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L’anarchisme dans les Dépossédés d’Ursula K. Le Guin

Ursula Kroeber Le Guin est une romancière américaine de science-fiction et de fantasy, se revendiquant de l’anarchisme. Elle est surtout connue pour ses romans ciselés avec précision et le grand soin qu’elle attache à la construction sociologique et anthropologique des sociétés qu’elle décrit.

Dans un entretien à The Paris Review, elle décrit son admiration pour l’anarchisme et la pensée de la gauche critique américaine qui transparait dans son œuvre et plus particulièrement dans son roman Les Dépossédés [1]. Sa société idéale, faite d’absence de relations de domination entre hommes et femmes, de rapports hiérarchiques, de société marchandisée et de guerre de conquête, ressemble aux idéaux des libertaires américains. Cette société est en même temps constituée de petites communautés rurales (et là on voit la lucidité d’Ursula K Le Guin) où l’économie et l’ensemble des relations sociales sont encastrées dans un phénomène complexe de croyances et de castes, ce qui lui donne un caractère extrêmement conservateur.

La société d’Anarres dans Les dépossédés correspond donc à la seule tentative d’Ursula K Le Guin de créer une société correspondant vraiment à l’idéal anarchiste de la Nouvelle Gauche américaine. Dans ce roman nous avons deux planètes Urras et Anarres. Urras est une planète proche de la nôtre divisée entre trois pays : A-Io qui a une société capitaliste marquée par une plus forte inégalité homme-femme (quasiment pas de femmes dans les universités), Thu qui évoque clairement l’URSS et enfin Benbili qui semble moins développée et peut faire penser au Tiers-Monde à l’époque de la Guerre Froide (A-Io et Thu se battent pour son contrôle).

Une révolution de type socialiste a pris le pouvoir à Thu et les rebelles sur A-Io ont accepté/été obligés de partir sur Anarres planète désertique. Ils ont tenté d’y fonder une société anarcho-syndicaliste. Cela donne une société avec un primat d’une optique de ne « pas faire de mal à autrui », une forte insistance sur les liens sociaux, une hostilité totale à la notion de propriété (un enfant peut se faire réprimander car il dit que c’est « son soleil » ou s’il « égotise » par exemple). Cela donne également une société à la fois très libertaire (les relations de couple monogames peuvent être mal vues et le concept de prison est obscène) mais en même temps assez puritaine. Les conditions de vie dures, faites de famines, conduisent à condamner le luxe. Mais d’une manière plus profonde, ce puritanisme est surtout lié à l’impératif axiologique de ne pas égotiser ou blesser autrui.

Par exemple, le personnage principal assistant à une soirée assez osée sur A-Io est choqué car « se caresser et copuler devant des gens seuls était aussi vulgaire que manger devant des affamés ». Cette société marche de facto au contrôle social, contrôle social dont on sent toute la pesanteur par petites touches. Par exemple, un des membres de la société qui a fait une pièce de théâtre vue comme « osée » car présentant un personnage ayant un rapport marchand au monde se fait du coup critiquer par tout le monde et est détruit socialement avant de finir à l’asile psychiatrique. Nous ne sommes pas loin du concept de « cancel culture » américain, et Ursula K Le Guin analyse finement comment celui-ci broie les gens particulièrement quand ils n’ont que le milieu qui les « cancelle » comme seul réseau amical.

Comme le décrit Shevek à un physicien d’A-Io : « Tout le monde est révolutionnaire sur Anarres, Oiiee… Le réseau d’administration et de distribution s’appelle la CPD, la Coordination de la Production et de la Distribution. C’est un système de coordination pour tous les syndicats, les fédérations et les individus qui font un travail productif. Ils ne gouvernent personne : ils administrent la production. Ils n’ont aucune autorité pour me soutenir dans mon action, ni pour m’empêcher d’agir. Ils ne peuvent que nous dire quelle est l’opinion générale à notre regard… où nous nous situons dans la conscience sociale. » [2]

Ursula K Le Guin est lucide sur l’existence d’autres formes de pensée libertaires. On peut penser notamment à la pensée libertarienne résumée ici [3]. Un des personnages, une femme a-iotie nommée Vea est clairement inspirée de la pensée objectiviste d’Ayn Rand. Elle a une aspiration à la liberté. Elle décrit sa vision du monde dans ce passage : « La vie est un combat, et le plus fort gagne. Tout ce que fait la civilisation, c’est de cacher le sang et recouvrir la haine de jolis mots ! ». Elle dit également : « Je ne m’occupe pas de blesser ou de ne pas blesser. Je me moque des autres gens et tous les autres aussi d’ailleurs. Ils ne font que prétendre le contraire. Mais je ne veux pas prétendre. Je veux être libre ». Cela fait totalement penser au serment prononcé à la fin du roman La grève [4] d’Ayn Rand qui est : « Je jure, sur ma vie et sur l’amour que j’ai pour elle, de ne jamais vivre pour les autres ni demander aux autres de vivre pour moi. » Comme elle le dit « Alors vous avez rejeté toutes les obligations et interdictions. Mais vous savez, je crois que vous autres Odoniens êtes passés complètement à côté du vrai problème. Vous avez supprimé les prêtres et les juges, et les lois sur le divorce et tout ça, mais vous avez gardé le problème qui se trouve derrière. Vous l’avez placé en vous, dans votre conscience. Mais il est toujours là. Vous êtes des esclaves autant qu’avant ! Vous n’êtes pas vraiment libres. » Ursula K le Guin analyse assez finement les différences entre sa vision et celle des libertariens qui sont l’importance du lien social et celles de la non-nuisance entendue dans le sens libertaire comme la non oppression.

