
Mardi 10 janvier, à peine remis de leurs excès des fêtes, l’apfelstrudel encore sur l’estomac, le cruel Paysan breton et l’abject Carl Moy-Ruifey ont questionné Chantal Hamy et Nestor Dosso, représentant pour l’occasion le courant des « Poissons roses ». Fondé par des chrétiens au mois de décembre dernier, ce mouvement se veut ancré à gauche et ouvert à tous. Ambitionnant de former un groupe large au sein du parti socialiste, il s’oppose à l’idéologie libérale dans toutes ses implications, et place les questions éthiques au centre de son projet. En date du 10 janvier, ce groupe encore tout jeune revendiquait quelques centaines d’adhérents ! Le Rouge & le Noir ne peut que vous encourager à aller visiter leur site internet, si vous désirez avoir davantage d’informations sur le « courant ».
Nous leur souhaitons bonne chance pour leur projet !
Entretien
Paysan breton : Ma première question repose sur le choix de l’investissement dans la « gauche ». Quelle vision avez-vous de la gauche ? Pensez-vous que le message chrétien, c’est-à-dire la foi, et pas seulement les valeurs, soit compatible avec la gauche en France, et pensez-vous pouvoir peser dans l’optique d’une confrontation avec la droite. Pensez-vous-même, dans le cadre de la « pêche aux voix », que la gauche y a même intérêt ?
- Nestor Dosso : Déjà, je vois deux parties dans votre question : croit-on que la gauche soit compatible avec le fait d’être chrétien, non seulement les valeurs, mais également la culture et la foi, voire le côté philosophique, et ensuite, pourquoi choisir la gauche ? Je commencerais par là. Moi, effectivement, je crois en l’alternance. La question nous a déjà été posée : pourquoi ne pas choisir François Bayrou, par exemple, ou des gens issus de la démocratie chrétienne ? Pour nous, l’alternance, pour pouvoir agir concrètement, c’est la gauche. Aujourd’hui, elle a les outils, et est plus armée. Elle a une vision démocratique. Elle est plus à même de répondre à la crise qu’on traverse, tant économique que de valeurs. C’est pour ça qu’on a des choses à dire nous aussi, en termes de convictions chrétiennes. Nous sommes certes le sel de la terre, mais il faut à un certain moment mettre la main à la pâte, et aller au fond des choses. Il ne s’agit pas de se fondre, parce que l’ancienne position de l’Eglise a été de travailler en soubassement. Nous voulons, de notre côté, être les ferments d’un nouveau débat à gauche, et mettre sur la table certaines questions de société qui peuvent être débattues. Nous voulons que des positions et des valeurs chrétiennes pèsent à gauche, et ouvrent de vrais débats. Ceci dit, aujourd’hui, nous avons une position claire : ce que nous mettons en avant, en économie ou sur les valeurs, ne nécessite pas d’être chrétien. Il y a des choses concrètes qui sont à mettre en avant, et qui dépassent le confessionnel. Ensuite, sur la question de la gauche, elle a une culture démocratique, contrairement à l’UMP, où tout est décidé à l’Elysée.
P.B : C’est effectivement typiquement la culture de droite, puisque l’on s’y tue dans les coulisses, alors que la gauche a tendance à se tuer sur scène.
- N.D : Mais derrière, il y a une culture démocratique, qui fait peut-être qu’on a l’impression au dehors qu’on se déchire, mais il y a une possibilité de débat, et d’aller en profondeur.
Carl Moy-Ruifey : Mais n’avez-vous pas peur que face aux tendances libérales du Parti socialiste, une alternative chrétienne aux « évolutions » libérales proposées par nombre de représentants socialistes puisse paraître conservatrice, ce qui ferait un peu désordre à gauche ?
- N.D : On n’est pas gouvernés par la peur. On y va de façon certes naïve, mais avec l’envie de mettre des choses en avant. On y va avec ce que nous sommes, et la possibilité de proposer concrètement des choses. Si on est acceptés comme tels, très bien. La première question qu’on se pose, c’est la masse critique, pour avoir un poids qui permette d’influer sur le parti.
P.B : C’est en effet ce que l’on peut lire sur votre site internet : vous voulez créer un vrai courant, de 20.000 adhérents, si ma mémoire est bonne.
- N.D : Oui, en effet ! Pourquoi on parle de 20.000 ? C’est pas par hasard : il y a aujourd’hui 200.000 adhérents au PS. Si on arrive avec 10% de cela, on commence à avoir un certain poids, et on ne sera pas marginaux, et on deviendrait une force de proposition.
