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[EX-LIBRIS] Entrer dans la prière avec les Cisterciens

Prier en fils de saint Bernard

« L’oisiveté est l’ennemie de l’âme. »

Les abbatiales cisterciennes rayonnent à travers les terres que nous avons héritées de nos ancêtres. Leur architecture, à la fois austère et claire, sobre et magnifique, est proverbiale. Ces trésors de la Chrétienté, prières confinant à l’éternité grâce à la rigidité de la pierre, illuminent autant de terroirs restés inhabités et inhospitaliers de nombreux siècles. Ce sont les monuments laissés par les Cisterciens, ces grands moines défricheurs des grandes forêts telles que celle de Bouconne, assécheurs de marais et propagateurs de la pisciculture comme en Combrailles, garants de sauvetés et de lieux sûrs comme en Haut-Languedoc, pionniers en terres franches comme à Frontfroide. Ils ont répandu la paix du Christ au temporel et au spirituel, permettant à de nombreux gueux de troquer leur misère contre l’évangélique pauvreté des bienheureux. Saint Bernard de Clairvaux, quelques siècles avant saint Ignace de Loyola, a laissé la chevalerie mondaine de côté pour la transcender, la remplacer par un héroïsme de prédication, d’ascèse et d’oraison. À sa suite, en tant que parfait miles Christi (et de la très sainte Vierge Marie), il a entraîné nombre de frères, cousins, parents et amis, quittant les armes de fer pour celles de l’âme. C’est une véritable école spirituelle et de sainteté que ce Père de l’Église né au Moyen Âge central a laissé à la postérité.

Jean-François Fyot, secrétaire de l’ARCCIS (Association pour le rayonnement de la culture cistercienne, basé à l’abbaye de Lérins), renoue avec une vieille tradition monastique en étant aux rênes d’une compilation d’écrits spirituels empruntés à de grands saints autour de différents thèmes propices à l’édification, à la méditation ou à la prière. C’est toute la force de cet Entrer dans la prière avec les Cisterciens [1], préfacé par le frère Vladimir Gaudrat, de l’abbaye Notre-Dame de Lérins.

Les grands sujets développés dans ces pages sont la « Conversion », « Vivre avec les autres » (la charité fraternelle), « Donner du sens au travail », « Célébrer et prier ensemble », « L’expérience de saint Bernard », « Les cisterciens chantent et louent Marie » et « La lectio divina ». Autant de choses essentielles. Les principales références présentées sont bien sûr les saintes Écritures ; puis la Règle de saint Benoît dont descendent les Cisterciens, saint Bernard de Clairvaux, Guillaume de Saint-Thierry, etc., mais aussi, plus curieusement, quelques textes du concile Vatican II, lequel détonne un peu.

La conversion est une nécessité absolue pour les êtres humains, un acte de tous les instants, à renouveler sans cesse pour en tirer tous les bienfaits. C’est là, par l’action de la grâce et par les mérites de Notre-Seigneur Jésus-Christ, notre passerelle vers le salut et vers la béatitude céleste : « Il n’y a de vraie vie pour nous que si nous nous convertissons ; nous n’avons pas d’autres moyens d’arriver à la vie [2] ». C’est une apologie de l’anachorèse, de la fuite de ce monde qui appartient à Satan et de ses richesses mondaines, aussi bien matérielles qu’intellectuelles.

