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[EX-LIBRIS] Carl Schmitt : la notion de politique

11 janvier 2017 Karl Peyrade

Publié en 1932, La notion de politique est un des ouvrages les plus connus du juriste catholique allemand Carl Schmitt. A l’origine de ce livre, on trouve une conférence de l’auteur, s’inscrivant dans un cycle sur les problèmes de la démocratie, à la Grande École Allemande pour la Politique située à Berlin. La conférence a donné ce texte qui a fait l’objet de nombreux débats au sein de l’intelligentsia allemande. Avant la parution de La notion de politique, les intellectuels allemands assimilaient souvent l’État à la politique. C’est face à ce postulat que Schmitt a entendu réagir.

Selon l’auteur, le concept d’État présuppose le concept de politique. L’État se définit, selon l’acception moderne, comme étant le statut politique d’un peuple organisé légalement sur un territoire donné. Pendant longtemps, les juristes n’ont évoqué que les problématiques liées à la théorie générale de l’État sans se soucier du politique. D’après Max Weber, qui fut le professeur de Carl Schmitt, le pouvoir est un élément caractéristique de la politique. L’Allemagne du XIXe siècle a d’abord placé, l’État au-dessus de la société. Ensuite, la conception libérale a primé en introduisant une dialectique État/société à savoir une opposition entre l’État et la société. Enfin, le début du XXe siècle a accouché de l’État total au sens hégélien c’est-à-dire d’un État compétent dans tous les domaines. Bien entendu, à l’heure actuelle et depuis la deuxième guerre mondiale, la vision libérale de l’État a repris du galon dans le monde occidental.

L’auteur note que dans de nombreux domaines, il existe un certain dualisme simplificateur : l’opposition beau/laid en esthétique, l’opposition rentable/non rentable en économie, l’opposition bien/mal en morale etc. En politique, c’est le dualisme ami/ennemi ou union/désunion ou association/dissociation qui est le plus pertinent. L’ennemi est l’étranger générant un conflit non réglable par une norme générale ou un tiers impartial. L’État, en tant que communauté d’intérêt et d’action, va décider si l’ennemi, c’est-à-dire son antithèse, menace son existence.

Le Christ et l’Église catholique à sa suite recommandent d’aimer ses ennemis et de prier pour eux et leur salut. Schmitt rappelle à ce sujet la distinction latine entre inimicus (ennemi personnel) auquel l’Évangile fait référence [1] et hostis (ennemi politique). Pour illustrer son propos, il donne l’exemple suivant :

« Dans la lutte millénaire entre le christianisme et I ’Islam, il ne serait venu à l’idée d’aucun chrétien qu’il fallait, par amour pour les Sarrasins ou pour les Turcs, livrer l’Europe à l’Islam au lieu de la défendre. L’ennemi au sens politique du terme n’implique pas une haine personnelle, et c’est dans la sphère de la vie privée seulement que cela a un sens d’aimer son ennemi, c’est-à-dire son adversaire. »

Cette citation brille par son actualité. Face à l’invasion migratoire et à la place de plus en plus importante que prend la religion mahométane en France, l’Église catholique dans la continuité du Concile Vatican II propose aux chrétiens d’accueillir l’autre sans distinguer l’étranger en tant qu’individu de l’étranger en tant que masse politique. Pourtant, si un chrétien doit aider l’étranger en tant qu’individu lorsque ce dernier lui réclame de l’aide, d’un point de vue politique, l’Église et la sphère étatique doivent se prononcer contre cet afflux considérable d’étrangers qui présente une menace pour le bien commun et l’unité du pays (insécurité culturelle, baisse des salaires, danger pour la foi catholique, violences interethniques etc.). Carl Schmitt le confirme d’un point de vue conceptuel : lorsque l’antagonisme extérieur consistant à distinguer les nationaux des étrangers disparaît, l’État peut perdre son unité politique et l’antagonisme risque alors de se situer à l’intérieur de l’État à travers une guerre civile.

