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Guillaume de Prémare : « La déshumanisation, autoroute vers l’utopie du meilleur des mondes »

Guillaume de Prémare est délégué général d’Ichtus, chroniqueur sur Radio Espérance et ancien président de La Manif Pour Tous. Il vient de publier avec Eric Letty, journaliste, « Résistance au meilleur des mondes », Editions Pierre-Guillaume de Roux, mars 2015 (224 pages). Il a bien voulu répondre aux questions du Rouge & Le Noir.

R&N : Vous venez de publier avec Eric Letty « Résistance au meilleur des mondes ». Quelle est la structure de cet essai à deux voix ?

Guillaume de Prémare :Nous avons mis en perspective le roman d’Huxley avec les évolutions actuelles du monde moderne, pour montrer à quel point il ne s’agit pas d’un roman de science-fiction mais d’une œuvre littéraire d’anticipation. Huxley a pressenti le glissement progressif de la modernité vers l’utopie d’une société parfaite abritant un homme nouveau reconfiguré et déshumanisé. Notre essai a pour ambition de montrer la cohérence globale des idéologies de la déconstruction (famille, identité humaine, structure sociale héritée de la civilisation), de l’idéologie technique, de la mondialisation et des puissances marchandes au service d’un même projet qui ressemble au « meilleur des mondes » d’Huxley, dominé par un Super-État mondial.

L’objectif est de favoriser chez le lecteur une prise de conscience du caractère réalisable de l’utopie d’un homme nouveau dans un monde nouveau. Au cœur de ce processus, il y a la fin programmée des nations et la destruction de la famille car ce sont les deux obstacles majeurs à l’avènement de cette utopie qui, in fine, vise à laisser l’individu déshumanisé seul face à l’État, à la technique et au marché. Nous nous appuyons également sur les vues prospectives d’Attali, qui rejoignent cette idée de marche vers le « meilleur des mondes ». Mais à la différence d’Attali, qui propose de s’y résigner, nous proposons d’y résister.

R&N : Une “résistance” à un « meilleur des mondes » implique que nous y sommes déjà ou très bientôt. Considérez-vous que nous vivons désormais dans ce monde d’Huxley ?

Guillaume de Prémare : Le « meilleur des mondes » d’Huxley s’articule principalement autour de trois dimensions : la technique, les mœurs et une organisation politique et sociale.

Sur le plan technique, nous nous en approchons et avons toujours davantage de moyens scientifiques de le réaliser. Le bébé-éprouvette et l’eugénisme sont deux symboles forts du monde d’Huxley. Cela, nous savons le faire et nous le faisons. L’externalisation de la grossesse devient également une réalité avec la marche vers la GPA, qui présente en France le visage d’une “interdiction autorisée”. Scientifiquement, il nous manque encore la matrice artificielle. La différence concerne surtout l’échelle : chez Huxley, le phénomène de la dissociation de la sexualité et de la procréation et celui de l’eugénisme sont massifs et généralisés. Mais nous montons l’échelle, un barreau après l’autre, pour aller, comme toujours, de l’exception vers le phénomène de masse.

Sur le plan des mœurs, le « meilleur des mondes » se vit sans famille, le couple n’existe plus et la sexualité est conçue comme exclusivement récréative. Là encore, nous y allons progressivement.

Au plan politique, le monde d’Huxley est parfait, stable, organisé et sécurisé. Or, notre monde ressemble de plus en plus à un chaos. Nous sommes donc en apparence très éloignés de ce modèle. Mais Le modèle politique d’Huxley pourrait surgir de l’après-chaos, lorsque le besoin de sécurité et de stabilité sera devenu tel que les hommes seront prêts à confier leur destin à qui aura le pouvoir de réaliser la promesse de la stabilité et de la sécurité. Celui qui aura ce pouvoir, c’est le Super-État mondial, qui présente le visage d’un totalitarisme doux et maternant ayant recours davantage à la prophylaxie psychique qu’à la répression policière. C’est une sorte de fascisme sans les bruits de bottes.

Ce qui nous conduit potentiellement vers ce « meilleur des mondes », c’est l’emprise de l’État, de la technique et du marché sur la chair et l’esprit. C’est pourquoi nous devons résister à cette emprise qui crée les conditions de la déshumanisation, qui ouvre une autoroute vers l’utopie du « meilleur des mondes ».