La maxime est bien connue et, d’Aristote, a passé dans le domaine public : « L’homme est un animal politique [ou social] ». L’évidence est telle que nous voyons familles, maisonnées, clans, tribus, communautés, assemblées, hameaux, villages, communes, provinces, nations et pays. Mais le christianisme nous invite à transposer cette constatation de nature vers un plan surnaturel, afin de la perfectionner et de l’accomplir : L’homme est par nature un animal charitable. C’est en effet notre vocation et ce vers quoi nous devons tendre ; c’est la loi première de toute la Création, qui comprend en elle-même l’adoration due au Tout-Puissant. Le Christ l’a rappelé à plusieurs reprises. Le chrétien doit faire mentir Sartre en proclamant que le paradis, ce sont les autres ; même s’il est dans le monde sans en être, sans se laisser gagner par sa piètre mesure de la vertu et de la sainteté, selon les avertissements prononcés par monseigneur Fléchier au plus fort du Grand Siècle [3]. Jean-François Fyot nous donne, en la matière, une petite recette : « une façon de vivre dans l’amour, c’est l’Incarnation du Christ dans le quotidien de nos vies » (p. 40). La sagesse du saint abbé de Clairvaux nous apprend ensuite que la correction fraternelle, si elle est juste et nécessaire, ne passe cependant pas par n’importe quels moyens et procédés : « Évitez aussi, sous prétexte de corriger votre prochain, de jeter une de ces répliques qui sont des coups de poignard à un âme pour laquelle le Christ a daigné se percer de clous sur la croix [4] » (p. 45). L’homme doit être homme ; ni ange, ni bête. Et, bien entendu, ne confondons pas une triste philanthropie ou un contentement de soi confinant à l’orgueil avec la charité de l’Évangile : « La vraie charité naît d’un cœur pur, d’une conscience droite, d’une foi sincère, et nous fait avec justice aimer le bien du prochain comme le nôtre. Celui qui n’aime que le bien qu’il fait lui-même n’aime vraiment ni le bien ni soi-même [5] » (p. 48).

La Règle de saint Benoît est réputée pour sa tempérance et son extraordinaire équilibre entre prière, travail et repos. Les ordres qui en découlent en font montre. Ora et labora. Le chapitre « Donner du sens au travail » sera peut-être, de tout l’ouvrage, la partie la plus efficace et la plus salutaire pour notre temps d’activisme et notre société postmoderne. À ce sujet, saint Bernard nous gratifie de toute une catéchèse, reposant sur la Bible (« l’homme naît pour le travail », Job 5, 7) et les peines conférées à nos premiers parents. À partir de là, le travail a pris une place toute particulière dans la sphère naturelle de la Création, mais aussi dans l’économie du salut. Œuvre d’offrande, de bonification ou de mortification, la tâche n’est pas dénuée de sens : « ceux qui ne connaissent pas la peine des hommes, connaîtront la peine des démons [6]… » (p. 61). Le travail fait partie intégrante de la condition de l’homme déchu : « il n’y a pas un seul enfant d’Adam qui vive sans travail, pas un, sans douleur. Si on y échappe une fois, c’est pour y retomber plus lourdement une autre fois [7] » (p. 63). D’aucuns seraient peut-être tentés d’embrasser la profession religieuse en pensant échapper à la peine et au morne quotidien, banalité réprouvée par l’orgueil. Ce ne serait qu’illusion. Les hommes de Dieu participent eux aussi à une moisson – et quelle moisson ! « Le travail, la retraite, la pauvreté volontaire, tels sont les vrais ornements d’un religieux. Voilà ce qui honore la vie monastique [8] » (p. 69). À l’image du saint curé d’Ars, le prêtre catholique est un ouvrier de la vigne du Seigneur, qui se dépense sans compter les heures, dormant et mangeant peu, passant son temps à confesser les âmes, à prier et à offrir la sainte messe dans toutes les églises et chapelles de sa paroisse, sans repos, sans vacances et sans retenue. Dans ces définitions et considérations cisterciennes du travail, n’y aurait-il pas trop de négatif ? La suite y remédie, offrant la perspective de diviniser le fruit du travail des hommes : « Que les hommes apprennent que ceux qui ne participent pas au travail des hommes ne méritent pas d’être visités par les anges. Qu’ils apprennent à quel point plaît aux anges le travail accompli avec une intention spirituelle [9] » (p. 71). Guerric d’Igny s’adresse quant à lui plus volontiers aux laïcs en affirmant qu’il n’est pas nécessaire d’être cénobite pour se sanctifier, chacun le pouvant selon et dans son devoir d’état : « Jésus favorise, de ses avances et de sa manifestation, non seulement ceux qui s’appliquent à la contemplation, mais encore ceux qui suivent avec justice et piété les sentiers de la vie active. Plusieurs d’entre vous, si je suis bien informé, en ont fait l’expérience, souvent ils ont cherché Jésus au sépulcre et ne l’ont point rencontré, et ce même Jésus s’est montré à eux d’une façon inespérée dans la voie du travail [10] » (p. 74). Il ajoute : « Heureux celui qui, dans toutes ses œuvres et dans toutes ses voies, cherche le repos bienheureux… préfère au fond de sa volonté, le repos et le calme de Marie, et accepte par la nécessité des choses, le travail et l’empressement de Marthe. Dans cette vue il accomplit toutes choses avec la plus grande paix et le plus grand calme d’esprit possible… L’homme animé de ces dispositions, se repose même lorsqu’il travaille, comme au contraire, l’impie travaille toujours alors qu’il est en repos [11] » (p. 75-76). Guillaume de Saint-Thierry n’est pas là pour le contredire : « L’âme sérieuse et prévoyante se fait à toute occupation. Bien loin de s’y dissiper, elle s’en sert pour mieux se recueillir. Toujours moins attentive à ce qu’elle fait qu’à l’intention qui la fait agir, elle tend vers la fin de toute perfection [12] » (p. 76), ou encore : « Vivant sur la terre, mais demeurant dans les cieux, [nos pères] travaillaient de leurs mains et des fruits de leur labeur nourrissaient les pauvres, souffrant eux-mêmes la faim [13] » (p. 77).