La guerre n’est qu’un instrument de la politique. Selon le mot de Clausewitz, « La guerre n’est rien d’autre que la continuation des relations politiques avec l’appoint d’autres moyens [2]. » Même le concept de neutralité découle de l’opposition ami/ennemi car il nécessite l’existence d’un conflit entre amis et ennemis pour qu’une position neutre soit prise. Si la guerre disparaît, l’ennemi et le neutre disparaissent corollairement et, par conséquent, aussi la politique. En effet, un monde sans conflictualité, un monde pacifié est un monde sans distinction ami et ennemi et, par là même, un monde sans politique. La guerre moderne a ceci de spécifique qu’elle ajoute à cette dialectique ami/ennemi un élément moral. Dès lors, l’ennemi n’est plus simplement une catégorie politique, il devient aussi une catégorie morale. En conséquence, l’ennemi étant le mal incarné, il convient de le détruire intégralement par tous les moyens (bombardement des populations civiles, armes atomiques, criminalisation de l’ennemi et fin du statut d’ennemi et de ses droits). Mais la guerre ne peut jamais être religieuse, économique ou morale. Ces motifs peuvent devenir politiques quand ils entraînent la mise en place de la configuration amis et ennemis. La guerre n’est alors que l’actualisation ultime de cette conflictualité.

Qui définit cette opposition entre amis et ennemis ? Celui qui est souverain à savoir celui qui est capable de trancher une situation exceptionnelle, celui qui peut déclencher l’état d’urgence. Cette personne peut être le monarque ou l’État lorsqu’il représente l’unité politique du peuple. Dans le monde moderne, cette décision appartient à l’État. Elle suppose un peuple politiquement uni, prêt à se battre pour son existence et son indépendance en choisissant son propre chef ce qui relève de son indépendance et de sa liberté. Lorsqu’un peuple accepte qu’un tiers ou un étranger lui dicte qui est son ennemi, il cesse d’exister politiquement.

La tâche première de l’État est de pacifier l’intérieur car sinon pas de norme possible. Une communauté n’est politique que si elle est en capacité et en volonté de désigner son ennemi. Cette capacité fonde l’unité politique du groupe en-dessous duquel les entités extérieures sont placées par ce dernier. On retrouve la même idée chez les grecs avec la notion de barbares. Dans la conception libérale de l’économie, chaque agent est libre. Il peut donc décider tout seul des causes pour lesquelles il souhaite agir. Aucune entité collective ne peut rien lui imposer. Dans le monde économique, il est facile d’écarter le gêneur sans user de la violence. On peut le racheter ou le laisser mourir. Il en est de même dans le monde culturel : c’est la norme qui entraîne la mort sociale. Mais en ce qui concerne la politique, des hommes peuvent être obligés de tuer d’autres hommes pour des raisons d’existence.

Le monde est une pluralité politique. En effet, une unité politique définit un ennemi qui constitue alors lui aussi une unité politique. Il n’existe pas d’État universel. Le jour où il n’y aurait plus d’ennemis sur terre, il n’y aurait plus non plus de politique et d’État. Sans État, il ne reste plus que l’économie et la technique. L’auteur précise :

« Le concept d’humanité est un instrument idéologique particulièrement utile aux expansions impérialistes, il est un véhicule spécifique de l’impérialisme économique. On peut appliquer à ce cas, avec la modification qui s’impose, un mot de Proudhon : " Qui dit humanité veut tromper ". »

Un ennemi de cette humanité n’est donc plus humain. Il devient alors possible de l’exterminer totalement. La notion d’humanité est apparue au XIXe siècle pour contrer l’ordre ancien et lui substituer des concepts individualistes, comme le droit naturel, applicables à tout le genre humain. La Société des Nations de 1919 n’est ni universelle, ni internationale. L’adjectif international, se définissant comme la négation des barrières étatiques, est à distinguer de l’adjectif interétatique qui suppose des relations entre États sans nier leur délimitation. La Troisième Internationale a une connotation internationale. La Société des Nations serait plutôt une alliance de nations contre d’autres.

