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Du combat spirituel

13 mars 2018 Boniface

« La vie de l’homme sur la terre est un combat, et ses jours sont comme ceux du mercenaire. » (Job VII, 1)

Une guerre contre soi-même

Avant de mener un combat, il faut d’abord identifier son adversaire et étudier sa stratégie. Dans le cadre du combat spirituel, il est d’abord nécessaire de reconnaître que le diable est à l’œuvre maintenant, au plus près de nous, et qu’il nous oblige à nous défendre. Après s’être rebellé contre Dieu par orgueil, Satan et les « démons », qui sont d’anciens anges, chutèrent. Par le péché des premiers parents, le diable a acquis une certaine domination sur l’homme : « Celui qui commet le péché est du diable, car le diable pèche dès le commencement (1 Jn 3, 8). » Ignorer que l’homme a une nature blessée, inclinée au mal, c’est risqué de se mettre sous la servitude du péché, dont l’instigateur est le démon, et de désobéir à Dieu [1]. Le combat spirituel a précisément comme but de se protéger de ces périls. L’Écriture atteste l’influence néfaste de celui que le Christ appelle « l’homicide dès l’origine » (Jn 8, 44), et qui a même tenté de détourner Jésus de la mission reçue du Père (Mt 4, 1-11). « C’est pour détruire les œuvres du diable que le Fils de Dieu est apparu » (I Jn 3, 8). Le Christ lui-même nous parle des démons et du diable dans les Évangiles [2]. Car le diable est une réalité spirituelle ; il ne s’agit pas de la personnification de vices, d’un fantasme ou d’un personnage mythologique. Lors du baptême, les catéchumènes doivent d’abord renoncer à Satan et à toutes ses vaines promesses, ses « pompes ».

Au-delà même de la Révélation et des Écritures, on se convaincra facilement que le diable est partout à l’œuvre. Dans le monde, c’est l’évidence : princeps mundi, le diable répand partout le chaos, la division, et l’impiété [3]. Il a tellement pris corps avec la société moderne que nos contemporains sont bien en peine de le voir : comme disait Baudelaire, Il est plus difficile d’aimer Dieu que de croire en lui. Au contraire, il est plus difficile pour les gens de ce siècle de croire au Diable que de l’aimer. Ainsi, le premier et le plus important champ de bataille est notre âme. De cette guerre en nous procède toutes les guerres qui existent dans le monde, et de ce combat intérieur proviennent toutes les peines et les souffrances psychologiques que nous supportons dans l’existence. Le monde moderne n’a que le mot de « liberté » à la bouche, sans qu’il se rende compte que les hommes, sous couvert d’un libertarisme mensonger et prétendument émancipateur, se sont rendus esclaves de leurs désirs et de leurs inclinations mauvaises. Rien de plus avili, rien de plus aliéné qu’un cœur impie, si bien qu’on peut s’étonner avec Bossuet : « Cent tyrans de cette sorte captivent nos volontés, et nous ne soupirons pas ! Nous gémissons quand on lie nos mains, et nous portons sans peine ces fers invisibles dans lesquels nos cœurs sont enchaînés ! [4] »

Avec le Diable, la brutalité doit toutefois s’allier à la prudence. L’Ennemi est d’une intelligence angélique, et il est plus au fait de nous de la puissance de Dieu : « Tu crois qu’il y a un seul Dieu ? Tu fais bien. Les démons le croient aussi, et ils tremblent.  » (Jacques II, 19). Lors de la traversée du Désert, le Diable montre une connaissance parfaite des Écritures ; c’est de cette manière qu’il pense tenter le Christ. Et de fait, les anges n’ont pas besoin de la foi puisqu’ils ont déjà la connaissance de toutes les choses célestes - c’est pour cette raison que leur rébellion contre Dieu constitue un acte impardonnable. Ne pensez donc pas duper le diable avec des demi-stratagèmes : le diable est un ange, donc il ne saurait lui-même être bestial. Si le diable était tel que le représente l’iconographie traditionnelle (monstrueux, difforme, sardonique, hirsute, à cornes de bouc), il serait aisément identifiable, et présenterait un danger faible. Mais ces représentations ont précisément comme but d’avertir le fidèle sur sa véritable nature, et de montrer quelles fautes il peut inspirer aux créatures. Car le Diable agit dans l’ombre et la duplicité ; il est même, en tant qu’ange, beau, agréable, de bonne intelligence. Le diable est subtil : dans Le Joueur généreux, Baudelaire le dépeint comme un homme de goût, séduisant. Please allow me to introduce myself, I am a man of wealth and taste… Le signe de sa malice est difficilement identifiable pour qui n’est pas au fait de la terrible guerre qu’il livre au genre humain.

