerner l’impact dans la psyché de tout homme : « L’inarticulé parlé par l’indéfini. […] La raison d’être des mythologies et des polythéismes est là […] ces demandes et ces réponses indéchiffrables » [22] (chapitre « Horreur sacrée »). Ces pensées anticipent celle de René Girard concernant la contradiction sans âge (émanée du Père mythique) qui génère les divisions du groupe humain, en proie à la rivalité. L’idée de cette contradiction éclipse celle du rayonnement de l’Un, entendu comme la raison des formes originelles de l’aristocratie (le privilège de la naissance étant lui-même déterminé par ce rayonnement). Le rire de Gwynplaine, qui n’en est pas un ! vaut d’ailleurs comme un signe synthétique des effets du « double bind »…
Or, malgré sa haute taille et sa prestance, Gwynplaine « [en] naissant, avait dû être un enfant comme un autre » [23]. Mais, avec ses sursauts d’orgueil et son inflexible capacité de compassion, Gwynplaine perpétue malgré lui les qualités qui sont celles de sa caste. Ces qualités semblent résulter des germes, semés dans son être par des lois dont l’origine et la nature même sont incertaines. Les lois « hors de l’homme », n’ont-elles pas d’autre voix que la violence de la tempête, qui dicte aux membres du groupe humain le rôle du guide ou (différence fluctuante) celui de la victime désignée, quand menace le naufrage ? Dans nos esprits voués à la matière, cette « l’énorme palpitation ténébreuse » occulte la scission de l’Un, c’est-à-dire du Verbe, qui n’est plus reconnu alors comme le Principe, inspirant notamment le pyramidage aristocratique.
Mais, finit par observer Hugo à la fin du chapitre « Horreur sacrée », « le caprice des flots […] n’existe pas », pas plus que « le hasard » ; ces « choses déconcertantes […] sont des tronçons de loi entrevus. » Au-delà de l’absence de repères qui nous condamne à un égarement spirituel dont cette tempête est le signe, Hugo pressent une loi qui n’aurait rien de « l’incohérence illimitée », seul horizon de la pensée moderne. Le terme « tronçons » révèle assez le dualisme qui, devenu le prisme de la vision du monde, dévalorise le credo de l’Un, et d’abord la simple notion de l’aristocratie.
Or, Gwynplaine se distingue de ses pairs infidèles à leur vocation, par son empathie avec les déshérités qu’il reconnaît comme ses frères. Ne rien avoir, disposerait à mieux participer de l’Être ? La vision d’Hugo fait vaciller les différences de classe ou de culture, mais sans parvenir à cerner —qui le pourrait ? — la loi ou la raison métaphysique de ces différences. Le héros noir de Bug-Jargal, un des premiers romans d’Hugo, témoigne déjà de cette réflexion de l’écrivain.
La clef d’un roman
Le personnage Bug-Jargal, comme Gwynplaine, incarnent une certaine vision de l’art littéraire, envisagé comme le moyen de rendre accessible au lecteur un ordre, qu’il faut bien qualifier de transcendant. La couronne, poétique, est celle que mérite (ou que porte) Hugo, qui a projeté en Gwynplaine sa situation de poète, en proie à l’ambiguïté de l’Harmonie première. Rimbaud ne s’y est pas trompé, qui s’identifie simultanément aux « comprachicos » et à leur victime dans sa lettre du 15 mai 1871 (seconde lettre « du voyant »), mais encore dans maints passages d’Une saison en enfer.
Cette ambiguïté trouve une expression sidérante dans le chapitre « Gémissement », qui se termine par la révélation de son identité à Gwynplaine : quand il se voit confronté à son ancien tortionnaire, enchaîné dans une geôle obscure. Gwynplaine y a été conduit dans un dédale de corridors et de portes, qui matérialisent l’effort spirituel auquel est incité le lecteur, plutôt que le personnage. Si le destin de Gwynplaine peut évoquer celui du Christ, c’est le sinistre criminel qui est apparenté à « Jésus, nu sur la croix » [24].
« On voyait […] quatre membres se rattachant au torse en croix de saint André et tirés vers les quatre piliers par quatre chaînes liées aux pieds et aux mains [qui] aboutissaient à un anneau de fer » [25]. Une étude très détaillée du texte de ce chapitre pourrait confirmer l’idée que cet « anneau de fer » n’est rien moins que le symbole dépréciatif de l’Unité irradiante, autrement dit le Principe inouï dans lequel sont forgées la « couronne » de Gwynplaine comme toutes ses qualités aristocratiques.