R&N : Le monde imagine d’Aldous Huxley se déroule dans un État mondial. La promotion des droits LGBT qualifiés il y a quelques jours au parlement européen de « cœur de la démocratie » sont désormais promus par l’UE et les États-Unis. L’état mondial et son idéologie globale sont-ils pour bientôt ?

Guillaume de Prémare : L’état mondial et son idéologie sont en germe dans le projet global de la mondialisation, c’est un objectif poursuivi par une oligarchie mondialisée. D’une certaine manière, il domine déjà, s’appuyant particulièrement sur la puissance de l’argent. L’ONU et l’Union européenne en sont aujourd’hui des moyens tutélaires, mais cet État n’existe pas encore concrètement comme force politique constitutionnalisée qui dirige le monde. Là encore, c’est un travail progressif qui consiste à démanteler les souverainetés politiques traditionnelles (notamment la nation) pour leur substituer des souverainetés technocratiques, économiques et financières. Il n’y a pas que L’ONU et L’UE qui promeuvent la culture et les droits LGBT, il y a aussi quasiment toutes les grandes firmes mondiales. L’idéologie libertaire sert le marché.

Je ne sais pas si le Super-État mondial est pour demain, mais le fait est qu’il progresse dans son principe et dans ses moyens. Il a réussi à affaiblir les nations en les vidant de leur substance politique. Mais les peuples présentent une capacité de résistance qui contrarie le projet d’intégration politique globale.

R&N : L’écologie, ou plutôt les partis dits “écologiques”, sont le fer de lance de cette idéologie qui fait la promotion de l’euthanasie, de l’avortement, des LGBT, de la destruction méthodique de la famille et de la subversion de toute valeur morale. Êtes-vous d’accord avec la notion d’anti-écologie ?

Guillaume de Prémare : Les idéologies malthusiennes et mortifères s’appuient souvent sur l’écologie pour justifier leurs visées, mais elles n’ont rien à voir avec une authentique écologie. L’écologie, c’est le respect de la nature, des rythmes humains, l’acceptation des limites, et même l’auto-limitation comme sagesse humaine, personnelle et sociale. Or, l’idéologie dominante veut s’affranchir des limites. Tout ce qui fait obstacle au plaisir, au désir, aux pulsions et au marché doit être éradiqué.

Si vous lisez « Nos limites » de Gauthier Bès, vous verrez que « l’écologie intégrale » s’oppose par principe à la marche vers le « meilleur des mondes ». Les officines politicardes écologistes portent surtout une vision libertaire qui est l’un des aspects du libéralisme. D’une certaine manière, elles professent les nouvelles mœurs du capitalisme tardif, bien davantage que l’écologie. Ce qui est dangereux, c’est l’idéologie de l’ONU, pas l’écologie. Au contraire, une écologie fondée sur une juste anthropologie constitue un levier puissant de résistance au « meilleur des mondes ». C’est pourquoi j’ai signé un « appel à une conversion écologique » lancé par un groupe de chrétiens.

Il faut se méfier du discours anti-écolo qui veut faire passer l’écologie pour une conjuration d’adorateurs de Gaïa. Ce qu’il y a souvent derrière ce discours, ce sont les éléments de langage de de puissants lobbies industriels qui veulent discréditer l’écologie parce qu’elle contrarie leurs projets d’exploitation illimitée des ressources, notamment énergétiques.

R&N : Ne craignez-vous pas, en vous opposant à ce meilleur des mondes de finir dans une « Réserve à Sauvages » décrite par Huxley ?

Guillaume de Prémare : D’une certaine manière, les « réserves de sauvages » existent déjà au plan intellectuel et médiatique : ceux qui n’épousent pas l’idéologie dominante y sont parqués et étiquetés. Les sauvages peuvent s’exprimer – dans certaines limites – mais ils doivent être clairement identifiés comme « sauvages », ennemis de la société, dangereux, nauséabonds, porteurs de discours de haine etc. Il existe une forme d’excommunication intellectuelle et médiatique. Bien sûr, nous avons peur de cela, peur d’être mis au ban, c’est humain. Aucun dissident authentique n’a décidé d’être dissident, par plaisir, bravade ou coquetterie ; il a d’abord choisi d’être libre et il en assume les conséquences.

R&N : Dans ce roman dystopique, l’enseignement de l’histoire est jugé parfaitement inutile. Quelle réponse culturelle apporter à cette destruction de notre identité et de nos racines ?