Arrimé à notre chair, déchaîné de haine contre l’œuvre de Salut, le diable ne cesse de nous tenter et nous livre une guerre perpétuelle. Ou plutôt, confronté au principe de division, diabolique, il nous faut livrer une guerre contre nous-même : les tentations de la chair et de l’esprit viennent de nous, même si elles peuvent être suscitées et encouragées par le démon. C’est pour cette raison que l’idée d’une guerre contre soi n’a rien de spécifiquement chrétien et se retrouve dans toutes les traditions philosophiques. C’est l’évidence qu’être livré à soi-même, c’est être livré à son pire ennemi : Widerstehe doch der Sünde. Tous les Antiques l’ont constaté : vivre, c’est lutter, et la vie est un état de guerre. Vivere militare est disait Sénèque [5] . Platon le dit d’une autre façon : « La victoire sur soi-même est de toutes les victoires la première et la plus glorieuse, alors que la défaite où l’on succombe à ses propres armes est ce qu’il y a tout à la fois de plus honteux et de plus lâche. Et cela montre bien qu’une guerre se livre en chacun de nous contre nous-mêmes [6] ». Cette guerre intérieure, permanente, est une donnée anthropologique, consubstantielle à l’existence de l’homme. Pour Joseph de Maistre, qui sait se vaincre sait tout : « La philosophie a fort bien compris que les plus fortes inclinations de l’homme étant vicieuses, il n’avait pas de plus grand ennemi que lui-même, et que lorsqu’il avait appris à se vaincre, il savait tout [7]. »

Revenons aux Docteurs et aux amici Christi. Le combat spirituel est d’autant plus violent et impérieux que nous avons été rachetés par le Christ et que nous l’avons pris pour Maître. Le diable, condamné depuis l’origine, redouble d’ardeur pour nous perdre. Saint Bernard de Clairvaux, le moine qui priait comme un guerrier, avertissait en ses termes ses frères cisterciens :

«  Enfin, dans vos exercices et vos combats de chaque jour, car il n’y a pas de trêve pour ceux qui vivent avec piété en Jésus-Christ, de la part, soit de la chair, soit du monde et du diable (Job, VII, 1). La vie de l’homme sur la terre est une guerre continuelle (militiam esse vitam hominis super terram) comme vous l’éprouvez sans cesse en vous-mêmes, en sorte que chaque jour vous devez chanter de nouveaux cantiques pour les victoires que vous remportez [8]. »

La station dans la prospérité est un danger, car le plus grand danger est qu’il n’y en ait plus. Dans la misère, la tribulation peut porter ses fruits, tandis que « la félicité corrompt l’âme par une sécurité perverse, et ouvre un espace au diable qui nous tente [9] ». Tentatio vient de tentare, qui peut aussi signifier « examiner », « sonder ». C’est par la tentation que l’homme se révèle à lui-même. « Vient la tentation (probatio), comme une interrogation, et l’homme se découvre lui-même ; car à soi-même il demeurait caché, mais non à son créateur [10]. » C’est par l’épreuve, la krisis, que l’homme se forge moralement. Aucune sainteté ne s’est acquise sans mise à l’épreuve, sans souffrance, sans combat. La krisis est aussi l’opportunité par laquelle on se sauve : qu’il s’agisse des tentations envoyées par Dieu, qui sont des probations, ou celles du diable, qui sont des incitations au péché, il faut les comprendre comme un moyen de s’édifier et de progresser sur le chemin de la vertu. Elles permettent de ne jamais rester immobile sur ce chemin : Vigilate, restez éveillés.

