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[EX-LIBRIS] Étienne Gilson : Dieu et la philosophie

Recension de l’ouvrage d’Étienne Gilson, Dieu et la philosophie, publié en août 2013 aux éditions Petrus a Stella. 129 pages.

Publié en langue anglaise en 1941, God and Philosophy n’avait jamais été traduit en français. C’est désormais chose faite grâce à cette traduction réalisée par les moines de l’Abbaye de Fontgombault et enrichie d’une préface de Rémi Brague. Dieu et la philosophie reprend le contenu de quatre conférences données par Étienne Gilson en 1940 à Harvard : Dieu et la philosophie grecque, Dieu et la philosophie chrétienne, Dieu et la philosophie moderne, La pensée contemporaine et le problème de Dieu. Dans ces quatre parties, il retrace l’histoire du « problème philosophique de Dieu » [1] ainsi que « le rapport entre l’homme et le principe premier » [2] avant, dans la dernière partie, de développer une longue critique des incursions de la science dans la métaphysique.

Le problème philosophique de Dieu

La première conférence porte donc sur la spéculation philosophique des Grecs. Il faut commencer par noter que la notion de dieu n’est pas une invention des philosophes grecs : « Quand les premiers philosophes grecs commencèrent leurs spéculations, les dieux étaient déjà là » [3]. Le sens grec du mot dieu leur vient en effet des poètes.

Gilson se désole que les historiens de la philosophie essaient bien trop souvent de faire dire aux philosophes grecs ce qu’ils n’ont pas dit au lieu d’étudier ce qu’ils ont précisément dit des dieux dans leurs œuvres. Si les philosophes présocratiques ont placés des éléments différents comme principe (philosophique) premier du monde, ils ne les ont cependant pas appelé “dieu”. Cela se comprend aisément quand on a à l’esprit ce qu’est un dieu pour un grec. « Un monde où tout arrive aux hommes de l’extérieur, y compris leurs sentiments et leurs passions, leurs vertus et leurs vices, voilà quel était l’univers religieux des Grecs. Tels étaient leurs dieux : ces Immortels dont la faveur ou la disgrâce dispensaient ainsi toutes choses aux êtres humains » [4].

D’un coté la spéculation philosophique aboutit à un premier principe (vu comme une chose et non un être) unique, de l’autre les dieux sont multiples, des êtres et non des choses, et ont une relation privilégiée avec les hommes. Réfléchissant à l’ordre du monde, il était alors difficile pour ces philosophes de répondre en accord avec leurs principes religieux. De fait, « les plus grands des philosophes grecs ont toujours estimé très difficile, sinon impossible, de faire s’accorder leur interprétation religieuse du monde et l’interprétation philosophique qu’ils en avaient » [5]. C’est pourquoi Gilson affirme que « La philosophie grecque ne peut avoir émergé de la mythologie grecque par un quelconque processus de rationalisation progressive » [6].

Si Platon fera évoluer le principe premier pour faire de l’Idée du Bien « la cause universelle de tout ce qu’il y a de bien et de beau [...] » [7], il n’est cependant pas allé jusqu’à affirmer (même si beaucoup d’historiens de la philosophie affirme qu’il y a sans doute pensé) que le Bien soit un dieu [8]. Après Platon, vient Aristote. « Ce qui fait de la métaphysique d’Aristote un évènement qui marque une date dans l’histoire de la théologie naturelle, c’est qu’en elle, l’union longtemps différée du principe premier philosophique avec la notion de dieu devint enfin un fait accompli » [9]. Mais dès lors, dans la philosophie grecque, les dieux cessent de s’intéresser aux hommes. C’est ce point que les grands Grecs seront incapables de dépasser : leur métaphysique identifiant désormais Dieu avec le principe premier, ils n’arriveront pas à réconcilier celui-ci avec leur vision des dieux comme des êtres qui entretiennent une relation privilégiée avec les hommes. « Un court instant, et tu auras oublié ; un court instant et toutes choses t’auront oublié » dit Marc Aurèle. « Ces mots du grand stoïcien sont aussi les derniers mots de la sagesse grecque, et ils montrent clairement l’échec des Grecs à élaborer une explication exhaustive du monde, sans du même coup perdre leur religion » [10].

