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On peine à croire, lorsque l’on se plonge dans ses Lettres de château, que Michel Déon vient à peine de nous quitter. On peine à le croire tant la beauté de son écriture, qui est celle à n’en pas douter d’un lecteur assidu, nous frappe de sa précision, de sa clarté et de son élégance. Ces lettres de château sont celles d’un homme né dans un siècle révolu où l’on se faisait gloire de rendre hommage aux hommes illustres dont les œuvres continuent d’irriguer, qu’on le veuille ou non, nos vies, nos rêves et nos âmes. Le hussard disparu, de peur peut-être de n’être plus compris, s’en explique dans sa lapidaire Préface : « Rien n’est tout à fait fortuit. Depuis des siècles, l’Art et la Fiction entretiennent d’intimes relations, l’un avec l’immédiateté, l’autre avec la durée. La peinture montre à voir, les romans et la poésie déchiffrent des messages. Ces quelques évocations des auteurs de chevet et des œuvres qui ont nourri ma vie disent ma gratitude. Nous sommes leurs enfants rebelles ou soumis. J’ai vécu leurs œuvres. […] Je leur dois bien quelques lettres de château. [1] »
Bien loin du « présentéisme » que la littérature contemporaine tente d’ériger en paradigme avec sa horde d’épigones malheureux qui s’efforcent désespérés et exaspérants de « liquider les classiques », selon l’heureuse formule de Philippe Vilain dans La littérature sans idéal, Michel Déon nous offre, généreux, de vivre ou de revivre avec lui parmi les plus belles pages et les plus beaux tableaux de son panthéon. Il s’agit bien en effet d’une anthologie personnelle, critique, dans laquelle on voyage, au gré de chapitres plus ou moins fournis, aux côtés de Conrad et des mers terrifiantes, qu’il raconte toujours comme s’il s’agissait de nos âmes ; aux côtés de Giono et de ses poèmes romanesques brûlant de nostalgie et de sang sous le soleil amical mais mélancolique de Manosque ; avec l’Eurydice aussi de Nicolas Poussin et l’indifférence efféminée d’un Orphée trop occupé de lui-même pour voir combien est libre et belle son épouse trop tôt morte, et avec d’autres encore, Stendhal, Toulet ou Braque, pour ne citer qu’eux.
Ces Lettres de château sont l’occasion de mesurer l’étendu de la culture de Michel Déon, de voir combien les mots lui étaient chers, combien ils signifiaient encore. Le lecteur attentif saura voir se glisser parmi ces pages la sensibilité d’un homme qui n’hésite pas à se révéler, à se mettre à demi-nu sous la lumière des autres, loin des jeux de dupes qui caractérisent souvent ce genre de littérature où celui qui écrit prend souvent vite la place de celui sur qui il écrit. Rien de cela lorsque Déon se met en scène et qu’il commente midrashique, parmi d’autres, l’œuvre de Giono : « La lumière de cette fin de journée au Paraïs s’est adoucie. Encore timide, les premières cigales chantent dans le jardin. L’œuvre de Giono lutte glorieusement contre l’oubli, contre la damnation et pour une mort qui élève l’homme au-dessus de sa condition. […] Giono a volé le feu sacré, affronté le monde et dénoncé ses crimes, porté en pleine gloire ses passions saintes ou funestes, sordides ou magnifiques, rappelé que rien n’est donné, que tout est à conquérir, et que sans caractère il n’est point de conquête . [2] »
Michel Déon sert les grands et nous offre un cadeau sans commune mesure : celui de ressusciter pour nous des paysages littéraires infinis parce que vivants, de nous les faire voir par la magie de l’ekphrasis, et de nous transmettre plein de foi et d’espérance le goût de la lecture, du beau et de sa contemplation.
[1] Michel Déon, Lettres de château, Paris, Gallimard, Coll. « Folio », 2009, p. 12-13.
[2] Ibid., p. 57.
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