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Dans un contexte français de grande décadence liturgique, manifestée tant par les pitreries qui sont trop souvent monnaie courante aux heures de la messe dominicale que par la profonde ignorance des fidèles de la réalité du sacrement auquel ils assistent et sont censés participer, l’ouvrage de l’abbé Jean-Baptiste Nadler intitulé Les racines juives de la messe, publié cette année par les Éditions Emmanuel, retient notre attention, ne serait-ce que par l’intention exprimée dans son titre. L’abbé Nadler est prêtre de la communauté de l’Emmanuel dans une paroisse du diocèse de Tours, et, dans la brève présentation lisible sur la quatrième de couverture du livre, est présenté comme un visiteur assidu de la communauté juive et de sa synagogue à Tours.
On comprend d’entrée de jeu le rôle qu’a pu avoir cette fréquentation dans la réalisation de cet ouvrage. L’auteur fait montre d’une connaissance très précise et très riche des rites du judaïsme, de leur histoire et de leur évolution à la faveur des évènements qui ont affecté le peuple juif. Ainsi de la synagogue, qui nait lorsque les Juifs, déportés à Babylone, loin de Jérusalem où le temple de Salomon a de toute façon été détruit par les troupes de Nabuchodonosor, cherchent à continuer de célébrer le culte de l’Éternel malgré les conditions de de l’exil. La synagogue, comme le démontre l’abbé Nadler, sans remplacer le temple, devient le nouveau lieu d’une prière qui se réfère au temple, notamment en remplaçant les sacrifices sanglants par le « sacrifice de louange ». C’est de ce genre d’informations, déjà passionnantes en soi, que regorge l’ouvrage.
Grâce à ces connaissances, qui ne sont présentées que de manière simplifiée pour ne pas divertir le lecteur du but principal de l’œuvre, l’auteur aborde, dans sa deuxième partie, le sujet qui lui importe le plus : l’héritage manifeste de ce passé hébraïque dans les rites liturgiques de l’Église. C’est tout d’abord de manière logique que se présente cette filiation : les rites chrétiens, nés dans la communauté des apôtres, revenant à Jérusalem après avoir vu monter aux cieux le Christ qui avait achevé de leur révéler qu’Il était le Messie annoncé par les prophètes, ne se sont pas développés à partir de rien. D’ailleurs, le dernier verset de l’évangile selon saint Luc nous apprend que les apôtres, immédiatement après l’Ascension de Notre Seigneur, étaient « toujours dans le temple » ; de même, les Actes des Apôtres montrent à bien des reprises que les synagogues sont des étapes naturelles des disciples qui y prient et participent au culte, parfois en y prenant la parole (Act. 17, 2). C’est donc à partir des rites juifs, du temple, de la synagogue et du foyer, que la liturgie chrétienne prend forme.
Ainsi de certains rites de préparation à la liturgie comme l’habillement du prêtre, où l’amict est identifié par l’auteur au talith juif, vêtement porté sur la tête pour la prière. Ainsi de la menorah, chandelier à sept branches, figuré dans le rite romain par les six cierges qui trônent au-dessus de l’autel, et dans le rite byzantin par un chandelier posé à même l’autel. Ainsi, aussi, du rideau du temple, dont la scission au moment de la mort selon la chair du Christ fait beaucoup jaser, qui se retrouve dans la séparation entre sanctuaire et nef dans l’architecture chrétienne [1]. Toutes ces démonstrations, bien documentées et solidement avancées, sont utiles pour comprendre que la messe n’est pas un ensemble de gestes arbitrairement décidés par une communauté locale, mais une somme de symboles qui manifestent la nature divine du Christ à travers Son identité avec le Messie annoncé par tout l’Ancien Testament.
Mais le point le plus important, et qui occupe la majeure partie du propos, c’est le lien infrangible qui relie la messe et le sacrement qui en est le cœur aux sacrifices rituels accomplis par les Juifs au temple et dans le foyer au moment de la Pâque. C’est justement cet agneau, offert lors de la Pessah au Seigneur pour recevoir le prix de vie (on se souvient que ce rite prend naissance lors de l’Exode, où le Seigneur, envoyant Son ange frapper de mort tous les premiers-nés d’Égypte, protège de la malédiction Son peuple en lui faisant enduire ses portes du sang d’un agneau : le sang de l’innocent protège de la mort), qui manque dans le récit de la Cène du Christ, qui ne bénit que du pain et une coupe de vin. La raison en est simple : le Christ est, lors de ce repas, Lui-même l’Agneau, l’innocent dont le sang viendra bientôt retomber sur Son peuple pour le protéger de la mort. Par Ses gestes de bénédiction, mais surtout de fraction, le Christ annonce les douleurs et l’agonie qui seront infligées à Son Saint Corps le lendemain. Si le rite romain fait chanter l’Agnus Dei au peuple au moment de la fraction de l’Hostie par le célébrant, c’est parce qu’à ce moment, c’est le Christ qui est cloué à la Croix, qui reçoit le coup de lance à Son côté. C’est là le vrai sens du nom de « Saint Sacrifice » donné à la messe.
L’abbé Nadler montre que le sang, dans la culture religieuse juive, est perçu comme le signe de la vie, ce qui interdit que l’homme y touche : la vie n’appartient qu’à Dieu, tout contact de l’homme avec du sang versé est un contact avec la mort et éloigne de Dieu. Lorsque les prêtres du temple enduisent l’autel des sacrifices du sang des offrandes apportées par le peuple, ils manifestent la déférence des fidèles qui rendent au Seigneur la vie qu’Il leur a donnée et permettent le renouvellement de l’alliance vivifiante faite par Dieu avec les membres d’Israël. De même, le Christ, devenu l’Agneau, sacrifié dans les mains du prêtre, verse à chaque messe Son Précieux Sang pour unir l’homme à Dieu en lui donnant la vie éternelle. La victime a changé, mais le sacrifice propitiatoire reste : c’est le fond même de la dichotomie entre l’Ancien et le Nouveau Testament, l’un étant le don de la vie humaine à la race choisie, l’autre le don de la vie divine à l’humanité, qui est le vrai peuple de Dieu, choisi de toute éternité pour vivre avec Lui.
