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L’Église des IIe et IIIe siècles, une Église de réseaux, pas encore centralisée ni hiérarchisée

Marie-Françoise Baslez est historienne des religions et professeur émérite à l’université de Paris IV - Sorbonne. Auteur de Saint Paul (Fayard, 1991, 2013), Les persécutions dans l’Antiquité, victimes, héros, martyrs (Fayard, 2007) et Comment notre monde est devenu chrétien (Points-histoire, 2011), elle vient de publier Les premiers bâtisseurs de l’Église (Fayard, octobre 2016). Elle a bien voulu répondre aux questions du Rouge & le Noir.

R&N : Comment une partie de la correspondance des premiers évêques nous est-elle connue ? Quels en ont été les critères de transmission à travers les siècles ?

Marie-Françoise Baslez : La correspondance de Cyprien (milieu IIIe s.) est la première à avoir fait l’objet d’une véritable édition par l’évêque lui-même de son vivant, comme une œuvre littéraire. Les autres ont été conservées sous forme d’extraits plus ou moins longs, parfois intégralement, dans l’histoire de l’Église d’Eusèbe de Césarée (325) à titre de documents d’archives fonctionnant comme pièces justificatives. Elles se sont ensuite transmises en même temps que l’Histoire Ecclésiastique, mais n’avaient guère retenu l’intérêt, parce que leurs auteurs ne sont pas des écrivains ni (sauf Irénée et Cyprien) des théologiens majeurs, qu’on puisse qualifier de Pères de l’Église. Ce sont des pasteurs.

R&N : Quels sont les thèmes abordés dans cette correspondance ? Observez-vous des différences de style littéraire ou de thèmes entre la correspondance adressée à l’Église locale et la correspondance entre évêques ?

Marie-Françoise Baslez : Il n’y a pas à proprement parler de « correspondances adressées à l’Église locale », ayant la même fonction que les épîtres de Paul, mais pratiquement toujours des lettres adressées à des membres du clergé local en particulier ou au clergé dans son ensemble. Elles se présentent donc presque toujours comme des lettres personnelles, informatives, réagissant sur les événements et les situations vécues. Par ailleurs, elles sont émaillées de citations bibliques et néotestamentaires et font ainsi circuler les textes qui vont être retenus dans le Canon.

Les lettres entre évêques ont le même caractère personnel. Les seules à avoir un caractère et un formulaire techniques sont les lettres synodales qui formulent et font circuler les décisions d’une conférence épiscopale (synode ou concile).

R&N : En quoi ces correspondances nous renseignent-t-elle sur l’organisation de l’Église qui se déploie dans l’empire romain ?

Marie-Françoise Baslez : À l’échelle locale, la difficulté à organiser l’ « épiscopat monarchique », c’est à dire à regrouper les chrétiens d’une cité sous l’autorité d’un évêque. Cela est tout juste acquis au début du IVe siècle, mais cette évolution permet que l’évêque devienne le « patron de la cité » dans l’empire chrétien.

À l’échelle œcuménique de l’Empire, une Église qui fonctionne en réseaux, et dont l’unité se construit dans la réunion des différentes communautés, s’exprimant au IIIe siècle dans les synodes. L’Église synodale est une construction horizontale, fondée sur les relations personnelles d’évêque à évêque et pas du tout centralisée ni hiérarchisée. Pas encore.

R&N : Vous évoquez à plusieurs reprises des lignées épiscopales. Est-ce une exception ou quelque chose de finalement assez fréquent ?

Marie-Françoise Baslez : Ce devait être le cas le plus fréquent, conformément aux usages institutionnels et sociaux de l’époque, qui voit la succession héréditaire s’imposer dans les charges municipales, niveau auquel il faut placer l’évêque. D’autre part sont les évêques convertis de la première génération : réticences de principe et sans doute de fait. Enfin les critères retenus pour l’élection de l’évêque (première épître à Timothée) impliquent la reconnaissance de ses mérites par la cité.

Pour moi, la charge épiscopale est directement issue de la direction des premières Églises domestiques par le chef de famille (le titre de « papa » (pape) porté alors par quelques évêques renvoie à la puissance paternelle du chef de famille). Ce fut une garantie de continuité et de stabilité.

Cependant certains évêques ont été choisis à l’extérieur de la communauté pour leur charisme ou leur spiritualité.

R&N : Y a-t-il un ou plusieurs portraits d’évêques types qui se dessinent à travers ces correspondances ?

Marie-Françoise Baslez : Un portrait uniforme. Tous sont des pasteurs qui témoignent et réfléchissent sur leurs expériences et leurs épreuves, à l’exception d’Irénée dont on n’a aucun témoignage de l’exercice de son épiscopat à Lyon et qui n’évoque Polycarpe évêque de Smyrne que dans son enseignement magistral. Tous ont une position réservée sur le martyre et ne courent pas à la mort, mais cherchent à éviter la persécution pour garder un pasteur à la communauté – ce qui n’a pas toujours été compris par la communauté directement victime. Le modèle du bon évêque est donc Polycarpe. Les évêques se sont divisés entre le milieu du IIIe s. et le concile de Nicée (325) sur la réintégration des lapsi, ceux qui s’étaient plus ou moins gravement compromis lors des persécutions. La majorité a défendu la réintégration, à un rythme approprié et sous la seule autorité de l’évêque, ce qui revenait à faire le choix d’une ecclésiologie du « grand nombre » (peut-on dire d’un christianisme de masse ?) par opposition à une « Église des Purs (Cathares) » comme celle de Novatien. Plus généralement, les évêques essaient d’éviter le choc frontal et travaillent en médiateurs à chercher une voie moyenne.