Guillaume de Prémare : Pour résister, nous devons faire vivre la nation et la famille. Culturellement, il s’agit notamment de faire vivre et de transmettre ce qui fait notre personnalité nationale. L’histoire en fait partie bien évidemment et ce n’est pas un hasard si son enseignement subit de tels outrages. Le premier lieu où faire vivre l’histoire et la culture, c’est la famille. Nous devons enseigner nos enfants. Ensuite, il est nécessaire de créer progressivement des écoles qui puissent répondre au besoin culturel de transmission et qui soient en phase avec les aspirations des familles. Enfin, c’est une authentique mission politique et sociale que de produire de la culture et du beau qui soient le fruit d’un héritage et la manifestation actuelle d’une tradition vivante, et non un musée des nostalgies qui pourrait mourir dans une ou deux générations.

R&N : « La révolution véritablement révolutionnaire se réalisera, non pas dans le monde extérieur, mais dans l’âme et la chair des êtres humains ». Quel sens donnez-vous à cette citation d’Huxley évoquée au début de votre ouvrage ?

Guillaume de Prémare : L’homme est fait de chair et d’esprit. La déshumanisation consiste à dégrader l’une et l’autre. L’enfer concentrationnaire nazi a été pensé comme instrument de déshumanisation complète, corps et esprit. C’est ce dont témoigne des survivants. La société marchande, étatique et technique s’attaque à ces deux dimensions d’une autre manière. Le corps est placé sous l’emprise de la technique et devient un pur objet technique et non une chair indissociablement liée à la personne ; et l’esprit est annihilé au sens ou l’individu mécanisé se substitue à la personne et sa capacité de liberté intérieure, de création, de don, d’amour, de liberté et de responsabilité.

L’acte de résistance au « meilleur des mondes » doit intégrer ces deux dimensions : protéger la dimension charnelle de l’homme et faire vivre sa liberté intérieure. A cet égard, la famille est le premier et ultime lieu de résistance, d’une part parce qu’elle est fondée sur la chair, comme l’a expliqué Fabrice Hadjaj dans « Qu’est-ce qu’une famille ? » ; et d’autre part parce qu’elle est le lieu où s’apprend et se cultive la liberté intérieure en même temps que l’art d’aimer. Il n’y a pas de meilleur lieu de résistance que la famille. Cette résistance est bien davantage que défendre un « modèle », des « compétences éducatives » ou des « valeurs », il s’agit de faire vivre la famille comme réalité charnelle, culturelle, spirituelle etc. Tant que des familles vivront comme familles, le « meilleur des mondes » peinera à s’imposer.

R&N : Quel bilan du réveil des consciences initié par la Manif pour tous dressez-vous ?

Guillaume de Prémare : La loi Taubira est une étape, pour la France, de la marche vers le « meilleur des mondes ». En s’attaquant à ce qu’il y a de plus élémentaire – la différence homme-femme, la famille père-mère-enfant – le gouvernement a touché un nerf vital qui a réagi. Ce nerf est à vif et les personnes qui se sont opposées à cette loi sont réveillées par la douleur permanente de la négation de ce qu’il y a de plus élémentaire et qu’ils vivent dans leur chair : la famille. Tugdual Derville, sur le mode du « Felix Culpa », a parlé « d’heureuse loi Taubira qui nous a valu un tel mouvement social ». Il a raison. Je pense qu’il faut prendre au sérieux Gaël Brustier quand il dit que ce mouvement va s’inscrire dans la durée.

L’influence qu’il peut avoir dans l’histoire dépendra de sa capacité à appréhender des problématiques globales. Dans « Résistance au Meilleur des mondes », nous essayons de montrer la logique globale qui préside au mouvement de déconstruction de la famille et des mœurs. Mais il ne suffit pas de prendre conscience, encore faut-il se mettre progressivement en situation de résistance à l’emprise toujours plus grande de l’État, de la technique et du marché. Si nous croyons pouvoir nous en tirer par un conservatisme moral et patrimonial qui consisterait à obtenir la droite de nos rêves, qui serait à la fois gestionnaire et morale, nous nous trompons dans les grandes largeurs. Le pouvoir de l’argent est plus puissant que les idéologies. C’est pourquoi le "public LMPT" doit pouvoir se saisir de la question sociale induite par l’incroyable fragmentation lié à la mondialisation.

R&N : Ces deux dernières années ont vu une jeunesse se lever en masse face aux lois sociétales du gouvernement. N’avez-vous pas cependant le sentiment que l’église catholique reste un acteur timide et se retrouve dépassée par sa jeunesse catholique si présente dans la rue ?

