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« De tout temps ont surgi des hommes exceptionnels en lesquels cette morale s’incarnait. Avant les saints du christianisme, l’humanité avait connu les sages de la Grèce, les prophètes d’Israël, les Arahants du bouddhisme et d’autres encore. C’est à eux que l’on s’est toujours reporté pour avoir cette moralité complète, qu’on ferait mieux d’appeler absolue. » [1]
Bergson, dans ses Deux origines de la morale et de la religion, expliquait que le passage de la morale sociale, « close », c’est-à-dire de l’ensemble des habitudes culturelles uniquement valables au sein d’un peuple donné, à la « morale absolue », comportement qui transcende la contingence des frontières, ne se fait que par l’intermédiaire de modèles d’exception.
Ces héros exercent, pour reprendre l’expression chère à Jankélévitch, un « charme » sur les peuples. Ce charme, cet attrait convainc les hommes à organiser leur existence afin de tendre vers celui qui incarne la vertu et qui s’en fait le parangon. Dans l’élaboration de sa théorie du désir mimétique [2], René Girard prend en compte l’existence de ces modèles au sein d’une conception triangulaire, qui comprend le désirant, l’objet du désir ainsi que le médiateur de ce désir, celui qui donne envie d’être comme lui par la possession de l’objet. Le héros, pour un homme, devient médiateur dit « indirect » de son désir, c’est-à-dire que cet homme désirera ce que son héros possède, ou ce qu’il l’imagine posséder, sans que ce médiateur soit accessible au sujet désirant.
La littérature permet d’expliquer concrètement la mise en place de la médiation indirecte et le rôle des héros de Bergson et Girard. Dans Mensonge romantique et vérité romanesque, ce dernier examine son paradigme à l’aune de Julien Sorel, dont l’ambition se taille à la mesure de la vie de Napoléon, parvenu des parvenus, qu’il n’oublie jamais vraiment et à propos duquel il se demande parfois explicitement ce que son fantasme tutélaire aurait réalisé à sa place, dès que le désespoir le gagne.
Inconsciemment ou pas, l’être humain s’entoure naturellement d’idoles. Un peuple fabrique ou accueille ses propres héros qui cristallisent les fascinations et les répugnances du temps. Si le héros est malsain, le disciple le sera aussi, par mimétisme. De cette évidence qui rend compte du danger d’encenser des salauds et qui invalide séant l’abstraction républicaine du « mythe national », le lecteur comprendra aisément quel poids métapolitique quant à l’éducation, à l’enseignement des âmes et surtout à celle des jeunes enfants l’existence d’incarnations du beau, du bien et du vrai dans l’esprit du monde possède.
La littérature, à cet effet, produit bien plus qu’une langue raffinée, que des tournures vaporeuses ou des élans pathétiques et chevrotants. Elle donne à penser des figures aux dimensions métaphysiques retentissantes.
Comme tout est fini en ce monde, il n’existe qu’un nombre relativement bref de types héroïques possibles. Derrière le fard, l’accoutrement, bref, derrière le style du personnage se cache toujours une morale à vocation universelle, un choix métaphysique radical qui contredit tous les autres. Ces orientations, ces bannières n’ont de différentes que leurs incarnations : leur substance intrinsèque reste précisément la même.
Mais, comme Baudelaire l’indiquait dans Le Peintre de la vie moderne, la beauté en soi n’est que fadeur si elle ne se pare de chair, de terre et de feu, enfin de quelque chose de palpable. Par conséquent, les visages de ces types héroïques mutent ainsi que le serpent, sans dévier des partis métaphysiques qu’ils prennent. C’est la raison pour laquelle le modèle chrétien par excellence, Jésus-Christ, s’est vu naturellement secondé de ses lieutenants qui peuplent le sanctoral et inscrivent ainsi dans l’inconscient collectif l’idée que le chemin du Fils est emprunté à chaque génération par des hommes d’exceptions, qui transmettent le charme de la sainteté à leur époque.
Au jour où le pain vient à manquer à de plus en plus de gens, il est une pandémie bien plus ô combien atroce que la peste, la guerre ou la famine. C’est du désespoir dont Satan se repaît le plus avidement. Le christianisme ne s’attache nullement au bonheur des hommes mais à leur salut, chose que l’humanisme bigot qui crotte les rebords de nos bénitiers se garde soigneusement de dévoiler au monde.
Il ne s’agit pas de jubiler bêtement à l’existence du malheur, car quelqu’un qui possède une santé satisfaisante, des moyens de subsistance corrects et qui vit dans un état relatif de paix avec les siens peut mieux discerner les ruses du diable que le pauvre qui crie famine et travaille à sa subsistance sous les ponts de Paris, au milieu des ivrognes, des voleurs et des prostitués. Il s’agit de dire qu’il vaut mieux mourir tristement martyr que bien vivre en salaud.
Or, ces temps où l’abondance outrancière couche à deux rues de la misère la plus crasse montrent que la vie de stupre, la vie qui se goinfre grassement est bien autrement pire que le malheur et la nécessité, car elle n’a même plus l’excuse de la faim pour justifier ses forfaits. Donc, c’est bien au salut qu’il faut s’atteler, et pas à ce poison hallucinogène distribué par une légion de charlatans qui porte le nom de bonheur. Les hommes se fichent du bonheur, ils veulent une raison de vivre : c’est ce qui les fait sourire et chanter alors même qu’ils souffrent. Mais avoir une raison de vivre, c’est avoir une raison de mourir. Plus que jamais, en ces temps de désertification spirituelle massive, d’entreprise industrielle de stérilisation des êtres, les peuples implorent une raison de mourir, parce qu’ils n’en trouvent plus.
