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Guillaume Bernard est maître de conférences (HDR) à l’ICES (Institut Catholique d’Etudes Supérieures). Il a enseigné ou enseigne dans les établissements suivants : Institut Catholique de Paris, Sciences Po Paris, l’IPC, la FACO… Il a rédigé ou codirigé un certain nombre d’ouvrages dont : Les forces politiques françaises (PUF, 2007), Les forces syndicales françaises (PUF, 2010), le Dictionnaire de la politique et de l’administration (PUF, 2011) ou encore une Introduction à l’histoire du droit et des institutions (Studyrama, 2e éd., 2011).
A quoi tient le succès de la Manif pour tous ?
Guillaume Bernard : D’un point de vue quantitatif, cela vient de ce que ce mouvement (au sens large) est le résultat de la combinaison de plusieurs sources de recrutement de militants et de manifestants. Il est certain qu’aucune des associations qui se sont réunies pour former le collectif LMPT n’avait vraiment la capacité de réunir à elle seule autant de monde. Quant au fond, ce succès s’explique par la rencontre d’une exaspération politique dans un milieu social large (les classes moyennes) d’un côté et d’un sujet symboliquement très fort quant au lien social (puisqu’il touche à la famille) de l’autre. Derrière « La manif pour tous », c’est un débat doctrinal de fond qui s’est profilé : les corps sociaux (dont la famille) sont-ils des constructions artificielles ou des donnés d’un ordre cosmologique des choses ?
A-t-on vu naître un redécoupage des fractures idéologiques ?
Guillaume Bernard : Plus que l’apparition de nouvelles, ce sont plutôt les fractures idéologiques réelles, sous-jacentes au système partisan, qui se révèlent explicitement avec des sujets du type du « mariage homosexuel » et de l’adoption par des duos homosexuels. Pendant environ deux siècles, le mouvement sinistrogyre a fait son œuvre, c’est-à-dire que les nouvelles tendances politiques sont apparues par la gauche de l’échiquier politique et ont repoussé sur la droite des idées et organisations nées antérieurement et venant de la gauche. C’est ainsi que, par exemple, le libéralisme (à ne pas confondre avec l’opposition au fiscalisme et à l’État bureaucratique) a glissé de gauche à droite.
Il y a donc, au sein même de la droite, une profonde fracture idéologique entre d’un côté les « conservateurs » (le terme est quelque peu inapproprié) et, de l’autre, les libéraux. Pour simplifier, l’essentiel des électeurs de droite sont, effectivement, idéologiquement de droite tandis qu’un très grand nombre de leurs élus ne sont classés à droite qu’en raison de l’état du système partisan et, en particulier, de la cristallisation du clivage droite-gauche à cause de l’élection du président de la République au suffrage universel direct et du phénomène majoritaire qui l’accompagne (le nouvel hôte de l’Elysée obtient une majorité parlementaire conforme à ses vœux). Regardez l’UMP : elle a fait semblant d’être unie
Dans quelle mesure la Manif pour tous est elle une illustration du mouvement dextrogyre ?
Guillaume Bernard : Merci de faire allusion à ce concept de « mouvement dextrogyre » que j’ai proposé (notamment dans Valeurs actuelles) pour expliquer, entre autre, la montée de ce qu’il est convenu d’appeler le populisme. Effectivement, le mouvement de « La manif pour tous » entre, pour l’essentiel, dans ce cadre. Le « dextrogysme », cela signifie que (grosso modo depuis la chute du mur de Berlin et les attentats du 11-Septembre) les nouvelles tendances politiques apparaissent par la droite de l’échiquier politique. Les hommes politiques, de gauche bien entendu, mais aussi de droite (quand nombre d’entre eux déclarent ne pas avoir l’intention de revenir sur les dispositions récemment votées) ne comprennent pas la réalité du mouvement de fond actuel dont « La manif pour tous » est l’un des symptômes : ils interprètent l’opposition au mariage homo comme une émotion réactionnaire (quelque peu épidermique) qui s’émoussera avec le temps.