- Chantal Hamy : J’ajouterais un point : vous avez parlé de conservatisme. A mon avis, c’est un point qui est essentiel, puisqu’il est souvent invoqué dès qu’on parle de mariage gay, d’euthanasie, de droit à l’adoption pour les couples homosexuels, d’avortement. On peut retourner la question : est-ce que le fait que 96% des femmes apprenant qu’elles attendent un enfant trisomique décident d’avorter, peut-on voir ça comme un progrès ? Le fait de refuser a priori la naissance d’un enfant handicapé, est-ce que ça montre que nous sommes une société qui progresse ? Voilà, c’est des questions qu’on pose. On pense que d’une part on a le droit d’en parler, ce n’est pas un sujet qui doit être verrouillé, et d’autre part on pense qu’on est aussi légitimes pour proposer des solutions et parler de l’accueil du handicap dans la société, de l’importance du lien à l’autre. Là, à mon avis, on va plutôt vers un progrès. Non, nous ne sommes pas pour revenir sur la loi Veil, mais l’on veut parler de l’avortement sans qu’on nous taxe d’être des réactionnaires parce que l’on voudrait revenir sur un droit donné aux femmes. On peut quand même se poser la question de savoir si on ne peut pas œuvrer pour réduire le nombre d’avortements, en aidant les femmes qui voudraient poursuivre leur grossesse, à avoir la possibilité réelle de le faire. Ça passe par des choix économiques, notamment.
- N.D : En effet, ce que l’on propose, que ce soit sur l’avortement ou le divorce, c’est d’identifier la racine profonde du mal, qui est l’ultralibéralisme d’aujourd’hui. Il va contre la relation gratuite, et de fond. Tout est aujourd’hui monétaire, tout se paie. Ce que nous voulons, c’est que la femme trouve des alternatives : Il s’agit de trouver des moyens de faire face financièrement, mais aussi sur le plan de l’accompagnement : que l’on pose vraiment la question, que l’on pose un choix. Cela suppose aussi de se poser la question de comment accompagner le handicap, comment accompagner les jeunes-filles enceintes. Tout ceci, pris en amont, pourrait résoudre les avortements liés aux problèmes économiques. Beaucoup ne le feraient pas si elles avaient les moyens de faire face.
P.B : Ceci supposerait qu’il y ait une information adéquate. L’on peut s’interroger sur la place de l’enseignement. L’on voit depuis des années une idéologisation de l’enseignement, puisqu’il semble impensable de dire que l’avortement n’est pas une solution. Que proposeriez-vous par rapport à l’enseignement sexuel à l’école ?
- N.D : Cette question est difficile à aborder. Ce que nous proposons, c’est de tout prendre au niveau de l’école : il s’agirait de donner les rudiments de valeurs, d’une part, et expliquer à l’enfant que le choix existe, et que l’avortement, même s’il est dans le droit, ne doit pas éclipser la question de l’embryon. A-t-il le droit à la vie ou pas ? Ce sont des questions que nous nous poserions. Il faudrait penser à avoir un enseignement qui prenne en charge toutes ces questions de société.
- C.H : Nous n’avons pas de solutions encore sur tous les points, certes. Nous ne sommes pas spécialistes, mais la genèse de ce mouvement repose sur une certaine vision de l’Homme, qui n’est pas exclusivement chrétienne. L’éducation donnée aux enfants en matière de sexualité existe déjà à l’école. Elle mériterait sans doute d’être améliorée, mais ceci fait partie des questions qu’on ouvre à la discussion. On ne va pas vous dire aujourd’hui ce qu’il faut faire. Ce que nous voulons, c’est qu’on puisse en parler. Nous, on a abordé des sujets qui nous paraissent importants, et on ouvre le débat. On voit que les gens qui nous rejoignent, mais aussi ceux qu’on appelle notre « conseil de sages », ont des choses à proposer. C’est ce débat qui permettra d’aboutir à de vraies propositions, en étoffant certains points. On a beaucoup de questions, et la jeunesse de notre mouvement fait que nous sommes encore en recherche de réponses.
P.B : Toujours sur le chapitre social, en tant que grand lecteur de René Girard, je ne peux m’empêcher de l’impliquer dans cet entretien. Il explique dans je vois Satan tomber comme l’éclair que nous vivons aujourd’hui dans une époque caricaturalement chrétienne. Je vais vite, et je caricature moi-même, mais ce que nous a apporté le « judéo-christianisme », c’est un souci des victimes, par le sacrifice du Christ, victime innocente par excellence. Or, aujourd’hui, chacun veut être victime. Il y a certes des victimes objectives, ce que je ne saurais nier, mais le simple fait que l’on vote aujourd’hui des lois pour punir la négation de génocides, ce qui revient à punir la bêtise, appelle une réflexion, sur le plan chrétien, sur l’universalisation de ce statut de victime, que chacun ramène à soi. Je veux parler ici de la victimisation constante, qui sert d’alibi à bien des groupes : ne pensez-vous pas qu’il faille envisager les relations sociales autrement que selon l’axe bourreau/victime ?
