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Bachar est-il si cool ?

22 mai 2015

Cet article vient du site Jovabien.

Qui n’a pas connu le frisson de choquer le bien-pensant ne connaît pas le plaisir de vivre en société. Porter la contradiction, affronter le courroux, être seul contre tous, est quelque chose d’unique et réjouissant. Dégoupiller une grenade en société, c’est à la fois sublime et dérisoire, noble et normal. Mais ce contre-pied, s’il n’est pas enraciné, fondé par des convictions profondes, est une posture vaine. Si cet affrontement du prêt-à-penser n’est pas motivé par une réelle volonté de contribuer à la vérité, au bien commun, à l’édification de soi et de ses interlocuteurs, c’est un simple combat de coqs. On peut gagner une joute oratoire, et perdre à jamais son challenger à ses arguments. On peut enfin dériver vers une contradiction de principe, qui devient une idéologie n’ayant rien à envier aux pires soupes tiédasses droits-de-l’hommistes.

Voguant vers l’Orient compliqué, il y a l’idée simple que les régimes autoritaires laïques sont notre meilleur rempart face à la barbarie, représentée ces temps-ci par l’État islamique. Cette naïveté se mue carrément en cynisme lorsqu’elle excuse, ou ne veut pas voir les crimes et les manoeuvres de ces régimes, et en premier lieu, du pouvoir syrien. Le cynisme, c’est la naïveté colorée.

Bachar al-Assad, lit-on, n’est pas un enfant de choeur, mais c’est le moindre mal, ou mieux, notre allié précieux dans la lutte contre les assassins de Daech. C’est l’évidence même, alors que ce monstre hideux du djihadisme progresse sur tous les fronts, capture la ville de Ramadi en Irak, qui n’a pas la chance d’avoir des ruines millénaires pour attirer l’attention, et la mythique cité de Palmyre. Palmyre ! Ô Palmyre ! Ce que les siècles n’ont pas réussi, les explosifs des ninjas de la terreur islamiste vont s’en charger ! Tes ruines seront des cendres. A l’heure où la dictature socialiste de François Hollande (mais pas le gouvernement de Sarkozy avant lui) remet en cause l’enseignement du latin et du grec ! Hollande et Daech, même combat, a-t-on pu voir fleurir sur Twitter. La chute de Palmyre, c’était la chute de notre civilisation. C’est ce qu’on a lu, retwitté, diffusé, commenté, débattu.

Base to the basics. Ceux qui sont allés plus loin que les vidéos où les barbus de l’Etat islamique mettent en scène des destructions de statues assyriennes ou babyloniennes en Irak ont vent d’une réalité plus prosaïque. Les sbires de l’État islamique détruisent ce qui offense l’unicité de Dieu : les statues d’idoles, tout ce qui rappelle l’âge de l’ignorance, pré-islamique. Mais ils revendent soigneusement de nombreuses pièces au marché noir. Quant aux murs, quant aux colonnes, aux ruines, ils n’y touchent pas. Oui, vous avez bien lu. Les ruines antiques de la région de Raqqa, sous contrôle de l’État islamique depuis le début du conflit, n’ont pas été rasées. En revanche, les mosquées chiites, les sanctuaires de saints (qui sont autant de signes d’ « idolâtrie »), les églises chrétiennes (même quand les fidèles acceptent de payer la rançon des non-musulmans, comme à Raqqa), passent bien à la casserole. Voilà pour le « génocide patrimonial » dont on nous a rebattu les oreilles ces jours-ci.

Qu’importe, la nuit djihadiste s’est abattue sur Palmyre, et cela ne fait que renforcer notre évidence : Bachar al-Assad est le seul rempart. Vraiment. Pourtant, la retraite précipitée de l’armée syrienne de la ville fait poindre cette question : Palmyre a-t-elle laissée à Daech, dans le but d’attirer l’attention mondiale, et justement de nourrir la rhétorique du régime syrien « moi ou le chaos » ? Votre serviteur a contacté, à son petit niveau, des sources militaires, quelques diplomates, et des experts de la région. Tous disent que la chute de Palmyre a été largement instrumentalisée par le régime. La plupart affirment qu’un abandon de la ville par l’armée syrienne est probable : « Aura-t-on jamais une preuve ? Mais c’est très plausible », a pu dire un reporter qui fut emprisonné dans les geôles de Daech en Syrie.