Soyez de toute violence

Le combat spirituel est total : il nous oblige supérieurement pour le salut de notre âme et celui de l’Église. Il ne laisse aucun répit, et nécessite une ardeur toujours renouvelée. Les tièdes et les modernes pensent que le christianisme est une religion de pacifistes béats et de sentimentaux mous. La vie du Christ et des saints nous montre tout le contraire. Et Jésus lui-même le dit explicitement : « Le royaume des Cieux est emporté de force, et les violents s’en emparent.  » (Mtth XI, 12) En effet, le Ciel se conquiert. Si nous voulons dîner à la table du Père, co-régner avec le Christ et participer de sa gloire, il faut le mériter. Il faut remporter la course en athlète du Christ, et réduire son corps en esclavage, comme nous le demande saint Paul : « Tout athlète se prive de tout ; mais eux, c’est pour obtenir une couronne périssable, nous une impérissable. Et c’est bien ainsi que je cours, moi, non à l’aventure ; c’est ainsi que je fais du pugilat, sans frapper dans le vide. Je meurtris mon corps au contraire et le traîne en esclavage… » (I Co., 9, 25-27) Il n’y a pas d’enjeu plus grand : il concerne votre salut dans l’au-delà. Pensez-vous que, parce que cette guerre est invisible, il ne s’y trouve aucun danger ? Pensez-vous que, parce que le combat est spirituel, il n’implique pas de mourir ? Une défaite spirituelle peut se payer au prix fort, et peut même mener à des conséquences d’une gravité qu’aucun combat physique ne pourra jamais égaler. L’âme peut mourir. Son principe est immortel, et son mouvement éternel, mais sa liaison à Dieu, qui procure la vie et la lumière, peut se rompre : c’est alors la mort spirituelle, bien plus grave que n’importe quelle mort corporelle.

C’est pour cette raison que l’ardeur déployée dans le combat spirituel doit être totale. Il faut être animé de ce zèle qui fut celui du Seigneur au moment où il chassa les vendeurs du temple (Mtth XXI, 10-18). Le chrétien n’est-il pas le temple du Saint-Esprit ? L’âme ne doit-elle pas devenir une maison de prière, par sa recherche de Dieu ? Il faut donc chasser ce qui dissipe l’âme de la même manière que le Christ expulsa les marchands du temple : à coup de fouets. Lorsque Jésus chasse le démon, il le terrasse, lui prend ses armes et l’expulse du corps d’un possédé (Luc XI, 14-28, troisième dimanche du Carême). De cette manière, nous devons chasser de notre cœur le démon qui nous harcèle : avec fureur - une fureur sacrée. Le démon n’a pas pitié de vous quand il veut vous soumettre à son esclavage. N’ayez donc aucune pitié pour lui. Dans l’hagiographie, quand le saint s’approche d’un possédé ou d’un démon, l’esprit malin devient turbulent, incontrôlable : il blasphème, il crie, et il implore le saint de cesser de le violenter, de cesser de prier. Combien ont-ils dit : tes prières me brûlent ! Ne cessez jamais de prier. Semper orate (Mc 18, 1).
Parce que nous sommes continuellement attaqués par le diable, il nous faut, à notre tour, l’assaillir en permanence. À l’image de notre Seigneur, ne cessons jamais le combat, et descendons de la Croix que portés par des mains étrangères.

« Voilà comment nous tous qui marchons sur les pas de notre Chef, nous ne devons point […] cesser de faire pénitence, de porter notre croix et d’y demeurer attachés comme il y demeura lui-même, jusqu’à ce que l’Esprit-Saint nous dise de nous reposer de nos fatigues. Qui que ce soit qui nous conseille de descendre de la croix, ne l’écoutons point ; non, mes Frères, n’écoutons ni la chair, ni le sang, ni même l’esprit qui nous le conseillerait. Demeurons attachés à la croix, mourons sur la croix, n’en descendons que portés par des mains étrangères, que ce ne soit jamais par le fait de notre légèreté [11]. »

Le combat doit être mené jusqu’au bout, et sans rémission. De fait, le compromis n’est pas permis : le Christ nous dit qu’on ne peut pas servir Dieu et Mammon tout à la fois, qu’on ne peut servir deux maîtres que tout oppose (Matthieu VI, 24-26). Il n’y a que deux camps, deux camps qui se font la guerre : vous choisissez l’un, vous haïrez nécessairement l’autre. Il n’y a que deux Cités nous dit saint Augustin, deux Étendards, nous dit saint Ignace. Comme le soldat en plein combat, aucun répit n’est possible : perdez votre attention et vous êtes mort. Face à l’ennemi, il n’y a que deux solutions : tuer, ou être tué. Pareillement avec le Diable : soit vous le chassez, soit vous en êtes la victime. Saint Pierre nous dit qu’il est un lion rugissant, rôdant en permanence autour de ses victimes, et choisissant les plus faibles pour les faire chuter (P 5, 8). C’est une guerre totale, d’autant plus difficile que l’ennemi n’est pas de chair. L’homme, au centre d’une lutte céleste, ne sait pas que des légions angéliques l’assistent face aux hordes démoniaques. Saint Paul le dit avec force aux Éphésiens (VI, 10-19) - c’est un puissant résumé du combat spirituel :