Le leitmotiv jésuite rappelle que « l’homme est fait pour louer, honorer et servir Dieu ». D’où la nécessité de la prière, mais aussi et surtout du culte, aussi bien public que privé – cette dichotomie étant très moderne, nous devrions plutôt préférer l’énumération suivante : ecclésial, social, politique, communautaire, domestique et individuel. C’est là que se trouve la justification de l’existence de communautés de vie religieuse et consacrée, pour « Célébrer et prier ensemble ». Au cœur de ce chapitre, le saint sacrifice de la messe, l’Eucharistie. « Le sacrement, celui qui en est digne le reçoit pour vivre, comme l’indigne peut le profaner pour sa mort et son jugement [14] » (p. 103) ; « manger le corps du Christ, ce n’est pas autre chose que devenir le corps du Christ et le Temple du Saint-Esprit [15] » (p. 103-104).

Jean-François Fyot s’attache ensuite à nous faire mieux connaître la figure rayonnante de saint Bernard de Clairvaux, en nous faisant partager sa vie, ses expériences et les piliers de sa piété et de sa théologie si douce. Suit naturellement un chapitre consacré à la dévotion des Cisterciens à l’égard de la très sainte Vierge Marie, dont le culte a illuminé les anciennes Gaules : « Comme c’est par une femme que la mort est entrée dans le monde, il convenait bien ce que fût aussi par une femme que la vie y rentrât [16] » (p. 144). Le fin’amor alors fort en vogue dans le Midi n’est peut-être qu’une déviation de cette piété mariale. Ce sont alors les belles hymnes d’Adam de Perseigne, d’Aelred de Rievaulx et d’Alain de Lille : « Alors, tout comme la Vierge a conçu le Christ par sa foi, ainsi, l’âme le concevra par sa fidélité ; comme la Vierge l’a conçu dans sa chair, l’âme le concevra dans sa charité [17] » (p. 143).