Dans le fonds, ils sont soit prisonniers soit persuadés de la légitimité du « sinistrisme ». Ils analysent donc ce mouvement populaire comme une simple droitisation, une radicalisation d’une partie de la droite sous la pression encore conquérante des idées de gauche. Or, quand les militants anti-mariage homo disent « On ne lâche rien ! », cela signifie qu’ils ne sont pas seulement en opposition ou sur la défensive, mais qu’ils opposent un modèle de société à un autre, qu’ils entendent reconquérir le terrain perdu. Le mouvement de « La manif pour tous » (au sens large) relève du populisme (même si le mot peut heurter certains) dans ses trois caractéristiques couramment admises : le peuple réel contre les élites déracinées, la démocratie directe contre la démocratie représentative, l’identité commune du corps social contre la juxtaposition d’identités parcellaires.
Ces manifestations ont elles réellement mobilisé une population « non politisée » ?
Guillaume Bernard : A l’origine, non. Ce sont des organisations « militantes » qui se sont réunies pour mettre en place le collectif. Mais, si elles étaient engagées dans la politique (au sens large du terme), leur base militante était cependant limitée. Ensuite, le mouvement a pris parmi des personnes qui, si elles s’intéressaient aux questions politiques, n’étaient pas vraiment engagées. En s’occupant dans l’organisation matérielle des manifestations (tractages, transports, service d’ordre), des jeunes ont commencé leur apprentissage militant à cette occasion (même s’ils pouvaient avoir déjà une expérience associative de type caritatif). En outre, les manifestants sont, pour beaucoup, des personnes qui – en raison de leur « pedigree » social – étaient jusqu’à présent plutôt étrangères au militantisme.
Sans expérience de la rue et de la confrontation avec les médias, cela les a profondément choqué de se voir traiter d’homophobes et / ou d’extrémistes alors qu’ils ne le sont à l’évidence pas ; cela leur aura peut-être permis de comprendre que dans le combat politique, ce que l’on est ne dépend pas que de soi mais aussi de ce qu’en disent et pensent les autres. En tout cas, une « conscience politique » est en train de naître en marge des partis politiques. Et c’est d’ailleurs ce qui inquiète ces derniers, y compris (et peut-être surtout) de droite, ceux-ci essayant désormais de dissoudre le mouvement, soit en le bridant soit en essayant de le récupérer.
Vous avez évoqué une politisation de la Manif Pour tous sous forme de lobbying, pensez-vous qu’elle puisse s’allier avec des structures déjà existantes ?
Guillaume Bernard : Il ne sert à rien de se le cacher : il y a des dissensions, notamment sur le discours et la stratégie, entre les diverses structures qui sont à l’origine de « La manif pour tous ». Certaines ont précédé les manifestations de novembre 2012 et ont conduit à la mise à l’écart de « Civitas » qui, au départ, était partie prenant dans les discussions. Plus récemment, cela a conduit à une sorte de séparation de corps d’avec le « Printemps français ». Cela dit, derrières des divergences « idéologiques », il serait naïf de se cacher qu’il y a aussi des querelles de personnes et que chacune des organisations, en pensant à « l’après manif pour tous », défend ses propres intérêts (en termes, notamment, de visibilité et de capacité de levée de fonds). Pour l’instant, chacune reste sur ses gardes car la première qui révèlera son jeu apparaîtra comme le diviseur.