« En définitive, rendez-vous puissants dans le Seigneur et dans la vigueur de sa force. Revêtez l’armure de Dieu, pour pouvoir résister aux manœuvres du diable. Car ce n’est pas contre des adversaires de sang et de chair que nous avons à lutter, mais contre les Principautés, contre les Puissances, contre les Régisseurs de ce monde de ténèbres, contre les esprits du mal qui habitent les espaces célestes. C’est pour cela qu’il vous faut endosser l’armure de Dieu, afin qu’au jour mauvais vous puissiez résister et, après avoir tout mis en oeuvre, rester fermes. Tenez-vous donc debout, avec la Vérité pour ceinture, la Justice pour cuirasse, et pour chaussures le Zèle à propager l’Evangile de la paix ; ayez toujours en main le bouclier de la Foi, grâce auquel vous pourrez éteindre tous les traits enflammés du Mauvais ; enfin recevez le casque du Salut et le glaive de l’Esprit, c’est-à-dire la Parole de Dieu. Vivez dans la prière et les supplications ; priez en tout temps, dans l’Esprit ; apportez-y une vigilance inlassable et intercédez pour tous les saints. »

Chaque écart est une faute grave, et la moindre inattention peut coûter cher ; c’est pour cette raison qu’il ne faut jamais dialoguer avec Satan. Qui commence à discuter a déjà perdu, car il sera victime, in fine. Le Diable est un menteur, il est même le « père du mensonge  » (Jn 8, 44). C’est parce qu’Ève, notre mère à tous, a commencé à discuter avec le serpent, malgré l’interdiction faite par Dieu, qu’elle finit par cueillir le fruit de l’Arbre de la Connaissance. Quiconque se dit en lui-même : ce n’est qu’une pensée mauvaise, infime, je peux m’en accommoder un peu et en jouir doucement, et je ne commettrai pas de péché. Mais le moindre écart est le premier pas vers une chute certaine. Saint Bernard disait : il n’est pas un homme qui devienne mauvais subitement. De fait, on ne passe du jour au lendemain des sommets de la sainteté aux abimes de la perversité. Les étapes sont nombreuses, et la déchéance peut être longue. Mais elle passe toujours par le même écueil : le compromis avec la tentation, le dialogue avec le Diable.

La guerre à mener étant immense, il nous faut être d’une rigueur extrême et se donner les moyens de la remporter. Déjà en s’y préparant comme un athlète, car bien que spirituel, ce combat ne nécessite pas moins des mesures concrètes de réformation. Gardons-nous des tentations, préserverons nos yeux de ce qui souille, évitons les lieux de perdition. Ensuite, cumulons les exigences du soldat : discipline, détermination, jusqu’au-boutisme. Endurcissez-vous comme un guerrier, pour que rien ne vous effraie plus. L’athlète s’entraîne quotidiennement pour endurcir son corps et améliorer sa force : l’équivalent spirituel est de mise. Devenez de moins en moins perméable aux séductions du monde, aux tentations diaboliques. Imposez-vous une discipline qui effraierait le diable lui-même : il n’osera plus tenter un corps déjà épuisé, car il sait que ses artifices ne sauront d’aucune efficacité. Soyez impitoyable avec vous-mêmes, pour être de toute violence avec le démoniaque. Écoutons saint Pierre lui-même qui, dans son Épître (I, 5, 8-11), résume parfaitement l’attitude à adopter face au « lion rugissant » :

« Soyez sobres, veillez ; votre adversaire, le diable, comme un lion rugissant, rode autour de vous, cherchant qui dévorer. Résistez-lui, fermes dans la foi, sachant que vos frères dispersés dans le monde, endurent les mêmes souffrances que vous. Le Dieu de toute grâce, qui vous a appelés à sa gloire éternelle dans le Christ, après quelques souffrances, achèvera lui-même son œuvre, voua affermira, vous fortifiera, vous rendra inébranlables. »

Ne soyez pas effrayé par ce combat qui nous a été préparé. Nous n’y sommes pas seuls. Sans aide et sans ressource, nous serions déjà perdus, car l’homme ne peut se sauver par ses propres forces.