Que le régime syrien ait sciemment abandonné Palmyre, sacrifiant au moins 200 de ses soldats, tombant dans une embuscade alors qu’ils se repliaient à découvert de la prison de la ville, ou qu’il tente de transformer sa défaite militaire en victoire médiatique, ce n’est pas nouveau. Le même scénario a eu lieu à Maaloula, cette ville chrétienne où l’on parlait l’araméen, la langue du Christ, prise en 2013 après le repli des soldats syriens, et vidée de ses habitants chrétiens par les islamistes. Cette conquête suscita une forte émotion chez les « chrétiens d’Occident », pour reprendre l’excellente expression du dernier numéro de Causeur : la mobilisation communautaire, voire communautariste, des chrétiens occidentaux en faveur de leurs frères en était à ses débuts. Maaloula fut ensuite reprise par l’armée syrienne en 2014, et Bachar parada dans les églises dévastées, déplorant ce que les islamistes avaient commis. Sympa, pour le rempart indéfectible du christianisme local. Il fallait défendre la ville, si tu y tenais vraiment.

Soyons juste : les Kurdes qui protégeaient la ville chrétienne irakienne de Qaraqosh sont fortement suspectés d’avoir fait de même, à l’été 2014, lorsque Daech s’empara de la Plaine de Ninive. Les leaders kurdes, mis au courant de l’offensive, auraient conclu ce pacte sordide : la région de Mossoul, territoires chrétiens compris, laissée aux djihadistes, contre la ville de Kirkouk, épargnée, et sitôt conquise par les Kurdes (lesquels lorgnent dessus depuis des décennies, mais passons).

Bachar. Bachar le séduisant poil à gratter. Qu’il est doux de choquer le bien-pensant, et de poster des images de lui sur Facebook, choisies parmi les moins kitschs que celles que fournissent la propagande syrienne, mélange de tape-à-l’oeil oriental et de soviétisme classique. Brisons l’idole. Bachar al-Assad n’est rien. Ce n’est pas un chef d’État. C’est une façade, une marionnette. Cet ophtalmologiste qui a gardé du St Mary’s Hospital de Londres son léger accent anglais (et sa femme, allant tête nue et plus portée sur Gucci que sur le Coran) est le noeud qui unit des intérêts divergents, des clans différents : la bourgeoisie sunnite de Damas, les chrétiens, les Druzes, les Alaouites, et le million de fonctionnaires baasistes. Tous ont intérêt à une survie du régime, même si beaucoup, y compris parmi les Alaouites, ne portent pas son dirigeant dans leur coeur. En-dehors de la Syrie, l’Iran et le Hezbollah chiite ne souhaitent pas voir le régime syrien disparaître (maillon essentiel de l’arc chiite, et surtout anti-sunnite, anti-Turquie et anti-Arabie Saoudite) et pourvoient à sa survie financière et militaire. Jetez un coup d’oeil sur les photos des « soldats syriens » : leurs barbes tranchent parfois avec la moustache baasiste laïque de rigueur. Normal, ce sont souvent des miliciens chiites, du Hezbollah, des Gardiens de la Révolution iraniens, voire des milices du régime chiite de Bagdad. Bachar le défenseur de la souveraineté syrienne n’est que la façade d’intérêts divergents. Il ne règne plus que sur une « mini-Syrie », et a abandonné le reste du pays, tout comme le régime de Bagdad ne tient que les zones chiites.

