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Dans le Dictionnaire de la Furetière, la fête galante est définie comme « une réjouissance d’honnêtes gens. » Elle est un genre artistique qui met en scène des paysages oniriques au sein desquels évoluent les plaisirs oisifs et les légèretés des dieux, des nobles et des bourgeois entre 1715 et 1770. Le genre apparaît en France de la volonté d’Antoine Watteau de concilier peinture d’histoire – au sommet de la hiérarchie des genres – et scènes champêtres de la vie quotidienne. L’expression est consacrée par l’Académie royale de sculpture et de peinture en 1717 lors de la réception de Watteau en son sein. La fête galante rejoint la peinture d’histoire en ce qu’elle nécessite de montrer au spectateur figures humaines, animales, des paysages, natures mortes, le tout ponctué de références littéraires ou mythologiques. La représentation et les codes du genre puisent leurs sources dans l’idée d’un paradis perdu, nouvelle Arcadie, où l’homme se réapproprie la nature. Thème largement abordé par l’école maniériste vénitienne du XVIe siècle ou l’école hollandaise du XVIIe. Jean-Honoré Fragonard appartient au mouvement rocaille et incarne, à la suite d’Antoine Watteau le renouveau de la Fête galante. La jeunesse du peintre est marquée par de nombreux voyages au cours desquels il côtoie les plus grands : Chardin, Van Loo, Boucher – son maître – et s’intéresse aux travaux de Rembrandt et de Franz Hals. Pendant son séjour à Rome, il prend de Tiepolo le coup de pinceau fulgurant, nerveux, et les couleurs vives et brillantes. Il se pose rapidement comme un peintre de l’eros, créant des atmosphères suaves où s’entrelacent les passions souvent peu culpabilisées des dieux et des hommes. La production du peintre est ainsi principalement destinée à des amis, à des garçonnières où s’agitent jeux et plaisirs, dont le format est réduit et la composition suggestive sans être vulgaire.
Renaud dans le jardin d’Armide est réalisé en 1763 et associé avec Renaud dans la forêt enchantée réalisé en 1764, retrouvé dans la collection du banquier Veil-Picard au XIXe siècle et authentifié par le Musée du Louvre en 2004. Le peintre produit ici un fantastique travail d’érudition dans lequel il associe étroitement fidélité au texte et liberté de créateur. La scène que représente Fragonard est tirée du chant XVIII de La Jérusalem délivrée, poème épique du Tasse rédigé en 1581 et racontant un récit fictionnel de la Première croisade, au cours de laquelle le chevalier Renaud, mené par Godefroy de Bouillon, doit lever le siège de Jérusalem par les Sarrasins. La toile évoque précisément un passage particulier du texte :
« Comme il regardoit de tous côtés, il aperçut au bout d’un petit sentier une place assez spacieuse au milieu de laquelle s’élevoit un grand Mirthe […] »
« Ne sois point assez barbare pour frapper un arbre qui m’est si cher ; frappe plutôt mon cœur, c’est par lui que doivent passez tes coups. » [1]
Le texte est souligné par Fragonard avec précision et minutie : d’abord, l’apparition du myrte, la plante d’Aphrodite, symbole de l’amour, du désir et, dans la Grèce antique, du pouvoir dont Armide, la magicienne, est dépositaire. Apparaissent alors cent nymphes dont l’irruption est symbolisée par un trait courbe, vaporeux, tourbillonnant, dont les visages se confondent avec le ciel au dernier plan, et, au premier plan, les formes alanguies avec le sol. Renaud est encadré par trois d’entre elles derrière et de part et d’autre, dont les tons blancs, roses, jaunes et le trait sinueux invitent à la fête érotique de vierges candides. Un des instruments évoqués dans le texte est couché au bas de la toile : un tambourin négligemment jeté au milieu de fruits et de fleurs.
Armide surgit alors du myrte, tenue par le bras par une autre fille se fondant avec les étoffes couvrant la magicienne. La surprise de l’apparition se trouve renforcée par la forme de l’arbre prenant la forme d’une serre d’oiseau prête à se refermer sur le chevalier portant alors immédiatement la main sur son épée. Le regard de Renaud se pose sur le sein d’Armide tandis que le sien, plaintif, se dirige sur la mâle épée.
La nudité de la magicienne est clairement évoquée : les drapés près du corps laissent apparaître un nombril symbolisé par un rehaut de marron dans la droite ligne d’une jambe dénudée. Le buste fond les blancs et les ocres, d’une épaule gauche découverte au ruban rose de l’épaule droite. Armide fait corps avec l’arbre : son geste de la main gauche est maternel, la main droite n’est pas visible puisque toujours à l’intérieur. Renaud est surpris mais manifeste sa contenance dans une position du buste et de la jambe presque rectiligne, soulignée par la courbe des drapés. Le casque qu’il porte, comme évoqué dans le texte, tend à dissimuler « les tendres sentiments de (son) âme » et sa sévérité. L’évocation érotique est ici maximale et typique de l’œuvre de Fragonard chez lequel le jeu mêle subtilement gravité et affect. Comme dans un songe, les feuilles de l’arbre, son tronc, les nuages, les jeunes filles, se fondent ensemble. Renaud y prend part sans en être et s’y trouve « encerclé » comme dit dans le texte. Le personnage repoussoir du premier plan ferme la scène à droite de la même manière que la colline à gauche. Cette colline ouvre une perspective de nombreux plaisirs, caractérisée par le regard d’une nymphe vers ce qui semblent être les amusements d’un jardin en pleine ébullition : l’une s’admire dans ce qui semble être un miroir à main, deux sont assises côte à côte comme surprises en plein jeu. Les touches rosées sur les pommettes et les poitrines, les entrelacs, traduisent une chaleur qui tranche avec le teint lisse et mât de Renaud. Le chevalier voit les fleurs empâtées « éclore sous ses pas » et former un chemin menant à Armide et vers lequel il dirige sa jambe tendue par les muscles ombrés. Le répertoire chromatique employé à droite de la composition, saturé de couleurs vives, est différent de celui de gauche, plus sourd. Les empâtements sont davantage manifestes sur Renaud, ses atours, et les jeunes filles qui le flanquent, que sur la magicienne, plus lisse et plus tendre.