« 7. Il y a des géants au milieu du chemin : ils sont répandus dans l’air même : ils assiègent tous les passages ; ils dressent des embûches à tous ceux qui passent. Mais allez toujours avec confiance. Ne vous laissez pas surmonter par la crainte. Vos ennemis sont forts. Ils sont nombreux. Mais il en tombera mille à votre gauche, et dix mille à votre droite. » Ils tomberont de tous côtés, pour être éternellement hors d’état de vous nuire, ce n’est pas assez pour être hors d’état même de jamais approcher de vous. A la vérité, l’auteur du péché, en voyant cela, redoublera de fureur et vous prendra en flanc, mais la miséricorde infinie, de Dieu aura soin de le prévenir, de vous accompagner en vous gardant, comme j’ai déjà dit, au moment où vous sortirez de cette vie. Sans cette protection divine, comment les forces humaines pourraient-elles résister au choc de ces esprits malins, et comment les hommes ne seraient-ils pas renversés par l’excès de leur frayeur ? [12] »

Il faut le répéter : vous n’êtes pas supérieurs au démon. Le Diable a emporté avec lui dans sa révolte un tiers des anges, et ils œuvrent depuis l’origine à perdre les hommes. Les démons connaissent tous les pièges, toutes les séductions pour vous amener, à votre insu, vers ce chemin brûlant qui mène aux Enfers. De remède, il n’y en a qu’un. Une seule chose pour vous aider à le vaincre : l’Amour. Pas n’importe lequel : l’Amour de Dieu. Toute haine s’enracine dans un amour. Si je n’aimais rien, je ne pourrais rien haïr. Si j’aime quelque chose, je vais haïr tout ce qui est contraire à cette chose aimée. Ainsi le saint aime Dieu, et par conséquent déteste le péché. Et Satan aime aussi, intensément, soi-même et son orgueil : c’est pour cette raison qu’il poursuit l’homme qui ne met pas sa confiance en lui-même mais en Dieu. Haïssons Satan comme nous aimons Dieu : sans mesure. Quis ut Deus ? L’amour de Dieu nous perd : Qui perd sa vie à cause de moi et de l’heureuse nouvelle, la sauvera (Mc 8, 35).

"9. Sauveur Jésus, tant que vous serez présent, quel que soit le nombre des ennemis qui viennent nous attaquer, que non-seulement ils nous attaquent ; mais qu’ils fondent sur nous avec furie : qu’ils nous assaillent de toutes parts : ils s’écouleront et s’évanouiront en la présence du Seigneur, comme la cire se fond à l’approche du feu (Psal. XXII, 4)."

Dans toutes les horreurs, au fond des abîmes, reclus dans une geôle : le Christ est là, souffrant avec nous. Lui-même est passé, pour nous, par le feu de la purification. Nous descendons chaque jour aux enfers avec Lui. Si, au milieu des ennemis et des tourments, nous implorons le secours du Seigneur, jamais Il se dérobera à nous. Pour peu que nous acceptions de le laisser agir en notre âme, Jésus, comme il calme la tempête et guérit les malades (Marc 6, 47), apaisera nos tourments. Jésus Christ aime les âmes généreuses qui lui arrachent sa grâce par une espèce de violence, comme cette fidèle Cananéen ; ou qui la gagnent promptement par la force d’un amour extrême comme Madeleine pénitente [13].

"12. Car je sais et je suis certain que nulle adversité ne pourra me nuire, tant que ’nulle iniquité ne dominera en moi. Qu’on dépouille en attendant, qu’on meurtrisse mon côté gauche, qu’on l’accable d’outrages et qu’on le charge d’opprobres, je l’expose volontiers aux coups, pourvu, Seigneur, que vous ayez la bonté de conserver mon âme, et que vous daigniez être ma protection et ma défense pour ce qui est de ma droite."

