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À l’unanimité, les citoyens de la République d’Irlande célèbrent 1916 comme la glorieuse genèse de l’indépendance nationale.
Mais l’île d’Irlande est traversée par une frontière. Six comtés de l’ancienne province d’Ulster demeurent britanniques depuis 1922. Si les armes se sont tues depuis 1998 et l’Accord du Vendredi saint, le conflit mémoriel persiste. À Belfast et Derry, pour ne citer qu’elles, chaque communauté [1] – protestante ou catholique- dispose de ses bastions ouvriers. Le fief des protestants loyalistes de Belfast est à Shankill Road ; la place de sûreté des catholiques Fenians [2] est le quartier de Falls Road (West Belfast).
Côté catholique, l’extrémité des trottoirs arborent les couleurs irlandaises, vert-blanc-orange. On pavoise républicain sans complexe, et d’immenses fresques murales exaltent la lutte nationaliste, le combat pour les droits civiques, le souvenir des grévistes de la faim et l’aspiration à l’unité irlandaise. Naturellement, le soulèvement de Pâques occupe une place de choix dans ce fourmillement symbolique. Les diverses branches de l’IRA, qui combattaient jusqu’en 1998, se voulaient les héritières du combat mené par les héros de 1916, James Connolly et Patrick Pearse. Les militants du Sinn Féin et les républicains purs et durs disposent même de leur symbole floral, qu’ils épinglent à leur boutonnières la semaine de Pâques : l’Easter Lily (Lys de Pâques), aux couleurs de la République d’Irlande.
Symbole contre symbole, la communauté protestante n’est pas en reste. L’Union Jack et la main rouge de l’Ulster sont omniprésents. Les façades aveugles des entrepôts sont égayées par les couleurs rouges et bleues qu’entrecoupent les silhouettes peintes de militants loyalistes (Ulster Volunteer Force) [3] ou de soldats britanniques de 1916.
Car ici aussi, 1916 est une date clef. Les quartiers loyalistes seront pourtant bien muets, le lundi de Pâques. Pour rien au monde ils ne fêteraient l’insurrection de 1916. On le comprend. Depuis le soulèvement, les Protestants, majoritaires dans le Nord, ont développé une mentalité d’assiégés.
Les mémoires collectives nationalistes et loyalistes ont en commun leur caractère sélectif. Les Protestants loyalistes ont préféré retenir la date du 1er juillet 1916, début de la bataille de la Somme. L’engagement des volontaires protestants sous les drapeaux de Sa Majesté, notamment dans la 36e division d’Ulster, illustre tragiquement fidélité envers la Couronne et la Mère-Patrie ;
Dans tout le Commonwealth, la mémoire de la Grande Guerre est intacte. Chaque 11 novembre, le port du coquelicot – Poppy, équivalent de notre Bleuet – est presque automatique. Mais les coquelicots des Flandres fleurissent encore mieux à Belfast qu’à Londres ou Ottawa. Peints sur les murs ouvriers, ces fleurs illustrent le sang versé pour défendre la Couronne et convaincre Londres d’abandonner le projet d’autonomie irlandaise (le Home Rule, qualifié de « Rome Rule »).
Le souvenir de l’hécatombe picarde est pieusement conservé par les gardiens du temple unioniste. Les plus radicaux protestants nord-irlandais, membres de l’Ordre d’Orange, ont d’ailleurs leur lieu de rendez-vous en France, au mémorial de Thiepval (Somme). À Belfast, il existe même un musée de la bataille de la Somme et, chaque 1er juillet, des joueurs de flute paradent sous d’éphémères arcs de triomphe rappelant le sacrifice des Ulstermen tombés en France. Les tranchées de la Somme revêtent une haute signification politique en Ulster, à telle enseigne qu’il sera improbable de voir un sympathisant de l’unification irlandaise arborer un poppy.
Et pourtant ! Les Protestants ne furent pas les seuls Irlandais à quitter leurs foyers pour se battre en France ou en Belgique.
Toutes confessions confondues, près de 200 000 Irlandais répondirent à l’appel ; un quart ne revint jamais. Les Orangemen de Belfast ont beau jeu d’exalter les exploits de la 36e division d’Ulster, ils n’évoquent jamais deux autres importantes unités : les 10e et 16e divisions irlandaises. Ces deux divisions furent composées en majorité de catholiques, incités à s’enrôler par le Parti parlementaire irlandais de John Redmond [4] (nationaliste modéré). Pour cette formation politique, la guerre n’était qu’une parenthèse empêchant l’application du statut d’autonomie. Il convenait d’achever le conflit et de convaincre Londres de ne pas abandonner ce Home Rule tant souhaité. Au yeux de l’IPP, partir au front revenait à combattre pour la concrétisation du Home Rule. Et si l’Irlande, mi-tourbière, mi-poudrière, ne connut pas la conscription [5], elle était un enjeu de taille pour les propagandistes britanniques. Pour attirer les catholiques irlandais, on fit appel à leur conscience afin d’aller se battre au chevet des « petites nations », comme la Belgique opprimée. Pari gagné : l’Irlande ne se déroba pas.
Du Nord au Sud, l’île envoya donc ses volontaires en Europe, aux Dardanelles et sur les mers. Catholiques autonomistes ou émus du sort de la Belgique ; Fenians désireux d’acquérir une expérience militaire ; Protestants farouchement décidés à prouver leur loyalisme à la pointe de leur baïonnettes et à servir King and Country, God and Ulster ; ou bien Irlandais ordinaires partis défendre, au loin, leur foyer insulaire… Telle est la complexe sociologie de l’Irlande des tranchées.