De plus, elle fait un parallèle original et intéressant entre un des physiciens qui est un aristocrate « réactionnaire » et Shevek. Ce personnage Atro, par ailleurs fort sympathique, est vu par lui comme lui ressemblant. En effet, ils partagent un mépris des politiciens, du pouvoir actuel et de l’argent. Cela, alors même que Shevek est bien conscient des différences politiques entre eux. Cela peut nous faire penser à la différence et aux ressemblances entre anarque au sens de Jünger et anarchiste. Il y a une beauté dans l’idéal d’Anarres que décrit Shevek lors de la soirée décadente auquel il assiste chez Vea :

« Sur Anarres, rien n’est beau, rien, sauf les visages. Les autres visages, les hommes et les femmes. Nous n’avons que cela, nous autres. Ici on regarde les bijoux, là-haut, on regarde les yeux. Et dans les yeux, on voit la splendeur, la splendeur de l’esprit humain. Parce que nos hommes et nos femmes sont libres. Et vous les possédants, vous êtes possédés. Vous êtes tous en prison. Chacun est seul, solitaire, avec un tas de choses qu’il possède. Vous vivez en prison, et vous mourrez en prison. C’est tout ce que je peux voir dans vos yeux – le mur, le mur. »

Elle existe aussi quand il le décrit à une foule de manifestants :

« Si c’est Anarres que vous voulez, Si c’est vers le futur que vous vous tournez, alors je vous dis qu’il faut aller vers lui les mains vides. Vous devez y aller seul, et nu, comme l’enfant qui vient au monde, qui entre dans son propre futur, sans aucun passé, sans rien posséder, dont la vie dépend entièrement des autres gens. Vous ne pouvez pas prendre ce que vous n’avez pas donné, et c’est vous-même que vous devez donner. Vous ne pouvez pas acheter la Révolution. Vous ne pouvez pas faire la Révolution. Vous pouvez seulement être la Révolution. Elle est dans votre esprit, ou bien elle n’est nulle part. »

On sent un idéal souffler en permanence sur ce passage comme si Ursula K Le Guin avait cristallisé les aspirations les plus nobles de la gauche anti oppression américaine. Ce qui est renforcé par le fait qu’ils vivent ces aspirations dans des conditions difficiles.

Cependant, on a vu qu’Anarres n’était pas vraiment une utopie. Les sociétés qu’Ursula K Le Guin présente comme réellement désirables, notamment celles de Hain société à l’origine de l’Ekumen, sont de petites communautés rurales enracinées autour de traditions communes. En un sens et vu l’hostilité d’Ursula K Le Guin pour l’Etat associé au monothéisme et au « communocapitalisme », ses textes pourraient se rapprocher d’une science-fiction proche des idées de la Nouvelle Droite comme celle d’Erik l’Homme. Les différences sont pourtant notables : définition non ethnique des rapports humains et hostilité farouche à la hiérarchie ainsi qu’à la guerre. D’ailleurs, elle n’explique pas comment ces dites sociétés font pour survivre sans la militarisation. Ce qui lui permettrait de faire tenir ses sociétés sans un deus ex machina technologique ambigu, ce serait une Foi vibrante en quelque chose, qu’Anarres atteint presque grâce au personnage d’Odo inventrice de l’odonisme qui est l’équivalent de l’anarchosyndicalisme. Il est frappant de voir que la révolution face à un monde insoutenable se fait grâce à un livre quasi saint et à une figure martyrologique (christique ?). C’est comme si Ursula K Le Guin sentait inconsciemment que sa vision anarcho-polythéiste ne pouvait pas inclure la modification radicale d’une société tendue vers le bien commun. Et malgré sa critique théorique du mariage considéré comme patriarcal par Odo, elle montre que Shevek tient bon face à la pression sociale grâce à une relation de couple heureuse avec sa femme. Ursula K Le Guin, malgré sa critique du mariage, montre essentiellement de très nombreux couples monogames hétérosexuels heureux dans son œuvre, et son idéal n’est pas toujours très éloigné du mariage chrétien. Il se définit par l’entraide, la constance, la prise en compte de l’autre et de ses spécificités, le rôle de l’éducation et de l’amour des enfants, la mise à distance de la passion et la valorisation de l’amour.

Lire Ursula K Le Guin est utile pour trois raisons : d’abord pour découvrir une auteure talentueuse, à la plume affinée et à l’imagination sans pareille. Ensuite, pour voir ce que peut produire de plus beau l’idéal libertaire de la nouvelle gauche américaine dont la plupart des réalisations se révélant bien moins attirantes. Enfin pour voir ce que le christianisme peut apporter de plus aux apories d’un tel idéal. Dans Ceux qui partent d’Omelas [5], elle décrit une société qui correspond à son idéal mais qui repose sur le sacrifice d’un enfant. Ceux qui refusent un tel marché partent d’Omelas. En un sens c’est comme si elle nous invitait elle-même à voir les failles de ses utopies et à les améliorer.

Rainer Leonhardt

[1K LE GUIN Ursula, Les dépossédés, Harper and Row, NYC, 1975.

[2Shevek à Oiie, p. 86.

[4RAND Ayn, La Grève, Random House, 1987.

[5https://www.youtube.com/watch?v=aIp-aa8F9EI&ab_channel=MonsieurPhi Nouvelle parue en 1973 dans la revue new dimensions

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