La fréquentation des saintes Écritures est un moyen ordinaire de mieux connaître – et donc de mieux aimer – notre Créateur et notre Sauveur (la Parole de Vie). Le monachisme a eu l’insigne honneur de mettre au goût du jour, à travers les siècles, la pratique de la lectio divina. Loin d’une lecture passive et industrielle, il s’agit de la digestion et de la méditation de petits morceaux choisis, de véritables pépites de sanctification. Cet exercice pluriséculaire fait lui aussi l’objet d’un chapitre à part entière d’Entrer dans la prière avec les Cisterciens. Mais ce n’est pas l’apanage d’un seul ordre religieux, et suivons donc les directives du prieur Guigues II le Chartreux : il y a « quatre degrés spirituels : lecture, méditation, prière, contemplation. C’est l’échelle des moines qui les élèves de la terre au ciel [18] » (p. 165). « La lecture est l’étude attentive des Écritures, faite par un esprit appliqué. La méditation est une opération de l’intelligence, procédant à l’investigation studieuse d’une vérité cachée, à l’aide de la propre raison. La prière est une religieuse application du cœur à Dieu pour éloigner des maux ou obtenir des biens. La contemplation est une certaine élévation en Dieu de l’âme attirée au-dessus d’elle-même et savourant les joies de la douceur éternelle [19] » (p. 166). En voici les fruits : « La lecture recherche la douceur de la vie bienheureuse, la méditation la trouve, la prière la demande, la contemplation la goûte [20] » (p. 167). Pourquoi nous autres laïcs ne consacrerions-nous pas chaque jour quelques minutes pour mâcher un court passage de l’Ancien Testament et un court passage du Nouveau Testament dans notre Vulgate ? Toutefois, il faut veiller à éviter les écueils possibles : « Nous pouvons déduire de tout cela que la lecture sans méditation est aride, la méditation sans lecture est sujette à l’erreur, la prière sans méditation est tiède, la méditation sans prière est sans fruit [21] » (p. 168). Les vertus de la lectio divina sont multiples. Il y en a notamment une que nous indique tout spécialement saint Aelred de Rievaulx : « Rien ne chasse et ne réprime mieux les pensées inutiles et volages que la méditation de la Parole de Dieu [22]… » (p. 171). Les amoureux des lettres et des livres que nous sommes, méprisant follement l’Index librorum prohibitorum et les sages directives de l’Église, sommes parfois tentés de lire de tout et de rien, n’importe quoi, ce qui nous tombe sous la main ou trône sur les affiches publicitaires des quais de nos gares… Belle erreur ! « À des heures déterminées, il faut vaquer à une lecture déterminée. Une lecture de rencontre, sans suite, trouvaille de hasard, bien loin d’édifier l’esprit, le jette dans l’inconstance. […] il faut s’attarder dans l’intimité de maîtres choisis et l’esprit doit se familiariser avec eux [23] » (p. 178-179).

Pour finir, l’auteur a établi une notice biographique sur chacun des moines cisterciens qu’il a choisi de faire figurer dans cette belle compilation. En contemplant ces portraits, on ne peut que s’attrister que les cisterciens et hommes de cette trempe soient si rares de nos jours ! N’oublions donc jamais de prier pour de saintes vocations religieuses !


[1FYOT (Jean-François), Entrer dans la prière avec les Cisterciens, Perpignan, Artège, coll. « Spirituelle », préface du fr. Vladimir Gaudrat, 2015, 204 p., 12 €.

[2Page 23. Saint Bernard de Clairvaux, Sermon sur la conversion aux clercs, I.

[3« Ne pouvant ramener le monde au christianisme, ils ramènent le christianisme au monde et se font une mesure de sainteté proportionnée à leur faiblesse. »

[4Saint Bernard de Clairvaux, Sur le Cantique des cantiques, Sermon 29, 5.

[5Saint Bernard de Clairvaux, Lettre 11.

[6Saint Bernard de Clairvaux, Sur le Cantique des cantiques, Sermon 23, 4.

[7Saint Bernard de Clairvaux, Sermons divers 2, 1-2. Dans la même veine, dans Sermons divers 55, 3 : « dur et rocailleux est le chemin qui mène à la vie » (p. 68).

[8Saint Bernard de Clairvaux, Des mœurs et devoirs des évêques 9, 37.

[9Saint Bernard de Clairvaux, Pour la Nativité du Seigneur, Sermon 3, 5.

[10Bienheureux Guerric d’Igny, Pour la Résurrection du Seigneur, Sermon 3, 4.

[11Bienheureux Guerric d’Igny, Pour l’Assomption de la Vierge Marie, Sermon 3, 1-2.

[12Guillaume de Saint-Thierry, Lettre aux frères du Mont-Dieu.

[13Idem.

[14Guillaume de Saint-Thierry, Lettre aux frères du Mont-Dieu, 109-114.

[15Guillaume de Saint-Thierry, De la nature et de la dignité de l’amour, 38.

[16Saint Amédée de Lausanne, Sermon 2.

[17Alain de Lille, Pour l’Avent, Sermon 7.

[18Guigues II le Chartreux, Lettre au frère Gervais sur la vie contemplative.

[19Idem.

[20Idem.

[21Idem.

[22Saint Aelred de Rievaulx, La vie recluse, 20.

[23Guillaume de Saint-Thierry, Lettre aux frères du Mont-Dieu, 122-124.

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