Église militante, Église triomphante

Le combat spirituel possède aussi une dimension ecclésiologique. Nous ne combattons jamais véritablement seul. Il existe une communion surnaturelle et invisible des membres du Corps mystique du Christ. Lorsque nous souffrons pour le Christ, seul, nous souffrons en réalité pour toute l’Église. Et les grâces que nous obtenons dans notre combat sont obtenues pour l’ensemble des chrétiens. C’est idée d’une lutte spirituelle collective, menée par toute l’Église, trouve son expression dans l’Église militante. L’Église d’ici-bas n’est que la partie en itinérance et en exil (pars peregrinans) d’une Église céleste, déjà en gloire : l’Église triomphante [14]. L’Église militante renvoie à l’Église terrestre, l’assemblée des fidèles dans la réalité et la consistance de son statut terrestre, fondée par le Christ et nourrie par lui, orientée vers le ciel comme vers la récompense de ses luttes et de ses efforts. L’Église militante tend donc de toutes ses forces vers l’Église triomphante, mais elle ne le fait qu’au prix de douloureux sacrifices. À partir du XIIIᵉ siècle, il est fréquent de dire que l’Église est née des souffrances du Christ, de son côté lors de sa Passion.

L’Église militante est en guerre. Dans un de ses sermons, le pape Innocent III, commentant un verset du Psaume 126 (Si le Seigneur ne protège pas la cité, ceux qui la protègent veilleront en vain), affirmait qu’il existait quatre types de Cité de Dieu :

« Le Roi des rois, très chers frères, possède divers cités en diverses régions : céleste et terrestre, spirituelle et corporelle. La cité du ciel est l’Église triomphante, celle terrestre est l’Église militante ; celle spirituelle est l’âme du fidèle, celle corporelle est la pauvre Jérusalem. [15] »

Si la Cité céleste, qui est l’Église triomphante, est en gloire et sans crainte, et ne possède donc pas de gardiens puisqu’elle n’est pas inquiétée par les ennemis, la Cité terrestre, quant à elle, est construite sur une montagne, possède un fondement et des murs, des tours et des portes, des gardiens et des ennemis. Dans un autre sermon, dit pour la Toussaint, Innocent III compare les différentes Églises à des armées (exercitus) : « Dieu, qui est en effet trois et un, possède trois armées en trois lieux. Une qui triomphe dans le ciel ; une autre qui combat dans le monde ; une troisième qui gît dans le purgatoire. [16] »

L’Église triomphante (in caelo) règne en gloire dans la patrie céleste et l’Église militante (in mundo) est en marche vers elle, sur le chemin [17]. Tous ensemble, nous sommes embarqués : luttez, car sur cette terre, nous sommes appelés à combattre sans cesse. Le Christ fait communier tous les chrétiens dans l’Ecclesia par sa grâce, mais la paix est encore à venir, et tant que nous cheminons, nous sommes aux prises, luttant comme de vaillants soldats du Christ [18].

On pourrait se révolter, être dans l’incompréhension : pourquoi souffrir ? Pourquoi se faire mal ? La réponse est pourtant simple : parce que l’homme a été créé pour être dépassé. La Chute nous oblige à lutter contre cette corruption de la chair qui est le propre de l’humanité. Le combat spirituel, parce qu’il trouve son principe dans l’amour de Dieu, fait mourir le vieil homme en nous : « La charité même tue ce que nous fûmes, pour que nous soyons ce que nous n’étions pas ; l’amour opère en nous une certaine mort [19] ». Il faut accepter la violence de notre condition, entendu que, comme nous a prévenu le Christ, « qui veut sauver sa vie la perdra » (Mtt 16, 25). C’est dire que notre âme ne peut être sauvée, et à jamais sauvée, que par le sacrifice mortifiant de ce qui en nous fait œuvre de mort et porte la mort. Un passage du Livre de la consolation divine de Maître Eckhart explique admirablement cette idée : Dieu éprouve ses fidèles et soumet les justes plus durement que les autres. C’est que l’or comme le diamant nécessitent d’être frappé, taillé, travaillé, pour devenir brillant et lumineux.