De toute manière, étant donné qu’elles existent sur des créneaux assez différents (défense de l’enfance, recherche en matière médicale, lobbying dans le domaine de la bioéthique), il paraît peu vraisemblable que l’une d’elles puisse, seule, incarner l’ensemble du mouvement. Soit ce dernier éclate, soit il se transforme en autre chose. Dans le second cas, plusieurs options sont théoriquement possibles. J’ai, ailleurs (dans des entretiens accordés à Famille chrétienne et à Atlantico), essayé d’expliquer pourquoi, selon moi, l’idée d’un parti politique n’était pas réaliste pour des raisons tant pratiques que doctrinales. Reste l’option du lobbying, passant par exemple par la labellisation de candidats ou la rédaction d’argumentaires et de propositions de mesures fournis clés en main aux élus. Une organisation est bien plus puissante quand elle réussit à faire passer des mots d’ordre dans l’opinion publique ou quand elle sélectionne des candidats plutôt qu’en ayant quelques élus isolés dont certains se feront récupérer pour être réélus.
Pour que la mutation vers un lobby fonctionne, trois conditions minimales doivent être réunies : 1. structurer un réseau de militants et de sympathisants pour occuper le terrain ; 2. dégager un ou plusieurs leaders d’opinion afin que ce groupe de pression soit incarné de façon intellectuellement crédible mais en même temps susceptible de s’adresser à différents publics ; 3. établir une stratégie claire et s’y tenir (en évitant les contradictions dans les mots d’ordre) ce qui suppose, pour ratisser large, de n’exclure, a priori, aucun des arguments (du plus souple au plus radical). Il est vraisemblable que, pour éviter les ressentiments, il faudra mettre en place une nouvelle organisation à la tête de laquelle une personne suffisamment forte doctrinalement parlant (c’est-à-dire connaissant et étant capable d’utiliser, quelles que soient ses préférences, toute la gamme des argumentaires, aussi bien dans le registre du droit naturel classique que du jusnaturalisme moderne) et suffisamment aguerrie aux techniques de lobbying pourra faire l’unité la plus large possible.
Quel visage aura « l’après manif pour tous » ? D’autres projets de lois pourraient-ils susciter de nouvelles protestations ?
Guillaume Bernard : Il est assez probable que l’Exécutif ne commettra pas l’erreur de lancer tout de suite un nouveau projet de loi sur des questions connexes (comme la PMA ou la GPA pour les homosexuels ou encore l’euthanasie) qui pourraient permettre à « La manif pour tous », même sous une forme quelque peu différente, de continuer immédiatement sur sa lancée. Mais il n’est pas exclu que son idéologisme puisse l’emporter sur une élémentaire tactique...
Il est cependant probable que le mouvement de « La manif pour tous » devra affronter plusieurs obstacles. Premièrement, une vraisemblable accalmie (relative) sur le terrain des nouveaux projets à combattre, du moins dans le domaine des mœurs et de la bioéthique ; or, il est toujours plus facile de se réunir contre quelque chose que de s’entendre pour défendre une ligne positive. Deuxièmement, une tendance à la division qui peut vite dégénérer en une « groupusculite aiguë », si vous me permettez l’expression ; il ne faudrait pas se laisser griser par les chiffres : les manifestants ne sont pas tous des adhérents, ceux-ci ne sont pas tous des militants, etc. Troisièmement, une démobilisation des troupes, parce qu’elles ont des obligations familiales et professionnelles contraignantes et parce qu’elles risquent de se retrouver confrontées, après une certaine euphorie, à la déception du combat perdu.
Pour durer et continuer à rassembler, le nouveau visage de « l’après manif pour tous » devra être, à la fois, plus ouvert aux diverses sensibilités qu’il faut fédérer sans les opprimer (car beaucoup de manifestants ont mis leurs « drapeaux » dans leur poche au nom du bien commun mais ne comptent naturellement pas admettre leur dissolution dans du pur marketing, surtout lorsqu’il n’aboutit pas…) et plus professionnel (en évitant, notamment, les contradictions dans les mots d’ordre, à propos par exemple des Champs-Elysées qui devaient être occupés jusqu’à ce que la loi soit retirée…, ou dans les prises de position au sujet de l’acceptation ou non de dispositions législatives de substitution).
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