Le face-à-face des deux personnages dramatise l’introspection de la conscience poétique d’Hugo, confrontée aux ombres qui ont très vite éloigné le Rimbaud « voyant » du « Nombre et de l’Harmonie ». Un problème auquel est suspendu le credo religieux de l’écrivain. Dans ce passage, cette symbolique implique la récurrence des détails qualifiés par le numéral « quatre », mais encore le « bouquet de roses », attribut du « sheriff » en robe rouge, présent dans ce décor avec le prestige de sa fonction de « magistrat à la fois royal et municipal » [26]. La valeur ésotérique de ces détails est moins apparente dans les romans antérieurs, où Hugo a semé d’autres « roses ». La fleur étant, comme la croix ou la simple figure du cercle, le symbole d’un mystère originel, auquel l’imagination des hommes attribue des aspects masculins et féminins (le rapport de Gwynplaine et de sa bienaimée Dea peut s’interpréter dans ce sens).
Le lecteur curieux de ce phénomène comprendra mieux ce dernier en lisant la quatrième et dernière partie, réservée aux romans de Victor Hugo, de mon ouvrage Écrire selon la rose [27]. Sous les yeux de Gwynplaine, dans ce passage crucial, le « bouquet de roses » du « sheriff » et la croix en X dessinée par les chaînes du condamné, sont le signe de l’appauvrissement spirituel de l’ordre, qui se confirme à la fin de ce chapitre comme celui qui irrigue les veines du héros. Cette croix de saint André et ces roses, arrachées à leur sens religieux, pourraient servir d’emblème à la pairie sans âme. Mais Gwynplaine ne fait qu’un avec le sens le plus spirituel de la croix et de la rose, jusqu’à la fin du roman où il affronte la mort en marchant « tout d’une pièce, les bras levés, la tête renversée en arrière », après le dernier souffle de Dea, Dea dont les lèvres se couvrent d’ « un peu d’écume rose » [28].
[1] HUGO Victor, Le Tas de pierres, dans Œuvres critiques, Paris : Jean-Jacques Pauvert [Cercle du Bibliophile], 1963, p. 399.
[2] Ibid., p. 393.
[3] Ibid., p. 397. Curieusement, cette affirmation dans Le Tas de pierres, suit l’idée que le cercle n’est que « l’une des figures les plus claires du fini » (p. 396).
[4] HUGO Victor, L’Homme qui rit, Le Livre de Poche [classique], 2002, p. 162.
[5] Ibid., p. 164.
[6] Ibid., p. 559.
[7] Ibid., p. 420.
[8] Ibid., p. 706.
[9] La duchesse est « papiste à fleur de peau », mais son « catholicisme ne dépassait point la quantité nécessaire pour l’élégance » ; « elle était protestante extérieure. Pour la canaille ». (Hugo, L’Homme qui rit, op. cit., p. 291.)
[10] Voir AROUIMI Michel, Rimbaud malgré l’autre, Lyon : Jacques André, 2014.
[11] HUGO Victor, L’Homme qui rit, op. cit., p. 582.
[12] HUGO Victor, Œuvres critiques, op. cit., p. 456.
[13] HUGO Victor, L’Homme qui rit, op. cit., p. 715-719.
[14] Ibid., p. 601.
[15] Ibid., p. 599.
[16] Ibid., p. 749.
[17] Ibid., p. 376.
[18] Ibid., p. 673.
[19] Ibid., p. 582.
[20] Ibid., p. 601.
[21] Ibid., p. 753.
[22] Ibid., p. 163.
[23] Ibid., p. 376.
[24] Ibid., p. 550.
[25] Ibid., p. 544.
[26] Ibid., p. 544.
[27] Le Billy Budd de Melville est le fanal de cet essai, rempli d’observations qui auraient pu enrichir ce survol de la thématique aristocratique de L’Homme qui rit. AROUIMI Michel, Écrire selon la rose : Melville, Bosco, Kafka, Hugo, Paris : Hermann, 2016.
[28] HUGO Victor, L’Homme qui rit, op. cit., p. 825 et 829.
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