« Si tu veux donc être fils de Dieu et cependant ne pas souffrir, tu as entièrement tort ! Il est écrit dans le livre de la Sagesse que Dieu tente et met à l’épreuve le juste, comme on éprouve et brûle l’or dans la fournaise. C’est un témoignage de grande confiance qu’un roi ou un prince donne à un chevalier, en l’envoyant combattre. J’ai connu un seigneur qui parfois, après avoir admis quelqu’un parmi se gens, le faisait sortir de nuit, puis l’attaquait lui-même à cheval et se battait avec lui. Une fois il fut presque tué par un homme qu’il voulait ainsi mettre à l’épreuve, et dans la suite il tint cet écuyer en plus grande estime et affection. Nous lisons qu’au désert saint Antoine eut un jour particulièrement à souffrir des esprits malins ; et quand il eut triomphé de sa tentation, Notre-Seigneur lui apparut en personne et dans la joie. Alors le saint homme dit : « Seigneur, ou donc étais-tu tout à l’heure, alors que je me trouvais en si grande peine ? » Et Notre-Seigneur dit : « J’étais près de toi, comme en ce moment ; mais je désirais savoir jusqu’où irait ta piété. » L’or et l’argent sont purs, il est vrai ; mais si l’on en veut faire une coupe dans laquelle le roi boire, on brûle le métal bien plus que pour un autre. C’est pour cela qu’il est encore écrit à propos des apôtres qu’ils se réjouissaient d’avoir été jugés dignes de souffrir l’opprobre pour Dieu [20].  »

Le combat spirituel n’est pas sans récompense : le chrétien lutte pour la gloire mais aussi pour les récompenses associées à ses œuvres. Ce n’est pas en vain que l’athlète court la course (I Co. 9, 24). Dans la tourmente, quand le diable redouble d’ardeur, il faut lever les yeux au Ciel : c’est là que se trouve la récompense de tous nos efforts, de toutes nos luttes.

« Nous vivons dans l’espérance, mes frères, et nous ne manquons point de courage dans les afflictions présentes, parce que nous sommes dans l’attente de joies qui ne doivent jamais finir. […] Que notre âme résiste courageusement à l’ennemi, elle a un défenseur qui ne se lassera pas de la secourir, et qui lui donnera des récompenses dignes de sa libéralité, lorsqu’elle aura triomphé de la tentation [21]. »

La vision des récompenses futures et éternelles est si délicieuse, si réconfortante, qu’elle doit nous faire aimer les épreuves de la vie présente. Notre souffrance doit être sublimée en joie :

« S’il semble qu’on en soit quelquefois accablé, si Jésus-Christ nous flagelle quelquefois et se fait rudement sentir à ceux qui regimbent contre l’aiguillon, s’il nous traite quelquefois comme on traite ces chevaux que l’on dompte avec le mords et la bride, c’est toujours un bonheur pour nous, soyez donc entre ses mains comme lin animal qui n’est fait que pour le porter. »

L’Église militante a en vue l’Église triomphante : elle ne se bat que parce qu’elle attend la gloire du Ciel, la vision de la paix : la Jérusalem céleste. Sans cet horizon spirituel, l’Église lutterait en vain, dans un combat absurde et désespéré. Mais le chrétien ne peut désespérer, car il se sait déjà victorieux : le Christ a déjà vaincu. C’est le port du salut, l’inébranlable espérance : saint Bernard, galvanisant ses frères, leur demande de garder en mémoire la promesse qui nous est donnée le temps de notre combat.

« 6. Que celui donc qui s’approche tous les jours du port du salut par ses pensées et par ses ardents désirs : que celui qui s’attache avec l’ancre inébranlable de l’espérance à cette terre, objet de tous ses vœux, se rende attentif à cette promesse, tout le temps qu’elle doit combattre sur la terre, en attendant que Dieu change l’état où elle est [22] ». »

"Saint Michel Archange, défendez nous dans le combat. Soyez notre protecteur contre la méchanceté et les embûches du démon. Que Dieu lui commande, nous vous en supplions. Et vous, Prince de la milice céleste, par le pouvoir divin qui vous a été confié, précipitez au fond des enfers Satan et les autres esprits mauvais qui parcourent le monde pour la perte des âmes. Amen."


[1CEC 407 et 394.

[2Mt 4,1-11 ; 12, 22-30 ; Mc 1,34 ; Lc 10,18 ; 22, 31 ; Jn 8,44

[3« Cette situation dramatique du monde qui " tout entier gît au pouvoir du mauvais " (1 Jn 5, 19 ; cf. 1 P 5, 8) fait de la vie de l’homme un combat : un dur combat contre les puissances des ténèbres passe à travers toute l’histoire des hommes ; commencé dès les origines, il durera, le Seigneur nous l’a dit, jusqu’au dernier jour. Engagé dans cette bataille, l’homme doit sans cesse combattre pour s’attacher au bien ; et non sans grands efforts, avec la grâce de Dieu, il parvient à réaliser son unité intérieure (GS 37, § 2). » CEC 409.