Mais Bachar, il protège bien les chrétiens, n’est-ce pas ? Combien y a-t-il de chrétiens en Syrie ? 10 %, dit le régime. 5 %, disent d’autres experts, qui pointent une surévaluation à dessein. Qu’importe, il est vrai que le régime syrien, laïcisant plus que laïque (puisque le président doit être musulman, et que « Allah Akbhar » est le cri de ralliement de l’armée syrienne), a permis aux chrétiens de pratiquer leur culte en paix, de sonner les cloches. En échange de la surveillance du clergé et des fidèles. En échange de la nationalisation des écoles confessionnelles. Mais, on en conviendra, c’est toujours mieux qu’en Arabie Saoudite, où être chrétien est une folie clandestine, ou en Irak, où les derniers chrétiens sont laissés pour compte par les autorités chiites.

Maintenant, il convient de se rappeler que la Syrie, pendant l’atroce guerre civile libanaise, n’a pas été du côté des chrétiens. Au contraire, ceux qui se battaient pour un Liban libre furent les premières cibles des agents de Damas. « Occident, il est temps », ça vous dit quelque chose ? Même les compositeurs pétris d’idéologie de ce chant mentionnent Assad parmi les bourreaux du Liban chrétien. Le grand allié chrétien de la Syrie au Liban, l’ex-général Michel Aoun, uni au Hezbollah (sans qui une coalition au Liban est impossible), avant de retourner sa veste, fut longtemps persécuté et contraint à l’exil par les services secrets syriens. Des individus formés par la Stasi à la grande époque de la coopération soviétique, qui torturent encore allègrement, quitte à pousser encore plus de gens dans la guérilla.

Enfin, et c’est le principal grief à adresser à notre ami Bachar, notre meilleur allié d’aujourd’hui face à Daech a tout fait pour le devenir. Il a fait libérer des milliers de salafistes, islamistes et djihadistes de ses geôles dès 2011, lorsque la révolution syrienne était encore nationaliste, et non divisée entre communautés, pour susciter un pôle de rebelles islamistes, et se poser en régime laïque menacé par l’extrémisme. Dès 2003, Bachar le laïque faisait venir des djihadistes en Syrie, pour qu’ils aillent combattre les Américains en Irak. Le régime a ouvert une « autoroute du Djiahd », qui correspond à l’axe Raqqa-Mossoul. Bachar permit aussi à l’élite baasiste, orpheline de Saddam Hussein, de se réfugier chez lui (alors que le Baas syrien et le Baas irakien se détestaient cordialement, le premier ayant tourné le dos, selon le second, à la laïcité de l’idéologie baasiste...). Ces réfugiés avaient pour seule consigne de ne pas se mêler de politique intérieure. Mais lorsque ces ex-baasistes prirent langue avec les djihadistes, d’abord pour la guérilla en Irak, puis pour un renversement du régime en Syrie, il était déjà trop tard. C’est en Syrie, et non en Irak, que l’ancien colonel de Saddam Hussein Haji Bakr, mort en janvier 2014, a mis au point la structure de l’Etat islamique, en plaquant sur le salafisme et le califat le modèle d’organisation du Parti Baas.

Bachar al-Assad, notre ami Bachar, est donc largement responsable du monstre actuel. Un Frankestein qui se retourne contre son créateur, mais qui le sert autant qu’il le menace. Ajoutons à ce tableau que les rebelles islamistes non-djihadistes (Syriens, et non étrangers, et surtout non Irakiens : les vrais maîtres de Daech), et « modérés », furent attaqués en priorité par les troupes du régime au début du conflit. Le but étant de laisser le cancer djihadiste se développer. Ce n’est certes plus le cas aujourd’hui, et les loyalistes sont violemment frappés par l’Etat islamique.

Ces lignes n’ont pas pour but de sous-entendre que les rebelles pilotés par l’Arabie Saoudite et la Turquie valent mieux. De blanchir le Front al-Nosra, filiale syrienne d’Al-Qaïda. D’accorder du crédit aux voeux pieux de la diplomatie française (officielle, parce que officieusement, on reprend langue avec Bachar tout de même), qui reste figée sur l’illusion d’une révolution démocratique contre une dictature sanguinaire.

Ces lignes ont pour but de faire réfléchir. Si l’on doit affirmer, sur Facebook, Twitter, ou de vive voix, que Bachar est le moindre mal, notre allié le plus précieux. Alors il faut le faire en connaissance de cause. Il faut le faire en conscience. La naïveté n’est plus un luxe.