L’étape suivante dans la métaphysique sera franchie du fait d’une évolution religieuse. Le Dieu juif a ceci de particulier qu’il s’est révélé aux hommes et qu’il est unique. De plus, contrairement au principe premier grec, il n’est pas une chose, mais un être, qui établit avec son peuple une relation d’Alliance. Il faudra attendre l’arrivée du christianisme pour que le Dieu juif, Dieu jusque là d’un peuple donné, devienne le Dieu universel. A partir de là, la rencontre avec la philosophie grecque était inéluctable. Désormais les hommes vont « utiliser une technique philosophique grecque pour exprimer des idées auxquelles aucune philosophie grecque n’avait jamais songé » [11].

Gilson en présente les premiers développements, s’attardant longuement sur Augustin. L’évolution majeure que l’on doit à celui-ci est d’avoir exprimé le “ce qui est” de Plotin en terme chrétien : “Celui qui est”. Pour Gilson, Augustin a alors atteint la limite de ce qui était permis par la philosophie grecque seule. Il faudra ensuite attendre neuf siècles pour que Thomas d’Aquin réalise « un progrès nouveau et décisif en théologie naturelle » [12]. L’esprit grec s’était arrêté à la notion de nature, d’essence. Thomas d’Aquin le dépassera en posant le concept d’existence, l’acte d’être comme central : Dieu est. C’est cet acte d’être de Dieu qui sera le sommet de la métaphysique de Saint Thomas d’Aquin. Gilson donne alors l’ébauche de ce qu’il développera ensuite dans L’être et l’essence [13], s’attachant à distinguer avec soin par exemple ens, ou “étant”, et esse, ou “être”. Ce qui surprend Gilson avant tout, c’est que le progrès philosophique ne précède pas ici la révélation, il la suit. C’est Dieu en révélant « son existentialité qui a aidé les philosophes » [14].

Mais la métaphysique de Thomas d’Aquin est pour Gilson comme un sommet suivi rapidement d’une chute.

Pour Gilson, l’évolution qui va suivre devient perceptible avec Le Discours de la Méthode. « Ce qui se produisit donc avec la métaphysique de Descartes, et tout à fait indépendamment de ses convictions chrétiennes personnelles, ce fut la destruction de l’idée médiévale de sagesse chrétienne » [15]. Conséquence de son monde mécanique, l’on observe dès la métaphysique de Descartes un glissement. Celui-ci passe d’un Dieu, le « Dieu chrétien véritable » [16], dont l’essence est d’être, à un Dieu dont l’essence est de créer. Cette évolution, qualifiée de régression par Gilson, réduit le Dieu chrétien à son rôle de créateur. Comme si l’on disait désormais qu’“Il est...créateur” et non qu’“Il est”.

On assiste alors dans la philosophie moderne à une séparation progressive de la philosophie et de la théologie ainsi qu’une orientation de la philosophie vers les fins naturelles. « L’effet historique le plus immédiat de cette théologie naturelle de Descartes a été, une fois encore, de dissocier Dieu, objet de croyance religieuse, de Dieu pris comme premier principe de l’intelligibilité philosophique. De là la célèbre protestation de Pascal : « Le Dieu des chrétiens ne consiste pas en un Dieu simplement auteur des vérités géométriques et de l’ordre des éléments [...] » [17]. Le reste de cette 3e partie étudie ensuite les évolutions des métaphysiques de Malebranche, Leibniz et Spinoza. Ce dernier qui accentue le primat de l’essence [18] est par ailleurs revenu en quelque sorte du “Celui qui est” au “ce qui est” [19].

Le début de la 4e partie revient sur le rôle central de la philosophie kantienne et du positivisme d’Auguste Comte dans l’approche contemporaine de la question de Dieu. « Dans les deux doctrines, la notion de connaissance se réduit à celle de la connaissance scientifique [....] » [20]. Avec eux, Dieu sort du champ de la connaissance et du champ de la causalité.

Dieu et la science

Le sujet de cette dernière partie n’est plus uniquement une histoire philosophique de la notion de Dieu mais aussi des liens qu’entretient la science contemporaine avec cette notion et la philosophie sous-entendue par les positions de certains scientifiques.

La science a pour objet d’étude le comment. Tant qu’elle s’attache à décrire de manière rigoureuse ce comment des choses, elle est parfaitement légitime. Mais lorsqu’elle se hasarde à expliquer le pourquoi, elle sort de son domaine de compétence pour s’aventurer dans celui des problèmes métaphysiques.