[4Bossuet, Sermons. Le Carême du Louvre, Folio, p. 137.

[5Sénèque, Lettres à Lucilius, 19, 96, 5. La vie est un état de guerre.

[6Les Lois, Platon, I, 626e.

[7Joseph de Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, Ier Entretien

[8Saint Bernard de Clairvaux, SERMON I. Cantique des Cantiques. 9.

[9En. In Ps. 68, I, 1. PL 36, 840.

[10En. In Ps. 55, 2, PL 36, 647

[11Saint Bernard de Clairvaux, Sermon pour Pâques, 8.

[12Saint Bernard de Clairvaux, 7e sermon pour le Carême, 7.

[13J.-L. Chrétien, Le Regard de l’Amour, p. 194.

[14L’Eglise triomphante est aussi un modèle à imiter pour l’Eglise terrestre, qui en est comme l’incarnation terrestre. C’est en effet tout le sens donné par La Cité de Dieu. C’est encore la vision de Pseudo-Denys l’Aréopagyte, grand inspirateur de saint Augustin, qui dans ses Hiérarchies ecclésiastiques, fait de l’Eglise l’exacte contrepartie terrestre des hiérarchies célestes. C’est un modèle ecclésiologique grandement partagé par les Docteurs, notamment saint Anselme, De inc., dédicace, PL 158, Col.261 ; H. de Saint-Victor, De sacr. II, 8, 10, (PL 176, Col.468-499)… c’était encore la vision de saint Bernard (Saint Bernard, In Cant. 27, 12-14 et 77, 4.). qui dans le livre III du De consideratione nous invite à chercher dans le ciel le prototype (exemplar) de la structure hiérarchique de l’Eglise visible, conférant à ce modèle ecclésiologique une valeur « axiologique » et normative.

[15Sermon II in communibus, Col.601C. Rex regum, fratres charissimi, diversas habet in diversis regionibus civitates, coelestem videlicet et terrestrem ; spiritualem, et corporalem. Coelestis civitas est Ecclesia triumphantium, terrestris est Ecclesia militantium ; spiritualis est fidelis anima, corporalis est miserabilis Jerosolyma.

[16Sermon XXX de sanctis, pour la Toussaint, Col.589B. Deus enim trinus et unus, tres tribus locis habet exercitus. Unum, qui triumphat in coelo ; alterum, qui pugnat in mundo ; tertium, qui jacet in purgatorio. De his tribus exercitibus inquit Apostolus : « In nomine Jesu omne genu flectatur, coelestium, terrestrium et infernorum (Phil. II). » Hi tres exercitus distincte clamant cum seraphim, Sanctus Pater, sanctus Filius, sanctus Spiritus. Patri namque attribuitur potentia, quae convenit exercitui, qui pugnat in via ; Filio sapientia, quae competit exercitui, qui triumphat in patria ; Spiritui sancto misericordia, quae congruit exercitui, qui jacet in poena. Primus exercitus in laude, secundus in agone, tertius autem in igne. De primo legitur : « Beati qui habitant in domo tua, Domine, in saecula saeculorum laudabunt te (Psal. LXXXIII) ; » de secundo dicitur : « Militia est vita hominis super terram ; et sicut dies mercenarii, dies ejus (Job VII). » De tertio vero inquit Apostolus : « Uniuscujusque opus quale sit, ignis probabit (I Cor. III). »

[17Sermon IV de tempore, Col.330A. Superior est in patria, inferior est in via.

[18Sermon IV de tempore, Col.330D. Nous prions la paix du temps avec insistance, en disant : « Donne la paix, Seigneur, en nos jours », mais presque nulle part nous l’avons en raison de la rançon des péchés ; parce que, « nous avons attendu la paix et elle ne vient pas, nous avons cherché le bien et voici la tempête ».

[19Saint Augustin, Enarrationes in Hexaëmeron 121, 12.

[20Maître Eckhart, Le Livre de la Consolation divine, A. de Libera éd. (Sermons et traités, GF).

[21Saint Bernard de Clairvaux, 7e sermon pour Pâques, 1.

[22Saint Bernard de Clairvaux, 7e sermon pour le Carême. « Aimer les épreuves de ce monde en vue des récompenses éternelles.

13 mars 2018 Boniface

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