Car la guerre risque de durer encore longtemps. L’ancien Moyen-Orient colonial s’enfonce dans la destruction, les guerres de principautés et les rapines. Ceux qui décrivaient il y a quelques jours encore, y compris dans des notes ministérielles, un Daech sur le déclin, frappé par la coalition, attaqué par l’Iran et les milices chiites irakiennes, doivent se mordre les doigts. La reprise de Tikrit (la destruction de la ville, plutôt) était du pipeau. Cette ville était symbolique, mais certainement pas stratégique. Daech n’avait laissé qu’une poignée d’hommes pour la défendre. L’essentiel se situait ailleurs, à Ramadi, conquise ces derniers jours.

Daech n’a pas cessé son expansion. Il tient solidement un territoire équivalent de la Grande-Bretagne : 50 % de la Syrte et 40 % de l’Irak. Sa structure de commandement, qui mêle l’infrastructure militaire ex-baasiste irakienne, truffée de convertis au salafisme, et des stratèges étrangers, est impeccable. En face, l’armée irakienne est inexistante, et l’on voit à quoi tient l’armée syrienne. Ils visent Bagdad, la mythique capitale des Abbassides, et Damas, ville sainte de l’islam.

Il n’y a plus d’Etats syrien et irakien, ces créations coloniales, et plus de nations, divisées en des communautés ennemies. Il faut donc réfléchir froidement, et voir quels sont nos interlocuteurs. Se demander quelle est notre stratégie.

Se contenter de bombarder Daech n’est pas une solution. Plus les avions américains croisent dans le ciel, plus les populations locales rallient ceux qu’ils voient davantage comme des rebelles que comme des terroristes. La solution est locale, de terrain, et doit être sous-traitée aux locaux. Dans la tradition coloniale française, dont s’était inspiré en Irak le général américain Petraeus : en armant et en payant des tribus sunnites, en freinant l’épuration anti-baasiste, en confiant des zones aux Irakiens sunnites, il avait obtenu des victoires significatives en 2006-2007. La rébellion avait été touchée à mort. Puis les chiites reprirent la main et continuèrent de persécuter les sunnites. Qui rebasculèrent dans la rébellion.

Sur l’Irak, il faut arrêter de marginaliser les sunnites, qui s’offrent à Daech. Mettre la pression au régime chiite de Bagdad et à ses parrains iraniens. L’accord sur le nucléaire de Téhéran, qui rapproche l’Iran de l’Occident, nous en donne les moyens.

Sur la Syrie, il faut, comme le répètent dans le désert Moscou et le Vatican, convoquer des négociations avec toutes les parties, régime compris. Une frange de la rébellion ne souhaite clairement pas vivre sous la loi de Daech. Mais la quasi-totalité de la population ne veut plus de Bachar. Bachar, notre allié le plus précieux, doit partir. Au moins lorsque les négociations auront solidement abouti, et que sa disparition ne suscitera pas un effondrement du régime. Il faut s’en assurer. Ne pas répéter l’Irak sans Saddam, ni la Libye sans Kadhafi. Cela passe sans doute, pour un certain temps, par une coopération militaire avec le régime, qui existe déjà : le Pentagone a obtenu l’accord de Damas pour frapper Daech sur son sol. Mais cette alliance est conditionnée à une réglement politique, avec tous les acteurs.

Le problème, c’est que Bachar ne semble pas prêt. Il veut gagner du temps, forcer les acteurs du conflit à accepter qu’il reste au pouvoir. Il a du ressort. A l’été 2012, il est passé à côté d’un bombardement occidental, et d’un coup d’État militaire piloté par les Russes (lesquels veulent surtout garder leur base navale de Tartous, quel que soit le gouvernement, à condition qu’il ne soit pas islamiste). Il estime qu’il n’est pas le plus mal placé aujourd’hui.

Bachar est cynique. Il est incontournable pour espérer régler le conflit un jour. Il n’est sans doute pas indispensable. En tout cas, une chose est sûre : il n’est pas cool.

22 mai 2015

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