La science peut tout à fait expliquer comment telle chose a pu évoluer, comment fonctionne telle loi physique, mais, une fois ces problèmes parfaitement démontrés, demeure la question du pourquoi de l’existence. Pourquoi est-ce que telle chose est ? Lorsque des scientifiques tentent de répondre à cette question et en viennent par exemple à décrire l’univers comme mystérieux, ils font l’aveu de leur impuissance à fournir une explication réelle à cette question. « La vraie raison pour laquelle cet univers apparait mystérieux à certains scientifiques, c’est qu’ils prennent à tord les questions existentielles, c’est-à-dire métaphysiques, pour des questions scientifiques, et qu’ils demandent à la science d’y répondre. Évidemment, ils n’obtiennent pas de réponses. Ils sont alors déconcertés, et ils se disent que l’univers est mystérieux » [21].

L’origine de cette erreur vient du fait que Dieu n’étant pas considéré comme scientifiquement explicable ou démontrable, certains scientifiques décident alors qu’il sort du champ de notre connaissance. Pour Gilson, il est surprenant de vouloir réduire la connaissance de l’esprit humain à la seule connaissance scientifique. Car la notion de Dieu existe bien dans le monde, au delà même de la question religieuse. La science ne peut refuser à la métaphysique tout droit à s’exprimer sur cette question.

Certains scientifiques essaient de justifier le pourquoi par le hasard. D’autres, comme Julian Huxley [22] le font par le simple jeu des lois mécaniques, mais, reculant de cause en cause, finissent eux-aussi par réintroduire ce hasard. Persister alors dans une telle position aboutit à « la rechute dans la mythologie » [23]. Ce que font en réalité les scientifiques qui se livrent à de telles explications, c’est diviniser une idée : l’Évolution, l’Orthogénèse ou encore le Progrès. Prenant en exemple la cosmologie scientifique de Sir James Jeans, Gilson montre alors en quoi celle-ci n’est finalement qu’une profonde régression métaphysique.

Gilson rappelle que par le passé la métaphysique a pu « faire des ravages dans la science. Par le passé, elle précédait la science, et souvent de telle sorte qu’elle en a empêché l’essor et bloqué le développement. Pendant des siècles, les causes finales ont été prises à tord pour des explications scientifiques [...] » [24]. Débarrassée de cette erreur, il est regrettable que la science s’empresse de faire de même et s’immisce dans la métaphysique. « Dans les deux cas [...] la vraie victime de cette discorde épistémologique est toujours la même : l’esprit humain » [25]. Il est tout à fait normal que le scientifique refuse la finalité ou la notion de dessein « comme absolument non scientifique », mais pourquoi alors devrait-il interdire qu’une telle conclusion soit tirée par d’autres, en dehors du domaine propre de la science ? Pourquoi la science, sortant de son ordre propre, aurait-elle le droit d’interdire à la métaphysique, dans le domaine qui est le sien, de fournir des réponses là où elle est incapable de le faire ? « Le fait que les causes finales soient scientifiquement stériles n’entraine pas leur disqualification comme causes métaphysiques, et rejeter les réponses métaphysiques à un problème uniquement parce qu’elles ne sont pas scientifiques, c’est délibérément mutiler l’esprit humain dans son pouvoir de connaissance » [26]. Les deux doivent rester à leur place dans l’ordre de la connaissance.

Et il ne faut pas non plus, conclut Gilson, que les métaphysiciens commettent une erreur semblable en ne distinguant plus religion et métaphysique et en empiétant sur la religion comme certains scientifiques le font sur la métaphysique [27].


[1Préface d’Étienne Gilson, p.XIX.

[2Préface de Rémi Brague, p.XIII.

[3p.5.

[4p.11.

[5p.16.

[6p.20.

[7Platon, La République, 517c.

[8p.22.

[9p.28.

[10p.31-32.

[11p.37.

[12p.53.

[13Étienne Gilson, L’être et l’essence, 1948.

[14p.56.

[15p.64.

[16p.75.

[17p.76.

[18p.84.

[19p.87.

[20p.91.

[21p.103.

[22p.107.

[23p.114.

[24p.108.

[25p.108.

[26p.111.

[27p.119.

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