Le libéralisme se fonde sur une vision anthropologique optimiste de l’homme : l’homme est bon et sa raison produit la société qui est à opposer à l’État. Pour Schmitt, les vrais penseurs politiques comme Taine, Machiavel, Fichte, Hegel, De Maistre ou Donoso Cortes adoptent une position inverse. Les hommes sont par nature mauvais, l’État les transcende. Hegel définissait le bourgeois comme « cet homme qui refuse de quitter sa sphère privée non-politique, protégé du risque, et qui, établi dans la propriété et dans la justice qui régit la propriété privée, se comporte en individu face au tout, qui trouve une compensation à sa nullité politique dans les fruits de la paix et du négoce, qui la trouve surtout dans la sécurité totale de cette jouissance, qui prétend par conséquent demeuré dispensé de courage et exempt du danger de mort violente ». Dans un monde où les hommes sont bons, il n’est plus besoin de prêtres pour guérir du péché, ni de politiciens pour combattre l’ennemi. La société libérale s’en remet au Droit comme norme supérieure ce qui est illusoire car le Droit n’est que le produit de ceux qui l’établissent et l’appliquent.

L’essence du libéralisme est antipolitique. Il existe une critique libérale de la politique mais pas de vision libérale de la politique. Le libéralisme suppose un abaissement du rôle de l’État le limitant à concilier les libertés individuelles. Il substitue à l’État et à la politique la morale et l’économie, l’esprit et les affaires, la culture et la richesse. Cette idéologie commence et s’arrête à l’individu. Rien ne peut contraindre un individu à se battre pour le groupe ou pour l’État. Dans l’optique libérale, l’État n’a pour unique but que de permettre l’accomplissement de la liberté humaine mais certainement pas de la contraindre. La lutte politique devient une concurrence économique (les affaires) et une joute verbale (l’esprit). La fixité de la paix et de la guerre est remplacée par l’éternel concurrence des capitaux et des égos. L’État devient la Société vue comme le reflet de l’Humanité. La société correspond à une unité technique et économique d’un système uniforme de production et de communication.

Les libéraux se sont indéniablement trompés. Le monde n’est pas rationalisable, réductible à une formule mathématique et le commerce n’a pas permis la paix. La science et la technique n’ont pas remplacé la violence et le rapport de forces. Hegel avait placé l’État au-dessus de la société. C’est désormais la société qui domine l’État. L’économique et la technique ont pris l’ascendant sur toutes les autres sphères mais rien ne pourra jamais définitivement annihiler le politique.

Carl Schmitt conclut son ouvrage sur le constat suivant :

« Nous sommes à même de percer aujourd’hui le brouillard des noms et des mots qui alimentent la machinerie psychotechnique servant à suggestionner les masses. Nous connaissons jusqu’à la loi secrète de ce vocabulaire et nous savons qu’aujourd’hui c’est toujours au nom de la paix qu’est menée la guerre la plus effroyable, que l’oppression la plus terrible s’exerce au nom de la liberté et l’inhumanité la plus atroce au nom de l’humanité […] Nous reconnaissons le pluralisme de la vie de l’esprit et nous savons que le secteur dominant de notre existence spirituelle ne peut pas être un domaine neutre […] Celui qui ne se connaît d’autre ennemi que la mort […] est plus proche de la mort que de la vie […] Car la vie n’affronte pas la mort, ni l’esprit le néant de l’esprit. L’esprit lutte contre l’esprit et la vie contre la vie, et c’est de la vertu d’un savoir intègre que naît l’ordre des choses humaines. »

A travers cet ouvrage court, exigeant et précis, Carl Schmitt, dans son style habituel, très éloigné de la prose juridique, donne des clés de lecture intéressantes du monde moderne. Sa vision de la politique est utile pour comprendre à quel point notre monde est dépolitisé. De nos jours, les cartes sont brouillées par les dirigeants politiques. L’indistinction généralisée règne. On ne distingue plus l’ami de l’ennemi, le citoyen du migrant, l’homme de la femme, l’homme de l’animal, le catholique du musulman ou du juif ou encore le bien du mal. Face ce délitement de l’État et de la société, lire Carl Schmitt permet de mieux comprendre les dessous conceptuels de l’effondrement du monde contemporain.

Karl Peyrade

[1Math. 5, 44

[2De la guerre (1955)

11 janvier 2017 Karl Peyrade

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