- C.H : Je vais me faire un peu l’avocat du diable, car on peut nous reprocher à nous, chrétiens, de nous faire passer pour des victimes, de n’avoir pas le droit de nous exprimer, alors que les vraies victimes chez les chrétiens existent, mais pas dans notre pays.
- N.D : Nous, nous ne sommes pas dans cette démarche. On est plutôt pour l’action : on a des propositions, on refuse de subir, et on veut aller concrètement de l’avant. C’est ça le moteur de notre mouvement. Philippe (co-fondateur, ndlr), qui était avant à l’UMP, dans le XIIe, se rend compte qu’il ne s’agit pas de s’asseoir et de se plaindre. Le fait est qu’aujourd’hui, notre but n’est pas de favoriser la plainte, mais de faire changer les choses par l’action. On est aujourd’hui dans une démocratie, dans un pays où on a pas mal de possibilités pour se prendre en charge. Il ne s’agit pas de se victimiser ! Ceci-dit, le libéralisme, tel qu’il est appliqué, laisse nombre de personnes en bord de route, qui ne peuvent agir sur le système. Je pense que l’idée de victime vient aussi de là.
P.B : J’ai lu récemment un ouvrage de Jean-Claude Michéa, L’empire du moindre mal, qui traite du libéralisme, qui explique qu’il ne peut y avoir de libéralisme social sans libéralisme économique. Ce sont là deux jambes portant un même corps. J’ai envie de repartir de ce que vous dites : vous vous mettez clairement à l’écart de ce libéralisme social qui agite le Parti Socialiste. Vous refusez l’idéologie libérale dans l’ensemble, alors que Bertrand Delanoë n’a pas hésité à se dire libéral lors du congrès de Rennes. Je suis peut-être monomaniaque, mais on peut voir ici un hiatus entre l’idéologie dominante au Parti Socialiste et vos propositions.
- N.D : Alors attention : quand on dit qu’on est contre l’idéologie libérale, on parle de l’ultralibéralisme qui détruit le lien social. On n’est pas contre l’économie de marché, qui demande à être cadrée, régulée. Il faut donner une direction à l’action de l’Homme, car le marché ne se régule pas seul. Il faut bien distinguer cela.
C.M.-R : Passons sur une question très délicate en France : la relation entre les cultes et l’Etat. Quelle est votre conception du rôle de l’Eglise dans le politique, et n’avez-vous pas peur de limiter le message évangélique à uniquement un système de valeurs, alors que le christianisme repose sur l’Incarnation, sur la transcendance ? C’est là toute la difficulté d’être un mouvement chrétien dans un pays laïque, finalement.
- C.H : Juste un mot : il faut bien dire que nous sommes avant tout un mouvement politique. Nous ne sommes pas un nouveau parti chrétien, des Christine Boutin de gauche. On est avant tout un mouvement qui veut rentrer dans la vie politique comme citoyens. Alors, bien sûr, on a des convictions chrétiennes qu’on ne met pas de côté. On a des gens qui nous rejoignent qui ne sont pas chrétiens, et ils nous disent que sur beaucoup de points, et notamment sur ces points d’éthique sociale, dont, comme vous le disiez, le PS était assez éloigné, on a une voix à faire entendre. Je m’éloigne un peu, mais on a des militants socialistes qui se sentent libérés qu’il y ait un mouvement dans lequel ils peuvent se retrouver.
- N.D : Il faut aussi ajouter que nous ne parlons pas au nom de l’Eglise, effectivement on a des prêtres qui nous soutiennent. Avant de faire cela, on a rencontré pas mal de gens qui ont un rôle dans l’Eglise, mais on n’a pas de prétention à parler au nom de l’Eglise. Alors il se trouve que nous sommes catholiques, mais maintenant, on ne remet pas en cause la laïcité. Nos positions sont empreintes de nos convictions, c’est sûr. Sur la laïcité, nous y sommes attachés. C’est pour nous le liant de la société, dans le sens où on peut vivre avec des musulmans et des juifs. On est ouverts à tous, à partir du moment où ils sont de bonne volonté.
P.B : Sur la question des relations Eglise/Etat, on retrouve deux écoles : la laïcité, ce serait soit la liberté de religion pour tous, soit l’évacuation de la sphère publique du fait religieux. Vous, en tant que mouvement chrétien…
- C.H : Disons plutôt que nous sommes un mouvement fondé par des chrétiens, mais pas un mouvement purement chrétien, ou un mouvement de chrétiens.
P.B : Vous faites bien de le répéter. De fait, comment envisagez-vous la laïcité ? Seriez-vous pour une laïcité positive, notamment prônée par le président de la république, ou pour une laïcité plus fermée, comme elle est comprise, au vu de nombreuses déclarations, par de nombreux représentants politiques ?