La politique mémorielle n’aime guère ces nuances. Toutes à leur exaltation de l’insurrection de Pâques, l’État libre (qui devint ensuite l’Éire, l’actuelle République d’Irlande) et les communautés catholiques du Nord oublièrent longtemps l’engagement des Irlandais en 1914-1918. À compter de la guerre d’indépendance (1919-1922), les Irishmen des tranchées y furent peu à peu considérés comme des traîtres. Puis la Première guerre mondiale devint un sujet tabou, oublié, délaissé. Quoique construit en 1938, le « Mémorial national irlandais de la guerre » de Dublin, dédié aux morts de 14-18, n’eut jamais le succès des lieux de souvenir républicains, et fut laissé à l’état de quasi-ruines.
Les Paddies catholiques tombèrent peu à peu dans l’oubli, couverts par les ombres épaisses des Irish Volunteers de Dublin et des Loyalistes de la Somme. Pourtant, l’universitaire française Alexandra Slaby rappelle qu’à l’occasion du cinquantième anniversaire de 1916, l’historien F. X. Martin estimait que « pour chaque Volontaire prenant part [à l’insurrection de Pâques], il y avait seize volontaires nationalistes dans les tranchées » [6]
Cette obscurité fut dissipée graduellement, notamment par l’inauguration, dans la foulée de l’Accord du Vendredi saint, d’un « Parc irlandais pour la paix », sur un champ de bataille flamand qui vit combattre côte à côte la 16th Irish, majoritairement catholique, à la très protestante et loyaliste 36th Ulster division. Il y avait là l’embryon d’une mémoire commune.
Près de vingt ans plus tard, en Irlande, le souvenir des tranchées n’est plus réductible aux caricatures peintes en Ulster. Et si pendant longtemps, la mémoire insulaire était "mutilée, amputée", Pierre Joannon rappelle à nos confrères de Breizh Info qu’ on reconnaît aujourd’hui que la première guerre mondiale et le soulèvement de Dublin sont les deux faces de la même médaille. Ces évènements fondateurs ont partie liée et l’on ne saurait ignorer l’un au détriment de l’autre . Et d’enfoncer le clou : « L’Irlande vit à présent sous le signe d’une mémoire réconciliée et d’une histoire assumée dans sa totalité ». À l’image de la souveraine britannique, Elizabeth II, qui s’était inclinée devant le monuments des nationalistes irlandais - le Garden of Remembrance, à deux pas de la Grand Poste - lors de sa visite à Dublin en 2011.
Conséquence concrète de cet apaisement mémoriel : le président de la République d’Irlande, Michael D. Higgins, se rendra à Thiepval, haut-lieu de la culture loyaliste des Protestants du Nord. On se souvient qu’une plaque commémorative des années 1920 consacre le monument à l’Ordre d’Orange, institution sectaire s’il en est. Par sa visite inédite du 30 juin 2016, Michael D. Higgins achèvera de pacifier cette Ulster Tower si controversée.
2016 est un défi pour les Irlandais : puissent-ils prier pour le repos de leurs compatriotes déchiquetés dans la boue de la Somme. Le trèfle et le coquelicot furent parfois arrosés du même sang.
[1] Dans cet article, il sera fait référence aux « Catholiques » et aux « Protestants ». Plus que la profession de foi des fidèles, il sera ici question du sentiment d’appartenance communautaire. Schématiquement, ces mots auront, dans ces lignes, une signification sociale et politique plus que spirituelle. Il est cependant bon de se rappeler qu’à travers l’histoire de l’Irlande, certains des plus ardents nationalistes et républicains furent des Protestants ; tandis que tous les catholiques n’étaient pas nécessairement de fervents nationalistes. Les termes « catholiques » et « protestants » revêtent ici essentiellement une dimension identitaire propre au contexte des îles britanniques
[2] Fenians est un terme générique désignant les partisans de l’indépendance irlandaise.
[3] Au début du XXe sièce, les Ulster Volunteers étaient un groupe de défense de l’Ulster protestant, fondé par des loyalistes en 1912 afin de maintenir l’union de l’Irlande et de la Grande-Bretagne. Les Ulster Volunteers constituaiennt la base de la 36th Ulster division, qui s’illustra dans la Somme en 1916. Lors des Troubles, à partir de 1966, s’est formé un groupe paramilitaire loyaliste, l’Ulster Volunteer Force. Groupe terroriste anti-IRA, l’UVF s’inspire directement des Ulster Volunteers de 1912. Toutes branches confondues, les milices loyalistes de la seconde moitié du XXe siècle sont responsables de la mort d’au moins 1026 personnes, dont 877 civils.
[4] Fondé en 1882 par Charles Parnell, l’Irish Parliamentary Party est une force politique majeure au début du XXe siècle. Ses députés militent pour une autonomie irlandaise (Home Rule) et le retour d’un parlement à Dublin. L’escalade de la violence, à compter de Pâques 1916, sera fatale à ce parti nationaliste modéré, dépassé par les évènements. Aux élections de 1918, l’IPP sera balayé par le parti nationaliste intégral Sinn Féin ("Nous seuls").
[5] La conscription n’existait pas au Royaume-Uni en 1914. Les troupes de Sa Majesté étaient alors formées de volontaires, constituant la célèbre Armée de Kitchener. Devant l’immensité du conflit et le besoin pressant d’hommes au combat, la conscription fut décidée et entra en vigueur à travers le Military Service Act du 27 janvier 1916. Exception de taille, la mesure ne s’appliquait pas à l’Irlande
[6] Alexandra Slaby, Histoire de l’Irlande, 2016, Paris, Taillandier, p. 88
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