C’est ce constat de suprême importance que refait l’abbé Nadler dans son livre. C’est une excellente manière d’aborder la question centrale qui sous-tend la manière actuelle de vivre la liturgie dans le catholicisme français : la messe est-elle une réunion sympathique de croyants autour de bonnes expériences communes, ou la réitération de l’événement le plus terrible de toute l’histoire de l’humanité ? La réalité, explicitement exposée par cet ouvrage, de ce que l’on appelle le Saint Sacrement, si elle était bien connue de tous les fidèles amènerait certainement à un renouvellement de la conscience chrétienne. C’est à cet égard-là que ce livre est extrêmement profitable, et à mettre dans toutes les mains de professeurs de catéchisme : il serait un outil formidable pour éveiller la jeunesse à toute la profondeur de la foi chrétienne manifestée dans ce que Benoît XVI tenait à appeler « sa source et son sommet » (Conc. Vat. II, Lumen Gentium 11), la liturgie ; un outil pour susciter un vrai goût pour la célébration des mystères et une attitude correcte dans la participation qui doit s’y faire.
C’est donc, nous semble-t-il, à cet auditoire « périphérique » que s’adresse en majorité l’œuvre de l’abbé Nadler, un auditoire, qui, nous le savons, ne trouve pas actuellement dans la sensibilité liturgique actuelle, héritée de l’après-Concile, de nourriture suffisante pour appréhender toute la beauté d’une foi qui doit être le moteur de toute la vie du chrétien. C’est certainement la raison pour laquelle l’auteur, à qui la messe traditionnelle de saint Pie V est loin d’être inconnue, évite de se répandre dans une comparaison trop longue entre les deux « formes » du rite, comme on veut les appeler. Il est surprenant, pour un lecteur un tant soit peu connaisseur du sujet, de trouver les rites de la messe de Paul VI présentés seuls comme définissant ce qu’est la liturgie romaine, alors que dans bien des cas ils ont remplacé des gestes bien plus anciens et plus puissants, et de voir si peu de références aux gestes de la messe traditionnelle, ayant disparu de son avatar moderne, qui manifestent aussi, et bien mieux, le caractère sacrificiel de la messe. Ce d’autant plus que les références qui y sont faites, justement, indiquent souvent discrètement qu’il y a des manques assez dérangeants à cet égard-là dans le nouveau rite. On est même assez choqué de trouver, p.86, l’usage de « prier la tête découverte » présenté comme universel dans le christianisme, alors que la pratique de se couvrir la tête pour les femmes fut non seulement retenue dans l’Église romaine en Occident jusqu’à un récent changement d’attitude en aucun cas dicté par le Magistère, qu’elle l’est toujours dans d’autres parties du monde moins affectées par la décadence liturgique, qu’elle est unanimement conservée parmi les fidèles d’autres traditions liturgiques, et, surtout, qu’elle trouve sa justification dans les propos de saint Paul lui-même (1 Cor. 11, 5).
Ces quelques réserves, nous l’avons dit, n’entachent pas, sinon l’exhaustivité de l’ouvrage, la grande utilité de son dessein premier, qui est de rappeler ce qu’est vraiment la messe, et la raison pour laquelle elle est célébrée. Il ne faudrait pas voir, donc, dans cet ouvrage, de volonté syncrétiste, qu’aurait pu faire craindre le fait que la préface de l’ouvrage ait été rédigée par le grand rabbin de France Haïm Korsia. Même si l’on sent que l’auteur entretient une affection personnelle très forte à l’égard de la communauté juive [2], il n’est jamais affirmé, pas plus d’ailleurs que dans la préface elle-même, que christianisme et judaïsme sont une seule et même chose. Tout au plus l’abbé Nadler et son préfacier semblent-ils vouloir insister sur un aspect plutôt politique, à savoir dénoncer une hypothétique inimitié envers la communauté juive ; mais l’on échappe heureusement à une tentative de brouillage des frontières entre la filiation historique entre judaïsme et christianisme et l’amitié naturelle que peuvent éprouver mutuellement les hommes, en dehors de toute considération religieuse. La lecture de l’ouvrage, très agréable et rapide, grâce à une écriture claire et directe, permet d’écarter ce soupçon qui avait initialement pesé ; elle est, encore une fois, à recommander à tous ceux qui ont pour charge d’éduquer à la foi chrétienne : elle sera profitable à la refondation d’une vie liturgique digne en France, et d’une vie chrétienne plus complète et cohérente.
[1] A cet égard, il eût été encore plus profitable que l’abbé Nadler précisât que ce même rideau, remplacé ensuite par le jubé, a fait partie intégrante du rite romain durant des siècles, et que l’abandon de sa fonction première, la disjonction des deux espaces visuels, fut pour le moins hasardeuse.
[2] Est-ce ce qui lui fait, dans sa conclusion, p.117, dire que « l’Église, peuple de Dieu, ne se substitue pas à Israël », ce qui est, dans une perspective sotériologique, entièrement faux, puisqu’une fois la rédemption opérée, Dieu peut de nouveau s’unir pleinement au genre humain, et le fait au moyen de Son Église, vers laquelle l’ancienne alliance avec Israël n’a été qu’un moyen ?
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