Ils en trouvent si peu que ce « djihadiste normand », même s’il est une exception, existe bel et bien. Si peu que de jeunes américains désespérés par leur propre indolence entreprennent des tueries de masse au nom de modèles aussi médiocres et risibles que des anti-héros bradés par le cinéma mondialisé. Le panthéon commun est décimé à un tel point que le moindre bouffon possédant le sens des affaires parvient à haranguer les foules. Les gens crient à l’aide, parce qu’il n’y a rien de pire, rien de plus avilissant que de ne représenter que soi et de ne s’agenouiller devant personne. Ces pauvres jeunes fous, ces bouchers suicidaires, déracinés déracinant, écorchés vifs devenus carnassiers, ne souhaitaient pas grand chose. Ils auraient voulu être tout, absolument tout ce qu’on leur aurait offert du bout des doigts, mis à part cette abjecte monstruosité que le monde a choisi de nommer l’individu. Rien d’étonnant à ce qu’ils meurent alors au nom du prince de ce monde.
Que l’on demande, encore une fois, dans la franchise et la gravité la plus simple, à tous ces vainqueurs de la jungle libérale, s’ils sont heureux. Les convulsions de leurs âmes damnées suffiront à convaincre les coquebuns séduits par les facéties bourgeoises de Nietzsche.
Conséquemment à la mort de Dieu, le panthéon passa en liquidation judiciaire et se transforma progressivement en dépotoir. La chrétienté, bien qu’elle dispose d’une nécropole des plus prestigieuses, n’a pourtant pas sorti ses somptueux squelettes du placard ; peut-être inquiètent-ils ses replis les plus compromis.
Et pourtant, écrasant toutes les hérésies, tous les charlatanismes du désert et de la forêt, le christianisme a fondé à travers son premier martyr, le Christ, une révolution copernicienne sans précédent. Le modèle qu’a donné le Fils au monde est un renversement total du prisme païen, ou du prisme juif à l’époque de sa vie. Dans un précédent article, nous expliquions pourquoi le modèle chrétien de l’artisan de paix, qui s’avère martyr dans un nombre assez considérable de cas, est une figure radicale, maudite et, en même temps, indépassable en tant qu’elle est ne révolte parfaitement équilibrée.
Ce modèle incarné par celui qui est (tout de même) la raison d’être de la chrétienté est bien peu utilisé au regard de son potentiel messianique. Mais sa radicalité explique l’omerta générale, parce qu’elle est incompatible avec une vie passée en confort auprès de la post-modernité, et qu’elle se trouve infiniment éloignée du mode de vie carnassier imposé par l’internationale des argentiers.
La raison pour laquelle le fait de suivre les pas du Christ et de ses fidèles saints devient aujourd’hui si impensable est que l’établissement du règne des pillards a permis de mettre en place l’obligation pour tous de dévorer son prochain pour organiser sa survie. Par conséquent, prendre sa croix, c’est mourir, symboliquement ou pas (tout le malin génie de la violence libérale étant qu’elle est majoritairement symbolique), ce qui est fort peu rentable et conduit nécessairement à rompre en visière, non pas à tout le genre humain – ce qui serait tomber précisément dans ce que René Girard nomma « le mensonge romantique » –, mais à ceux qui se trouvent être un peu plus que des « pas grand chose », le maire, le juge, voire l’évêque des environs.
Néanmoins, le martyr chrétien est un modèle qui convaincrait les foules s’il était présenté en vérité, affichant l’exquise alternative entre tous les excès de romantisme que subissent péniblement ceux à qui l’on n’a rien laissé et qui, la conscience balbutiante, se révoltent comme ils peuvent, et prennent simplement ce que l’on daigne leur donner. Le peuple français crie famine, mais avant même d’appeler au pain, c’est d’une nourriture bien plus céleste qu’il se languit.
Il est donc temps de s’en servir, comme horizon constant dans la réalisation du message du Christ, en cessant de le prostituer lâchement. Ce qu’il s’agit de montrer au monde, ce n’est pas une ennuyeuse glose de casuistique truffée de contre-arguments, de synthèses et d’annotations que personne ne lira, mais bien de révéler son charme, ce petit rien de fabuleux qui donne envie aux autres de se faire séide et de ployer le genoux. C’est là, notamment, le rôle de la littérature : distiller les éruptions d’un mysticisme racé, bouillonnant et – par-dessus tout – courageux.
Que l’on contente enfin l’innummérable masse des malchanceux qui crie désespérément famine, à laquelle on reproche d’être inculte et veule – comme si le réactionnaire qui se rêve aristocrate d’esprit et qui la regarde du haut de son abyssale vanité ne devait pas infiniment plus à sa famille et à son éducation qu’à la moindre de ses qualités – et qu’il lui soit enfin donné un saint auquel elle puisse se vouer, pour que Son règne arrive et que soient mis à bas les voleurs, les escrocs, les affameurs, les empoisonneurs et les assassins.
[1] H.BERGSON, Les deux sources de la morale et de la religion, Œuvres, Paris, PUF, 1959, p. 1003
[2] Cette théorie vise à montrer que l’homme désire toujours relativement à ses pairs par un phénomène d’imitation et que, par conséquent, personne ne désire par soi-même.
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