Guillaume de Prémare : La position de l’Église catholique sur toutes les questions bioéthiques et familiales est connue. Elle est fondée sur la nature et la raison, comme l’a dit Benoît XVI au Bundestag, et non sur une « charia catholique ». A l’occasion des débats sur la loi Taubira, des évêques se sont exprimés sans équivoque. Où est le problème ? L’idée d’un fossé entre une jeunesse catholique “à fond LMPT” et une hiérarchie “timide” me semble artificiellement fabriquée autour d’une vision fausse de l’Eglise. Je me réjouis que la jeunesse se soit engagée “à fond” dans LMPT et ne lâche rien, mais je me réjouis aussi que la hiérarchie de l’Eglise ne se sente pas tenue par les engagements politiques des laïcs et ne cède pas à l’idée de “courir après la base”.

La politique ne peut être un cléricalisme car le cléricalisme politique dénature à la fois la politique et la religion. Le génie du christianisme est de distinguer le temporel et le spirituel, le rôle des clercs et des laïcs. L’action politique ne fournit pas d’identité catholique en elle-même, elle est l’action de personnes au service du bien commun. LMPT – qui n’est pas confessionnelle – ne fournit donc pas d’identité nouvelle au catholicisme français. L’Église est une communauté de foi. Une communauté, comme une famille, doit être un lieu de liberté et de responsabilité. Si elle induit une pression communautaire pour l’adoption d’une norme comportementale, elle n’est plus une communauté mais un étouffoir.

L’idée qu’il faille être “à fond LMPT” pour être un bon catholique me fait horreur. Pitié, pas de ça dans l’Église ! L’Église va chercher la brebis perdue pour la ramener au bon Berger, elle ne parque pas des moutons en rang derrière des drapeaux. Le pape, les évêques et les prêtres ne sont pas des meneurs de bandes, mais ils portent la grandeur du sacerdoce, ne l’oublions pas. Quand nous parlons de l’Église, nous parlons d’une réalité surnaturelle qui est plus grande que nous : l’Église conduit les âmes vers le Ciel.

R&N : Quelle école de pensée est aujourd’hui la plus efficace ? Une forme de maurrassisme ? Une école “syncrétique” des droites ? Un royalisme de stricte obédience ? Une coagulation des mécontentements ?

Guillaume de Prémare : La première force d’une école de pensée, c’est de fournir une formation politique à ceux qui s’y réfèrent. J’observe – notamment dans le cadre de la Manif pour tous – que ceux qui ont reçu une formation politique à travers une école de pensée possèdent généralement un sens politique bien supérieur à ceux qui n’ont reçu aucune base de philosophie et de culture politiques. Le danger d’une école est toutefois d’enfermer la pensée dans une doxa de stricte observance.

La politique ne peut certes pas être dominée par le relativisme car il s’agit de chercher un bien objectif. Cependant, s’il existe un certain nombre de principes intangibles, les options concrètes, les formes de l’organisation politique, peuvent être variées, dépendre des circonstances et possibilités du moment. Ce qui est transversal, ce sont les grands principes de la doctrine sociale de l’Église. Par exemple, la recherche du bien commun, la liberté et la responsabilité, la subsidiarité et la destination universelle des biens, constituent à mon avis les principales clés métapolitiques pour appréhender une reconstruction de la politique à partir de l’échelon micro-politique, c’est-à-dire local, professionnel, familial, éducatif etc.

Si nous voulons résister, au plan politique, au rouleau-compresseur du « meilleur des mondes », c’est en exerçant nos pouvoirs concrets à la base. C’est dans la mesure où la base accepte de lâcher ses pouvoirs, de se laisser confisquer ses libertés et responsabilités, que le rouleau-compresseur de la domination de l’État, de la technique et de l’argent peut avancer et aspirer progressivement tous les pouvoirs pour les faire remonter vers ce que le pape François appelle les « pouvoirs invisibles ». Je développerai bientôt ces notions avec Ichtus. Il ne s’agit pas aujourd’hui de choisir entre la gauche et la droite, il s’agit de savoir quelle politique, quelle France, quelles libertés, quelles dynamiques sociales et quelles solidarités nouvelles nous voulons défendre, promouvoir et refonder pour créer les conditions d’une amitié culturelle, sociale et politique capable de construire et reconstruire la France.

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