- N.D : Pour nous, il faut mener un débat sur la laïcité. Bien sûr, il n’est pas question de la remettre en question, mais il faut en parler. Il ne faut pas qu’elle soit confondue avec de l’anticléricalisme. En tant que tel, l’anticléricalisme est une caricature de la laïcité. C’est une voix à faire entendre : nous sommes pour la liberté du choix : que personne ne soit brimé dans sa foi. Il faut concilier l’aspect privé et public.
C.M.-R : La religion est en effet, sur le plan sociologique, un fait par essence social…
- N.D : Oui, religion, c’est religare, en latin, c’est-à-dire relier.
C.M.-R : Mais sur la question de cette « laïcité positive », défendue par le président de la république, et aussi par l’Eglise catholique, pour décrisper les rapports entre l’Etat et les cultes…
- N.D : Mais la vraie question, c’est : qu’est-ce que cette « laïcité positive » ?
C.M.-R : Il est vrai que le concept est un petit peu flou, un peu électoraliste aussi. Disons laïcité ouverte : à chaque fois que le chef de l’Etat ou un ministre reçoit des religieux, il y a systématiquement des crispations. On le voit assez sur des débats de société, les questions de bioéthique.
- C.H : Oui, il y a toujours une crispation de la part de certains qui voudraient qu’on n’entende jamais l’Eglise sur des questions de société. Pour moi, c’est une attitude de grande fermeture. L’Eglise, comme d’autres institutions, a des choses à dire sur les questions qui intéressent l’Homme. Certes, cela apparaît comme une banalité, mais je pense qu’il faut le redire, car il y a certains qui vont dire qu’il existe une connivence entre Eglise et Etat.
C.M.-R : Au fond, au lieu de s’embarrasser d’un concept un peu ambigu, c’est une décrispation que vous souhaiteriez, et de considérer l’Eglise comme un acteur au même titre qu’un syndicat.
- N.D : Je pense en effet que l’Eglise a son rôle à jouer, dans le sens où quand on dit « Eglise », on parle d’un ensemble de citoyens. C’est un ensemble de personnes qui a son mot à dire. Alors la position de l’Eglise est claire, car il existe une hiérarchie claire, contrairement aux protestants et musulmans. Mais tout groupe de citoyens a sa pierre à apporter aux débats, dans le sens où l’Eglise ne prend pas de décisions. L’important est que chacun respecte son rôle. Le politique décide, mais l’Eglise apporte sa pierre, elle a des choses à dire. Il n’y a bien sûr rien de choquant là-dedans. Un chrétien est un citoyen.
P.B : Sur la place des chrétiens dans la société, que l’on retienne Civitas ou la veillée à Notre-Dame du 8 décembre dernier, l’on remarque un changement certain dans le comportement des chrétiens, puisque l’on passe d’un silence relatif à une expression forte, voire à de la tonitruance. Le problème étant que beaucoup ont trouvé ces manifestations choquantes. Lors de notre entretien avec le député Vanneste, il disait que les manifestants étaient légitimes dès lors qu’ils respectaient la loi. Que pensez-vous de ces moyens d’expression sont légitimes, et aussi légitimes que l’entrée dans le combat partisan, pour faire avancer un projet chrétien ?
- N.D : Sur cette question, je ne parle pas au nom des poissons roses, mais de mon point de vue personnel. Je ne considère pas que le fait que le Christ soit insulté par une pièce de théâtre soit gênant pour ma Foi. Ça reste pour moi anecdotique. On devrait se recentrer sur l’essentiel, c’est tout. Encore une fois, je parle en mon nom propre.
- C.H : Personnellement, je ne me sens pas non plus agressée dans ce en quoi je peux croire par ce genre de représentation. Je n’irai pas le voir. Plus généralement, il y a la liberté d’expression, qui est à la fois pour l’auteur, mais aussi pour les personnes qui ne sont pas d’accord avec ce qui est dit dans une pièce. Ce qui me dérange plus, c’est que tout cela ne va pas vers un rapprochement des gens. On a de plus en plus de groupes qui sont soit des minorités, soit des groupes ayant des revendications précises qui se montent les uns contre les autres. Cela ne va pas vers plus de citoyenneté. On a des individualismes qui se regroupent. Notre mouvement a pour fonction de rassembler, et pas de diviser. On recherche le bien commun, c’est certes une banalité, mais on est pour plus de justice sociale et on combat cette idéologie libérale. Notre but est de recréer le lien.
P.B : Nous vous remercions pour cet entretien, et de nous avoir fait part de votre mouvement, auquel nous souhaitons tout le meilleur en cette nouvelle année !
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