R&N : Comment l’Église va-t-elle progressivement évoluer vers une certaine uniformisation (controverse sur la date de la fête de Pâque par exemple) ?

Marie-Françoise Baslez : C’est ce à quoi s’attaqueront les grands conciles œcuméniques du IVe s. (Nicée, Ephèse, Chalcédoine…). Au tournant du IIIe-IVe s., la diversité subsiste et prime. La question du calendrier de Pâques reste en suspens, la diversité des rites aussi. La configuration de l’Église en synodes maintient la diversité régionale, mais facilite son inscription dans le cadre des provinces romaines.

Le qualificatif de « catholique » a son sens géographique d’extension à l’échelle du monde habité (oikouménè). Les lettres d’évêques dites « catholiques » ont vocation à circuler partout où il y a des chrétiens, de communauté en communauté, mais elles défendent l’unité dans la diversité. Saint Irénée écrit que « la dissonance (diaphonia) du rite assure l’accord (symphonia) des croyances ».

R&N : L’Église va aussi évoluer un peu plus tard vers une plus grande centralisation. Avons-nous déjà des traces de ce tropisme romain dans les correspondances des premières générations d’évêques ?

Marie-Françoise Baslez : Le tropisme romain est d’abord celui d’une métropole et d’une capitale, comme celui d’Alexandrie et d’Antioche : lieux de rencontre, populations et Églises plus nombreuses, davantage de moyens d’action … C’est sans doute davantage une prééminence de fait qu’une préséance de droit, fondée sur les figures apostoliques de Pierre et de Paul comme ce sera le cas à partir du IVe s. dans le cadre d’un christianisme d’Empire.

Cette prééminence est intermittente et dépend de la personnalité de l’évêque, de son origine aussi. Victor, le premier évêque de culture latine, et Étienne ont essayé de développer leur réseau en réseau proprement romain, ce qui a été reconnu par l’empereur Aurélien en 270 : des Églises d’Orient appartiennent au réseau de l’évêque de Rome. C’est un rapport de forces, variable : l’évêque de Rome peut avoir besoin de l’intervention de l’évêque d’Alexandrie, d’Antioche ou de Carthage. Autre faiblesse : la rotation sur le siège romain est bien plus rapide qu’ailleurs.

Cependant le premier traité sur L’unité de l’Église (Cyprien de Carthage, milieu IIIe s.) s’efforce de fonder théologiquement et historiquement la préséance du siège romain sur la figure de Pierre. Cela a été préparé par des pratiques de pèlerinage « aux trophées des apôtres » (Pierre et Paul) depuis la fin du IIe siècle.

R&N : Vous consacrez deux chapitres entiers aux questions d’autorité. Quel rôle y jouent les premières persécutions et les premières hérésies ?

Marie-Françoise Baslez : Ces deux types de crises ont mis en évidence la configuration d’un christianisme de petits groupes et les risques inhérents : les persécutions, parce que la répression s’exerce pendant longtemps sur de petits groupes (il n’y eut jamais de rafle) ; d’autre part parce que « hérésie » désigne d’abord sans nuance péjorative un petit groupe réuni par « affinité » (hairésis) autour d’une forte personnalité mystique ou intellectuelle.

Les persécutions ont fait éclater les communautés plus qu’elles ne les ont soudées du fait de l’absence de l’évêque, parce que les divergences de points de vue ont pointé l’inachèvement de la théologie et de la christologie. Par exemple elles ont conduit les théologiens à creuser la distance avec le judaïsme et à élaborer la notion de « peuple déicide » (fin IIe s.) pour contrer la réintégration de chrétiens d’origine juive par la synagogue et les faire profiter en cas de persécution du statut d’exception des juifs.

Les hérésies résultent de la floraison de débats sur la christologie, qui n’est pas encore très développée, ni fixée. Ce n’est pas originellement une déviance. La remise en série chronologique des écrits a montré que l’orthodoxie n’est pas prédéterminée ni antérieure aux hérésies, mais se fixe progressivement à travers les controverses locales et l’accord qui se réalise entre un grand nombre ou une majorité d’évêques sur un texte ou une interprétation établis comme normatifs. L’autorité de l’évêque s’établit en matière doctrinale. D’ailleurs la prédication devient une prérogative épiscopale.

R&N : Quelles seront les différentes politiques des évêques concernant la réintégration des dissidents ? Et concernant la réintégration des lapsi lors des persécutions ?

Marie-Françoise Baslez : Comme je l’ai évoqué plus haut, il y a eu l’opposition de deux ecclésiologies, inclusive et exclusive.

Tous les évêques y ont vu une question d’autorité et de prérogative épiscopale : à eux de fixer les limites de leur communauté, de dire qui en fait partie, quand et comment. En conséquence, l’identité chrétienne s’exprime et se définit par l’appartenance à la communauté de l’évêque : peu à peu s’affirme l’ecclésiologie d’Ignace (vers 115), « Là où est l’évêque, là est l’Église ».

Un débat secondaire est intervenu sur les conditions de la réintégration avec un système pénitentiel gradué et approprié : réconciliation sur leur lit de mort pour ceux qui avaient sacrifié, au bout d’un certain délai pour les autres (offrandes d’encens, faux certificats de sacrifice). Les évêques se sont souvent efforcés de raccourcir les délais en invoquant des miracles et des interventions divines. Ils ont aussi fait valoir une longue existence de bon chrétien avant l’épreuve des persécutions. Il fallait juger toute une vie et au cas par cas.

Sur le plan théologique, le problème des lapsi fait émerger pour une minorité de clercs la question du « péché contre Dieu », péché irrémissible.

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