Chez Fragonard, la touche du tableau est caractéristique de ses années 1760. Ses Baigneuses (c. 1756-62) et ses Blanchisseuses (c. 1756-63) contiennent des procédés stylistiques similaires. La figuration du paysage et des arbres, du ciel et des nuages et des visages pour les Baigneuses, les drapés, la suggestion des personnages d’arrière-plan et le foisonnement d’actions isolées, comiques, pour les Blanchisseuses. Les figures de Fragonard sont très souvent représentées en équilibre, en suspension prêtes à trébucher dans une position équivoque appelant l’érotisme. Sa toile Renaud dans la forêt enchantée reprend jusqu’à la tenue de Renaud, similaire en tout point exceptée l’apparition d’un bouclier, le myrte fendu et les différents instruments de musique comme la lyre mentionnée dans l’œuvre du Tasse.
Le thème des amours coupables de Renaud et Armide est largement abordé en peinture française, et foisonne dans les arts. Lully écrit Armide, sa dernière tragédie en musique composée en 1686. L’acte deuxième est consacré à l’arrivée de Renaud, affirmant « mépriser les charmes de l’amour » dans le « séjour si charmant » d’Armide qui l’attend pour lui tendre un piège. Quand il peint son tableau, Fragonard n’ignore donc rien de la littérature du Tasse, ni rien de la musique du Grand Siècle. Bien que lullystes et ramistes – partisans de la musique novatrice de Rameau – s’affrontent, représenter des scènes de tragédies en musique du XVIIe siècle est toujours à la mode. Gabriel de Saint-Aubin dessine une aquarelle de scène d’Armide en 1761. Le peintre connaît l’œuvre de son maître Boucher – Renaud et Armide, 1734 – et de Poussin – Renaud et Armide, 1629 – mais prend le parti de ne pas représenter la scène répandue du charme de Renaud penché sur le sein d’Armide et se détache ainsi de la réputation de copiste de grandes scènes classiques qui fut la sienne pendant sa jeunesse. Autant d’éléments le posent en véritable peintre d’histoire où paysages, figures, vanités et vraisemblance cohabitent. Son goût de peintre loin des cours, préférant la tranquillité de la campagne et le séjour de ses amis, ne l’empêche pas de connaître la vie politique et mondaine de son temps. Le peintre produit aussi de nombreux dessins au lavis dont un représentant Renaud dans la forêt enchantée (c. 1761), épisode suivant son arrivée au jardin et peint en 1762, démontrant une fois de plus sa maîtrise des différentes techniques de représentation picturale.
Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle s’opère une dévaluation progressive du libertinage, auquel Rousseau oppose en 1761 avec La Nouvelle Héloïse une forme de sentimentalisme moraliste. Fragonard, à la suite d’Antoine Watteau, exploite cette idée en figurant ses dessins et ses peintures en présentant des paysages enrobant de leur secret jeux et suggestions érotiques. Fragonard aime mettre en scène dans des bosquets secrets, des recoins sombres, au bord d’une rivière cachée. Les personnages sont souvent vêtus de costumes de théâtre ou à la mode de leur temps, dans un jardin enchanté symbolisant « le commerce de sentiments tendres, de soins délicats et de plaisirs voilés que l’autre siècle connaissait encore. » Les Baisers de Dorat participent à l’esprit rousseauiste de reconquérir la galanterie – une sorte d’amour courtois dont était encore héritier le Grand Siècle – contre le libertinage semblant amoindrir la portée érotique des amours et donc du plaisir.
Fragonard incarne le renouveau de la Fête galante à l’heure du déclin du genre. Parmi ses toiles les plus connues, les Progrès de l’amour, ensemble de quatre toiles mettant en scène le jeu courtisan, sont refusés par Madame du Barry qui lui préfère Vien, le maître de David, pour son style martial. La tendance néoclassique s’impose progressivement et Fragonard est démodé. Le peintre retiré à Grasse, sa ville natale, s’essaie de nouveau à la peinture classique – qui le fit rentrer à l’Académie en 1765 avec son Corésus et Callirhoé pour les Gobelins – mais sans succès. La peinture de David au service de la virilité révolutionnaire prend le pas sur les plaisirs légers de la campagne.
De la bucolique Grasse aux ruelles sordides de la capitale, du crépuscule du Grand Siècle à la Terreur, des ateliers de Boucher et Chardin à l’école de Rome, « Frago », précurseur des impressionnistes et à l’image de sa peinture, traverse le chaos en inventant le bonheur.
[1] (p. 276-277) de la Sixième édition de la traduction de Tarteiron d’Aubignac
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